Mélodie Alpha Yaya-Hymne national Liberté

webGuinée Recherches africaines
(Etudes guinéennes, nouvelle série)


Mamba Sano (1903-1985)
De la mélodie populaire « Alpha Yaya »
à l’Hymne national « Liberté »

Recherches africaines. Nos. 2-3. Avril-Septembre 1963. p.28-32

Mamba Sano - 1903-1985

Certes, la grande figure historique d’Alpha Yaya est honorablement connue, hautement admirée de nous tous, mais je crois que beaucoup ignorent l’origine du magnifique chant qui a perpétué son souvenir dans la mémoire populaire en Guinée, en Afrique, voire dans le monde grâce aux enregistrements sur disques répandus en Europe, en Amérique et en Asie.
D’où vient ce chant prestigieux, désormais à jamais immortel parce que devenu notre Hymne National ? Par qui, quand, en quel lieu et en quelle occasion fut-il composé et entonné ? Quelle fut sa fortune au fil des années jusqu’à son apothéose actuelle qui en a fait l’hosanna d’actions de grâces, lesymbole auditif distinctif de tout un peuple fier et digne, né à l’indépendance par son vote historique du 28 Septembre 1958 ?
Une rapide incursion dans le passé permettra de répondre à ces questions par les faits que je vais exposer dans leur déroulement chronologique et dans leur authenticité vécue.
On sait que jusqu’à la capture de l’Almamy Samory en 1898, la dénomination coloniale de Rivières du Sud s’appliquait uniquement à la Basse-Guinée. Le protectorat du Fouta-Djalon s’y ajouta en 1896, à la suite d’un traité signé avec l’Almamy de Timbo. Quant à la Haute-Guinée, elle relevait encore du commandement militaire de Kayes (chef-lieu du Soudan Français de l’époque), en raison de la mémorable résistance de l’armée samoryenne qui, pendant 18 ans, de 1881 à 1898 tint en échec la France. En effet, entre ces deux dates mémorables, en maints endroits et à plusieurs reprises, successivement et farouchement, les colonels Borgnis-Desbordes, Frey, Boislève, Galliéni, Archinard, Combes, Humbert, Monteil, Audéoud… croisèrent le fer avec l’Almamy Samory, sans l’abattre.
C’est en 1899 que notre pays (sauf d’insignifiantes rectifications ultérieures sur les frontières des enclaves étrangères) fut délimité et regroupé en sa forme actuelle sous le nom de Guinée Française et incorporée dans la Fédération de l’A.O.F. dont la capitale impériale fut d’abord Saint-Louis-du-Sénégal, puis Dakar.
Cependant, à part Kissidougou fondé en 1893, la région forestière n’était pas encore conquise. Les régions toma et guerzé resteront hostiles et imparfaitement soumises jusqu’en 1912. Le soulèvement de Gomba et l’insubordination koniagui dont on craignait la contagion incendiaire provoquèrent de dures et sanglantes répressions par des expéditions militaires. L’indomptable Alpha Yaya incarna l’âme de la résistance nationale à Labé jusqu’en 1910 ; deux fois déporté, il préféra la mort en exil à la vie sous la domination française.
Après la constitution de la colonie, la situation générale ne fut pas pour autant de tout repos, la pacification (euphémisme pour désigner la guerre d’asservissement) se poursuivit aux confins et sur les points névralgiques du territoire. Dans une telle conjoncture grâce à l’extension de son pouvoir résultant de la nouvelle physionomie politique de la Guinée, le Gouverneur Ballay, alors titulaire du poste, prit mesure de l’ampleur et du surcroît d’obligations et de responsabilités qui devenaient les siennes. Aussi, — ancien médecin de la mission de Brazza au Congo, habitué au contact humain et convaincu de l’utilité de la « palabre » en Afrique, crut-il devoir convoquer à Conakry tous les chefs de canton du territoire, pour une conférence doctrinale destinée à imposer ses vues et sa manière de gouverner.
Je vous laisse deviner les fatigues sans nombre, les mille contrariétés inhérentes à un tel voyage à pied, par monts et par vaux à travers une nature hostile où la faune et la flore semblaient s’être liées pour traquer l’homme. Imaginez un déplacement de grappes humaines sur des pistes difficiles peu praticables à travers des forêts et des rivières sans ponts. Imaginez-le surtout à partir des contrées éloignées comme Kissidougou, Faranah, Beyla, Kankan, Siguiri, Kouroussa, Dinguiraye, Labé, Tougué, Pita… et vous aurez idée du supplice de certaines délégations qui mirent plus d’un mois pour arriver à destination.
Chaque chef de canton [?] s’était fait un point d’honneur à se choisir une suite de notables, de femmes, de griots, de joueurs de tams-tams, sans compter la longue théorie des porteurs de bagages, des provisions et des traditionnels présents d’usage. Le spectacle était celui d’un exode haut en couleurs cheminant péniblement de partout vers Conakry
Les gens de Kissidougou et de Faranah firent route ensemble. Ceux de Beyla, Kankan, Siguiri, Kouroussa et du Fouta s’égrenèrent, par paquets, sur la fameuse route Leprince qu’empruntera, en 1900, le tracé de notre voie ferrée Conakry-Niger.
Parmi les dignitaires de Kissidougou se distinguait par son physique splendide et sa jeunesse, un prince Kouranko du nom de Kouléa Balla qui, aux dires de ses griots, « n’avait pas d’égal » pour l’équitation et la danse du sabre ; il était accompagné d’un orchestre de joueurs de Kora (petit tronc d’arbre évidé, sur lequel on frappe avec une rude baguette) dirigé par un virtuose de son art qui s’appelait Korofo Moussa, lequel était flanqué de Silatéka, son brillant second, également renommé. C’est ce diable de Korofo Moussa qui, comme on dit, allait mettre le feu à la poudre. Mais suivez plutôt le récit !
Alpha Yaya s’arrangea pour atteindre Conakry le dernier, avec une escorte incroyablement étoffée autant qu’imposante et dans un faste inégalé. Sa suite répartie en six groupes fit son entrée à raison d’un groupe par jour, afin de tenir la capitale en émoi admiratif. Le sixième jour, à la tête d’un cortège composé de notables, de marabouts et de griots (tous à cheval) chantant ses louanges, il fit lui-même son entrée, caracolant sur un superbe coursier blanc, unique en son genre.
A cette nouvelle, la ville qui trépignait de curiosité impatiente depuis cinq jours, précipita une population délirante à sa rencontre pour l’accueillir joyeusement, l’acclamer et le conduire en triomphe jusqu’à sa demeure. C’était sensationnel, inédit autant qu’imprévu, et cela indisposa les autorités gouvernementales contre ce trop « indépendant subordonné » qui paraissait se présenter en égal à son Gouverneur. Mais Ballay, diplomate clairvoyant, fort de sa longue expérience africaine, sut comprendre son hôte, le traita avec tous les égards dus pour le mettre en confiance et se concilier sa collaboration loyale durant sa gestion en Guinée. L’irréparable « casse » ne se produira qu’avec ses successeurs dont Frezouls secondé de Tallerie qui étaient affligés d’un complexe de supériorité et jaloux de leur autorité imposée. C’est le Gouverneur Camille Guy qui consommera le martyre du grand patriote Guinéen par un ultime exil en Mauritanie, d’où hélas ! il ne revint pas.
Mais nous voilà loin du sujet ! Revenons-y.
Ce qui vient d’être relaté, n’était qu’un prélude, car Alpha Yaya continua de se comporter en seigneur en tous lieux et en toutes circonstances. Au reste, il avait songé à tout, en apportant de riches présents, beaucoup d’or, beaucoup d’argent ainsi qu’une belle collection d’objets d’art peul. Et ses libéralités éclipsèrent bien vite celles de tous ses pairs. Griots, musiciens de toutes catégories, notables, marabouts, bref, flagorneurs de tous genres se succédaient interminablement à sa porte et en repartaient toujours contents, exaltant ses mérites. Conakry n’avait d’yeux et d’oreilles que pour le « prince charmant » dont le faste, la générosité et la singulière fascination étaient devenues le thème des conversations courantes.
La conférence du Gouverneur, sans passer au second plan, ne bénéficiait cependant plus que d’une attention de façade, tant les esprits et les coeurs étaient pris ailleurs, cristallisés autour d’Alpha Yaya dont l’éclat s’en trouva grandement rehaussé et popularisé.
C’est dans ce climat d’euphorie, d’engouement et de congratulations dithyrambiques qu’à son tour, Korofo Moussa — suivi de sa troupe — décida d’aller saluer et amuser « l’homme du jour » qu’il trouva majestueusement assis sur une chaise dominant la foule bigarrée accourue à ses côtés.
Et d’emblée, sans précautions oratoires d’introduction, à brûle-pourpoint, dans une envolée lyrique, Korofo Moussa lança la première phrase de son chant :
« Alpha Yaya, Mansa bè Manka » … phrase reprise par Silatéka pour donner le ton, puis par la troupe entière jouant sur le Kora, chantant et dansant avec un ensemble parfait.
Et Alpha Yaya, visiblement ému et satisfait, leur offrit, séance tenante 500 frs. en argent, somme énorme à l’époque, car aucun autre chef ne pouvait en faire autant.
Ce geste de grand seigneur sembla fouetter l’inspiration de l’artiste qui répliqua alors par la deuxième phrase, la plus importante :
« Alpha Yaya, tono lébè nyadji bo » … aussitôt modulée par l’orchestre avec un talent et une virtuosité dont s’émerveilla l’assistance.
Et ce fut le délire : comme sous le charme envoûtant d’un philtre, d’une incantation de communion ésotérique, c’est au milieu d’un concert général d’éloges, d’admiration et d’approbation que soudain s’éleva de l’assemblée transfigurée, un tonnerre d’applaudissements unanimes à l’adresse du héros magnifié et de son chantre inspiré, donnant spontanément ainsi une consécration populaire au nouveau chant appelé à l’extraordinaire vogue que l’on sait.
Cette fois au comble de la joie et de l’honneur, Alpha Yaya fit au chantre et compositeur cadeau d’une pile de pièces d’étoffe pour, dit-il, l’habillement de Korofo Moussa et de sa troupe, ce qui mit fin à la réunion : la largesse était sans pareille.
Tel était, dans sa forme initiale, le « fameux air » qui venait de sourdre de la plus pure tradition locale. Les adjonctions et développements ultérieurs ne sont que des commentaires et broderies sur les deux idées initiales
A peine né, l’air d’Alpha Yaya fut appris, chanté et joué par tous les griots descendus à Conakry pour la conférence. En quelques jours, la capitale toute entière — foyer de rayonnement — le fredonna. Dibi, le griot personnel d’Alpha Yaya s’entraîna aussitôt à l’exécuter dans le meilleur style afin de pouvoir, plus tard, à Labé et à Kadé, en divertir les loisirs de son maître. Et au retour des délégations dans leurs régions respectives, comme une traînée de poudre le chant se répandit rapidement de proche en proche jusque dans nos moindres villages. Sa vogue n’a cessé de croître depuis, alentour, jusqu’à s’imposer à la Guinée Nouvelle : l’air d’Alpha Yaya devint ainsi l’hymne national de notre jeune République après son accession à l’indépendance.

Passons maintenant à quelques remarques essentielles qui expliquent et justifient ce choix.
La première phrase : « Alpha Yaya, Mansa bé manka » signifie que les chefs ne sont pas pareils ou ne se ressemblent pas, n’ont pas les mêmes possibilités, le même ascendant, les mêmes atouts, — ce qu’il convient d’interpréter démocratiquement, à la lumière des évènements, par « la diversité dans la complémentarité pour créer l’esprit de solidarité, base de l’unité nationale : chacun servant consciemment à sa place, selon ses moyens, sa technicité, son sens des responsabilités, ses aptitudes et ses capacités politiques, sociales, culturelles ou économiques, pour le bien commun ».
La deuxième phrase, de portée universelle « Alpha Yaya, tono le bé nyadji bo » veut dire qu’on est pleuré ou regretté en fonction de ses bienfaits, du bonheur que l’on sème autour de soi, ce qui dans le contexte de la Révolution Guinéenne peut se traduire par : « Le peuple ne pleure et ne regrette que ses bienfaiteurs, les artisans de sa libération, de sa prospérité matérielle et de son complet épanouissement dans l’échelle des valeurs humaines »
Avec l’Union fraternelle des coeurs, des volontés, des énergies et des efforts dans la même mystique et la ligne révolutionnaires du P.D.G., les fruits de l’oeuvre nationale doivent dépasser la promesse des fleurs. . .

Mamba Sano