Mbalia Camara et le temps des violences

André Lewin.
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L’Harmattan. 2010. Volume I. 236 pages


Chapitre 19. — 9 février 1955.
La mort de Mbalia Camara et le temps des violences


Le 6 janvier 1955, le comité directeur du PDG, fort de 32 membres, élit en son sein un bureau exécutif dont Sékou Touré reste évidemment secrétaire général 394. Toutefois la situation n’est plus du tout la même qu’en 1952, lors de sa première élection. Le parti s’est fortement structuré, ses cadres se sont aguerris, les effectifs se sont multipliés, les campagnes d’adhésion ont produit d’excellents résultats, surtout en Basse-Côte. Mais si le temps de la clandestinité est révolu, celui de la violence est loin d’être terminé 395
Après les vifs incidents qui ont marqué la campagne électorale de 1954, d’incessantes bagarres opposent militants du PDG et adhérents du BAG 396. Le 24 juillet 1954 (le prétexte en est un cortège du député Diawadou Barry qui passe devant le domicile de Sékou), le 25 juillet (cette fois-ci, un tamtam organisé par Diawadou Barry interfère avec le baptême d’une barque de pêche par le PDG), puis les 23 et 24 octobre 1954, des heurts violents éclatent ; le 31 janvier 1955, de nouveaux affrontements font un mort et soixante blessés, dont vingt graves. Le 1er février, les quartiers de Coronthie et de Téminetaye sont la proie de véritables combats de rues qui font quarante et un blessés, dont vingt par tirs de chevrotines.
Les violences n’affectent pas que la capitale : Siguiri, Dabola, Kindia, Beyla, Macenta, Youkounkoun, la Guinée forestière sont à leur tour touchés.
C’est en particulier à cette époque que se produit l’incident qui, à Tondon près de Dubréka, en Guinée Maritime, donnera à la Guinée indépendante l’une de ses héroïnes: Mbalia Camara (le prénom Mbalia étant traditionnellement donné à une jumelle chez les Soussous).
Mbalia Camara est l’une des co-épouses de Sana Thierno Candé Camara, un ancien garde démobilisé surnommé “Clairon”, président de la sous-section locale du PDG de Tondon, petit village également connu sous le nom de Labaya situé à 160 kilomètres de Conakry, non loin des fleuves Konkouré et Baady, dans la région de Dubréka. Le chef de canton David Sylla 397 rend “Clairon” responsable du refus des villageois de payer l’impôt et envoie la troupe l’arrêter en même temps que plusieurs autres militants du village. Les femmes se réunissent en hâte et édifient une barricade de fortune pour leur barrer le chemin.
Repérant au milieu d’elles l’épouse du meneur “Clairon”, Sylla, furieux, s’avance en faisant des moulinets avec son sabre… La lame frappe violemment Mbalia qui, ensanglantée, s’effondre. Elle est enceinte.
Nous sommes le 9 février 1955. Transportée la même nuit à l’hôpital Ballay de Conakry, elle accouche deux jours plus tard d’un enfant mort-né et meurt le 18 février. Le docteur Armstrong, un métis qui officie à cet hôpital, rédige un certificat selon lequel elle serait morte huit jours après l’opération “d’un fléchissement cardiaque.”
Quelques jours plus tard, plusieurs milliers de militants, Sékou Touré et Ouezzin Coulibaly à leur tête, participent aux funérailles ; le cortège traverse à pied toute la ville jusqu’au cimetière de Camerone.
Le PDG “tient” sa première martyre ; le 9 février sera ultérieurement proclamé Journée nationale de la Femme africaine.
Le 29 avril 1956 commence à Conakry le procès des auteurs de cet assassinat ; Sékou réunit un meeting au cinéma Vox : il y demande à nouveau la suppression de la chefferie de canton et affirme que les certificats médicaux sur les causes du décès de Mbalia ont été truqués ; Madame Andrée Touré y lance de vifs appels aux femmes de Guinée en faveur de l’unité d’action. Le 30 avril, le tribunal condamne David Sylla à un an de prison et 300.000 francs d’amende “pour coups et blessures ayant occasionné des mutilations”, ce qui l’exonère du chef d’assassinat 398. C’est toutefois la première fois qu’en Guinée, un chef de canton est condamné à une peine ferme, constate Sékou, dont l’hostilité vis-à-vis de la chefferie ne fait que s’exacerber.

L’enquête menée par l’inspecteur général Pruvost à la demande du ministre de la France d’Outre-mer Jean-Jacques Juglas (qui ne reste en fonction qu’un seul mois à la suite d’un éphémère remaniement du cabinet Mendès-France et du départ de Robert Buron en janvier 1955) conclut à la responsabilité principale des éléments du PDG, mais n’exonère pas non plus ses adversaires. Pruvost estime que l’action d’Ouezzin Coulibaly peut modérer Sékou; “ses bons offices semblent avoir été efficaces pour amener à résipiscence M. Sékou Touré”, écrit-il, en précisant cependant que ce dernier est “l’idole de la Basse Guinée” et qu’il est “devenu suffisamment populaire en Haute Guinée pour avoir recueilli 86.000 voix lors des élections législatives de 1954.” 399
Un rapport confidentiel de février 1955 envoyé par le gouverneur Parisot au haut-commissaire de l’AOF à Dakar confirme : “De Boké à Forécariah, de Conakry à Kindia, il n’est plus un village où un ordre ne soit exécuté, un franc d’impôt versé, qu’avec l’assentiment du responsable RDA. Quelles sont les responsabilités de Sékou Touré ? Ce sont celles d’un chef africain et non celles d’un homme politique qui, j’en ai la conviction intime, n’est susceptible de jouer que son jeu personnel, pour lui, rien que pour lui. Dès avant les élections, j’avais pensé comme vous-même qu’il était impossible de nier un potentiel semblable à celui qu’incarne cet homme ; que s’il était impensable de pouvoir prendre position ni contre lui, ni pour lui, il fallait cependant essayer de le canaliser et de l’intégrer dans un cadre politique éprouvé en prenant un minimum de garanties politiques, en l’espèce le RDA d’Houphouët.
C’est sur cette hypothèse de jeu que s’est basée mon attitude vis-à-vis de Sékou Touré jusqu’à ce jour. Je dis hypothèse, car il était supposé qu’il voudrait sincèrement suivre la ligne qui lui était dictée par le Comité de coordination du parti dans le respect de la légalité et en collaboration avec la puissance publique. Il était supposé que consentant à prendre une telle attitude, il aurait la possibilité de la suivre en l’imposant à ses troupes (…) Il a rempli son contrat vis-à-vis d’Houphouët en abandonnant ses postes à la CGT, mais dans ses tournées à Bissikrima, à Macenta, à Kissidougou, à Siguiri, il a tenu des propos inquiétants en reprenant les pires slogans de sa campagne électorale (…) et reproche à la France d’abêtir la race noire en l’alcoolisant systématiquement.
Même en tenant compte de son tempérament irascible et de son orgueil énorme, de la nécessité pour lui de ne pas perdre pied, de donner des gages aux éléments extrémistes du parti comme Savané Morikandian (…), j’en arrive à la conclusion qu’il est dans l’impossibilité de redresser la situation et surtout la mentalité qui s’est instaurée chez les militants de base et la masse des adhérents. Je n’ai trouvé jusqu’ici que deux hommes capables de redresser la situation et Sékou n’en est pas : Ouezzin Coulibaly et Sinkoun Kaba ; mais je doute qu’à eux seuls, ils soient opérants” 400
Une sévère admonestation signée de Coulibaly 401 conduit le bureau exécutif du PDG 402 à publier le 18 février 1955 un communiqué condamnant les violences, et affirmant que le programme du RDA “ne peut comporter rien de subversif et que ses activités ne peuvent tendre à provoquer du désordre ou des incidents”. Il dénonce les provocateurs, invite les militants au “calme complet et à la vigilance pour déceler et porter à la connaissance des autorités les éléments de désordre”, demande aux responsables locaux d’“exclure tout élément dont les activités tendraient à compromettre le mouvement, car des éléments ennemis pourraient adhérer au PDG dans ce but précis”, et précise enfin que “seuls les membres du comité exécutif ont le droit d’adresser des instructions verbales ou écrites au nom du PDG”, par des ordres de mission signés de deux de ses membres 403
Le 1er mars, Sékou Touré signe dans le journal du Parti un éditorial qui se veut rassurant : “Si nous sommes les uns et les autres honnêtement soucieux de l’ordre dans ce territoire, de l’ordre sans lequel il ne peut y avoir ni prospérité économique ni évolution sociale, nous devons chacun dans sa sphère et son rayon d’action apporter le maximum d’apaisement par nos paroles et nos actes, par l’appréciation exacte des faits, par le calme qui devient contagieux quand on sait l’inspirer.” 404
Lors d’un voyage à Paris, Sékou Touré a, le 23 mars 1955, un entretien avec le nouveau ministre de la France d’Outre-mer, Pierre-Henri Teitgen.
Soucieux de ne pas voir Sékou en détourner le sens à sa manière, le ministre en envoie au gouverneur un compte-rendu précis, et ajoute: “Je lui ai conseillé de prendre contact avec le gouverneur et d’aller lui exposer ses problèmes avec l’attitude loyale du chef d’une opposition qui entend rester dans les limites de la correction et de la légalité. STOP. J’ai relaté dans les détails cet entretien pour que M. Sékou Touré ne puisse en déformer les termes ou se vanter de promesses que je ne lui ai pas faites” ! 405
Teitgen a en particulier conditionné la “neutralité” de l’administration lors des élections (également demandée d’ailleurs par le haut-commissaire Cornut-Gentille) au respect de la “légalité” (il pense notamment à la dissolution des milices et de l’“appareil paramilitaire du RDA”) et à la désaffiliation de l’USCG de la CGT métropolitaine.
Mais il y a loin de ces belles assurances à la réalité sur le terrain ! Et bien des déclarations de Sékou au cours des mois suivants démontrent qu’il reste virulent et violent. Le 14 juin 1955, il déclare lors d’une réunion publique à Kankan, quelques jours avant les élections sénatoriales qui verront la défaite de l’élu sortant, Raphaèl Saller, et le retour au Conseil de la République de Fodé Mamoudou Touré: “Aujourd’hui, toutes les nations valent mieux que la France”, ou encore : “Le RDA restera toujours comme un scorpion dans le pantalon des colonialistes”, dira-t-il en février 1956 lors d’une autre réunion à Kankan. A Macenta, en mai 1956, il s’écrie devant les militants : “Si vos chefs vous obligent à des travaux forcés, refusez. S’ils vous injurient, injuriez-les à votre tour. Si quelqu’un vous frappe, frappez-le, même si c’est un gendarme. Si vous êtes incapables de frapper vous-mêmes, allez chercher des camarades militants.”
Formule agressive, véritable incitation à l’atteinte à l’ordre public et à la violence, mais il en a d’autres, plus ambiguès : “Le RDA n’est pas un couteau qui divise, c’est une aiguille qui coud”, ou encore : “Lorsque la tête du serpent est coupée, on peut se servir de ce qui reste pour faire une ceinture.”
Le PDG met en place de véritables commandos, placés sous la redoutable autorité de Sylla Momo Jo, commerçant à Boulbinet, responsable des Jeunes du PDG 406, et infiltre des sympathisants dans les rangs des partis adverses, BAG et DSG. Il utilise des chômeurs qu’il paie jusqu’à 25 francs par jour. Le 30 septembre 1955, au cours de deux meetings successifs, Sékou appelle à la violence contre tous ceux qui ne sont pas du PDG, puis il s’envole pour Nzérékoré, d’où le secrétaire général de la colonie, Sylvain Sankalé 407, le rappelle d’urgence pour qu’il aide à rétablir l’ordre dans la capitale.

Des heurts violents ont lieu à Conakry et dans diverses villes de l’intérieur le 29 septembre 1955, puis les 2 et 3 octobre (sept morts, dont six Peuls et un Soussou, tous membres du BAG408), puis le 30 octobre, et encore lors d’une soirée dansante organisée par le RDA le 20 novembre à Kaporo. Les adversaires qui se soumettent voient leur tête rasée, ceux qui refusent de composer sont soumis à des traitements dégradants, brutaux, violents, parfois mortels. Le gouverneur Bonfils renvoie d’ailleurs dos à dos les protagonistes, et s’il loue “les réalistes, les prudents, Diawadou Barry, Karim Bangoura et Framoï Bérété”, il critique les Koumandian Keita, Fodé Mamoudou Touré, Amara Soumah, Momo Touré, “qui nient la réalité du succès du RDA et veulent à la fois démontrer que le succès est celui du désordre et essayer d’appliquer les méthodes qui ont été celles de leurs adversaires dans l’opposition. Par une sorte de masochisme de vaincus, ils appellent de leurs voeux des incidents, quand ils ne sont pas prêts à les provoquer même s’ils doivent en être les victimes.” 409
Le 28 septembre 1955 (trois ans jour pour jour avant le futur référendum), le tribunal de Conakry condamne Sékou Touré, solidairement avec le directeur du journal La Liberté, à 50.000 francs d’amende avec sursis et à 25.000 francs de dommages intérêts pour diffamation envers le sénateur Fodé Mamadou Touré, qu’il avait mis en cause dans un article publié le 27 juin précédent à propos de “magouilles” dans l’affaire du terrain de la société COPROA à Forécariah. De son côté, Mafory Bangoura, présidente de la section féminine du PDG, est condamnée le 20 juillet à un an de prison pour “violence verbale” et “incitation à la révolte”, mais elle est libérée le 17 août sur arrêt de la Cour d’appel, après que Sékou Touré eut organisé de multiples démonstrations populaires.
De temps en temps, Sékou s’absente du chef-lieu de la colonie, pour assister, après son élection comme député en 1956, aux séances de l’Assemblée nationale à Paris, ou encore pour voyager à l’étranger ; ainsi, en juin 1956, il effectue une visite au Liberia et à la Sierra Leone, où il s’intéresse à l’exploitation des terrains diamantifères par les autochtones ; fin septembre de la même année, il se rend à Freetown, où il est accueilli triomphalement par le leader de la colonie britannique, Milton Margaï, devant des milliers de personnes massées sur le débarcadère 410
On assiste à quelques attaques sporadiques contre l’Eglise catholique et l’enseignement religieux privé. Le clergé catholique européen est souvent présenté comrne l’allié de l’administration coloniale, au même titre que la chefferie. Kankan est un peu l’épicentre de ces attaques. Le 1er février 1955, Mgr Le Mailloux se fait attaquer par La Liberté qui essaie de le séparer de son clergé, en particulier du père Tchidimbo. Nouvelle attaque très virulente, le 27 janvier 1957 lors d’une “séance d’information sur l’enseignement à Kankan”. Celle-ci se tient au cinéma Rex sous la présidence de Lamine Kaba, président de la section RDA de Kankan, sous le contrôle du docteur Moriba Magassouba, maire de la ville ; Ismaël Touré et Lansana Diané sont les orateurs principaux, mais ils s’expriment en français ; Sayon Mady, ancien syndicaliste CGT A, secrétaire de mairie, assure les traductions en malinké. Les slogans ne sont pas nouveaux :
“L’Eglise a travaillé pour le colonialisme ; l’enseignement du clergé détruit la conscience des enfants. En liquidant le colonialisme, nous devons liquider le clergé et l’Eglise catholique (…)”
En langue malinké, on ajoutera que la religion catholique n’est pas une religion, mais une société de brigands (…).
Le père Raymond-Marie Tchidimbo, qui assistait à cette réunion en prenant des notes, fera une réponse en six pages adressée à Félix Houphouët-Boigny, président du RDA, à Sékou Touré, responsable de la section guinéenne, au docteur Magassouba et à Lamine Kaba. Dans sa lettre, Tchidimbo rappellera quelques paroles de responsables du PDG: “Restez calmes“, écrivait Sékou Touré dans La Liberté du 1er mars 1955, et il en appelait à un “maximum d’apaisement par nos paroles et nos actes, par l’appréhension exacte des faits”. Le père Tchidimbo cite aussi le docteur Louis [Lansana] Béavogui, sorti en 1948 de l’Ecole africaine de médecine et de pharmacie de Dakar, l’un des responsables du PDG, mais également d’origine forestière et de religion catholique : “Nous tirons notre chapeau devant l’oeuvre des Missions dans ce domaine (de la scolarisation) pour le beau travail qu’elles veulent accomplir. Devant la carence des pouvoirs publics, leur venue est très opportune”.
A Kankan même, Mgr Le Mailloux réagit vigoureusement; le 1er février 1957, il renvoie à leur parents, pour un jour de grève, les 442 élèves de l’enseignement libre, parce qu’aucune rectification ou mise au point officielle n’avait été faite à la suite de la conférence. Les parents se réunissent à leur tour le 2 février, envoient une motion en faveur de l’école privée. Les classes reprennent le 4 février.
Le père de la Martinière, de son côté, avait eu à répondre à des accusations de Sékou Touré dans le numéro 78 de La Liberté. Il rappelait que l’administration française l’avait traité de “prêtre RDA” parce qu’il avait eu à mener un certain nombre d’actions en faveur de la liberté, et ceci depuis longtemps : “C’est encore à cette époque (en 1941) que l’autorité recrutait (…) d’une façon odieuse une masse de chefs de famille pour les envoyer faire, trois ans durant, du travail forcé à 1.000 km de chez eux; je leur ai dit en public qu’ils avaient le droit et le devoir d’aller se réfugier en forêt. Cela se passait avant la conférence de Brazzaville”. Sékou Touré lui présentera des excuses.
En avril 1958, le père Cousart signale au supérieur général les graves soucis que rencontre Mgr de Milleville pour le terrain de l’évêché à Conakry : “On a obligé le père Chaverot à arrêter certaines constructions d’immeubles de rapport sur la concession de l’évêché d’une part, d’autre part on a demandé à Monseigneur la cession de 10.000 m2 environ de la concession de l’évêché (terrain de sport et suite jusqu’à la corniche en bordure de la mer), en vue de construire des bâtiments pour la mairie…” 411
Les scènes de violence continueront même après l’entrée en vigueur de la Loi-cadre de 1956 et jusqu’aux approches de l’indépendance. Il y a de violents incidents en octobre 1956, qui font officiellement huit morts et 263 blessés, et qui obligent le haut-commissariat de Dakar à envoyer un renfort de gendarmerie 412. Du 14 au 20 septembre 1957, de sérieux incidents éclatent à Nzérékoré entre militants socialistes et militants du PDG. “Dans la nuit du 15, plusieurs cases appartenant à des socialistes notoires sont abattues et leurs propriétaires malmenés. Le lendemain, les RDA, le visage blanchi au kaolin en signe de reconnaissance, semblent vouloir s’imposer en ville et terrorisent la population.” 413 Le peloton mobile de gendarmerie de Conakry doit venir rétablir le calme.
L’année 1957 peut cependant être considérée comme relativement calme, mais de nouveaux affrontements très violents se dérouleront fin avril/début mai 1958 (en fait, du 29 avril au 4 mai). La nuit du 2 au 3 mai 1958 est même parfois appelée “la Saint-Barthélémy de Guinée” ; dans la soirée du 3 mai, Sékou Touré intervient à la radio pour lancer un appel au calme. Suivant les sources, on compte de 23 à 30 morts, de 140 à 400 blessés ; 130 cases sont incendiées, 184 personnes sont arrêtées, 35 affaires sont jugées en flagrant délit ; David Soumah ne doit son salut qu’à la fuite 414 ; des combats prolongés et sanglants opposent Soussous et Peuls dans divers quartiers de la capitale. Pour beaucoup d’observateurs, les exactions perpétrées par les Soussous ont pour but d’intimider les Peuls.
Sékou Touré, président du Conseil de gouvernement, et Keita Fodéba, ministre de l’Intérieur, sont finalement obligés de demander l’aide de l’armée française. Après l’enterrement à Camayenne de onze victimes de la nuit précédente, Sékou téléphone au capitaine Remoudière, chef du cabinet militaire du gouverneur, pour le prier de renforcer la sécurité de la capitale et de Labé ; d’ailleurs, le gouverneur est absent, et c’est Paul Masson qui assure l’intérim. Mais, comme il le fera souvent par la suite, Sékou affirme aussi à la radio, au milieu d’une allocution — le 3 mai — destinée à calmer le jeu, que des éléments incontrôlés venus du Sénégal se livrent en Guinée à des provocations et se vantent d’une totale impunité en raison du soutien reçu de “certains milieux métropolitains”.
A la fin du mois, Sékou Touré et Saifoulaye Diallo, qui projetaient de se rendre de Dakar à Paris pour participer au vote d’investiture du gouvernement du général de Gaulle, préfèrent revenir à Conakry pour surveiller la situation, en dépit du souhait exprimé par Houphouët qui voudraient que tous les élus du RDA soient présents à l’Assemblée nationale en ce moment important 415
Pourtant le journal du Parti attise souvent la violence ; s’adressant à ses adversaires sous le titre “Ils ne passeront pas”, un éditorial de La Liberté du 16 mai 1958 affirme : “Il leur faut engendrer le désordre et la haine, la destruction et la misère. Il leur faut des morts et des victimes expiatoires pour payer leurs fautes et se sortir de l’oubli où les a relégués la volonté populaire. Espèrent-ils donc dans leur criminel orgueil pouvoir rétablir leur fortune sur les cadavres de nos morts, les cendres de nos cases et les ruines de nos maisons ? (…) Et pour quelle fin ? Pour aucune autre fin que celle de leur propre ambition d’hommes qui ont échoué et ne sy résignent pas. Pour rien d’autre que le rétablissement de leurs dérisoires privilèges, l’assouvissement de leur dangereuse vanité.”
Conflits ethniques et rivalités politiques se conjuguent 416. Le Conseil de gouvernement dirigé par Sékou Touré depuis mai 1957 a supprimé la chefferie et entrepris nombre de réformes, certes inscrites à son programme, mais qui heurtent beaucoup d’intérêts ; en outre, son accession au pouvoir lui donne des moyens nouveaux, légaux ou illégaux, car la police renforce les commandos de choc du PDG.
L’opposition cherche à s’organiser. Dans le Fouta, Diawadou Barry, Ibrahima Barry dit Barry III et Abdoulaye Diallo Huissier, prêchent ouvertement la désobéissance civique, le non paiement de l’impôt, le regroupement des Peuls face aux autres ethnies. Devant les menaces reçues, Diawadou Barry prend l’habitude de se déplacer avec une mitraillette [??] en bandoulière et proclame que son parti ripostera avec “cent pierres pour une pierre jetée, cent coups de fusil pour un coup de fusil reçu (…) Nous sommes prêts, même si nous devons installer ici l’anarchie et le désordre, à nous battre pour notre cause.” 417
Un livre blanc publié par le Conseil de gouvernement en mai 1958 accuse ses adversaires de “transposer sur le plan racial les problèmes politiques.”

Notes
394. Les 1er et 2ème secrétaires sont Abdourahmane Diallo et Nfamara Keita, le tresorier est Sinkoun Kaba, et le trésorier adjoint Bengaly Camara.
395. Franz Fanon disait de la violence que “totalisante et nationale, elle hisse le peuple à la hauteur du leader”.

Annotation. Franz Fanon s’exprimait dans le contexte de la guerre coloniale de la France en Algérie, et se référait aux rapports dominant vs. dominé, colonisateur vs. colonisé. Cette citation me paraît maladroite et inappropriée dans le cadre guinéen, car elle contient une certaine justification ?! Cela dit, ce sont des bureaucrates de la IVe république française (Cornut-Gentille, Humbert, etc.) qui, par leur soutien au PDG, placèrent la Guinée, dès 1956, sur l’orbite de la dictature. Et depuis lors, le pays a subi la continuité entre la colonisation et l’oppression, externes et internes : de Sékou Touré à Alpha Condé.… Toutefois, aveuglés par leur soif du pouvoir, ces tyrans finiront tous dans la poubelle de l’Histoire. C’est donc plutôt Alioum Fantouré qui a trouvé la formule juste lorsqu’il déclare que, du fait même de sa violence, le dictateur sort du peuple. — T.S. Bah

396. La DSG, opposée comme le PDG à la chefferie soutenue par le BAG, sera, au début, moins visée lors ces incidents ; mais après l’écrasante victoire du PDG en 1956, militants de la DSG et du BAG feront le plus souvent cause commune.
397. Né dans la même région et déjà chef de canton de Labaya avant la guerre, Sylla avait été révoqué de ses fonctions à la suite d’une condamnation de droit commun ; réhabilité à la fin de la guerre, nommé aux mêmes fonctions dans le même lieu, battu aux élections territoriales de mars 1952, il est considéré par l’administration elle-même comme “autoritaire et parfois brutal”. Après la mort de Sékou Touré fut lancée une tentative peu crédible pour innocenter Sylla de son rôle majeur dans l’assassinat de Mbalia Camara.

Annotation. La remarque d’André Lewin est péremptoire mais fragile. Et elle affecte négativement sa position présumée de biographe impartial. En réalité, pour la famille Sylla, leur parent est réhabilité. Car l’Histoire les conforte — ainsi qu’à tous les deénonciateurs de la tragédie guinéenne post-coloniale — chaque jour, s’agissant de la dictature du PDG et de Sékou Touré, qui sont désormais cloués au pilori et voués aux gémonies. Pour s’en convaincre, on peut se réfèrer au rapport de l’ONU sur le massacre ou au récent rapport de Human Rights Watch sur la Guinée. Cela dit, M. Lewin évoque bien les crimes de Momo Jo, commandités par Sékou Touré. Mais ni dans la forme, ni dans la substance, je n’y décèle une condamnation des prédateurs (Sékou, Momo Jo et consorts) ou bien de la commisération pour les victimes ! — T.S. Bah

398. Dans différents discours, notamment a la conférence nationale du PDG d’août 1961, Sékou Touré rend hommage au rôle des femmes dans le développement du PDG : “La femme d’Afrique, longtemps considérée comme une marchandise, un objet de propriété, a vu sa personnalité constamment bafouée par son compagnon de vie, qui avait sur elle et sur ses biens un droit d’usage sans restriction…” (…) “L’action des femmes a été déterminante dans le développement du PDG, elles ont affronté les baïonnettes pour assister aux meetings du Parti, soutenu l’héroïque grève de soixante-treize jours courageusement menée par nos militants ouvriers autour d’une revendication dont le caractère concernait tous les territoires d’Outre-mer ; elles ont reçu des coups de crosse et connu la puanteur des geôles. Elles ont aussi leurs martyrs dont Mbalia Camara, symbole de la résistance guinéenne à l’oppression colonialiste…” (…) “Tour à tour farouches militantes, propagandistes ferventes, soutiens matériel et moral de leurs frères et de leurs maris plus directement exposés à la répression coloniale, les femmes guinéennes ont pris une part importante à la lutte de libération nationale. Après la conquête de l’indépendance politique, parfaitement conscientes du rôle qui leur revient dans toutes les activités de l’État et à tous les échelons, elles savent aussi que d’elles dépend l’épanouissement des richesses culturelles, matérielles et morales de la nation. Pour la mère de famille, la paysanne aux champs, l’employée de bureau, la technicienne des services sanitaires et sociaux, la salariée des services de transports, l’agent de sécurité, l’enseignante, la bataille est engagée pour une meilleure qualification professionnelle et une participation accrue au développement économique, facteur d’un plus bel avenir africain et mondial. Aux femmes, éléments indispensables à la vie, est confiée la vie du Parti démocratique de Guinée, la vie de la Révolution guinéenne.”
399. “De plus, il est beau, et comme le RDA local mène avec vigueur le combat de l’émancipation féminine, il est l’idole des femmes soussous et malinkés ; l’homme donne une impression de sérieux ; vêtu d’une tenue correcte et soignée, sans recherche exagérée, c’est sans nul doute un personnage avec lequel il faut compter.” (Archives de la France d’Outremer, dossier OMM 2144-1 et dossier Contrôle 1022 — Mission Pruvost 1955).
400. Archives de la FOM, direction des affaires politiques, dossiers série 2100.
401. Début février 1955, Ouezzin Coulibaly adresse au nom du Comité de coordination du RDA une instruction aux responsables du PDG et leur fait la leçon. “Le RDA est un parti de gouvernement et (…) tient avant tout au respect de la légalité républicaine et à l’ordre(…) La possession d’une carte RDA ne confère à personne le droit de se soustraire à la légalité (…) Le RDA est loin d’être un parti d’agitation (…) Il interdit toutes les manifestations à caractère fasciste, telles que la création de groupes de choc, de commissaires et gendarmes avec port de brassards et de galons (…) Nul ne peut et ne doit obliger par quelque moyen que ce soit, un autre à adhérer à son parti, ni obliger à vendre ou à acheter des cartes. …”
402. Signé de Sékou Touré, Abdourahamane Diallo, Nfamara Keita, Sinkoun Kaba, Camara Bengaly.
403. Une longue lettre du 20 mai 1955 (inédite jusqu’ici) de Sékou Touré à Houphouët-Boigny, témoigne de ce souci de modération. On en trouvera le texte en annexe à ce chapitre. La plupart des autres informations se trouvent dans le dossier sur les incidents de 1955 par l’inspecteur Debay (Archives FOM, Contrôle, dossier 1279-2).
404. La Liberté, n° 48 du 1er mars 1955.
405. Télégramme n° 93-99 du 25 mars 1955 signé Pierre-Henri Teitgen.
406. Momo Jo restera “actif” très longtemps : en 1982 encore, juste avant la visite de Sékou Touré, il se rendra en France avec mission d’y supprimer quelques “anti-guinéens”, comme on les appelait à l’époque. Le Docteur Accar lui échappera de peu, n’ayant pas été identifié en raison de la tenue et du masque de chirurgien qu’il portait à l’hôpital de Sens. Mojo Jo est décédé en 2002. On trouvera en annexe quelques déclarations “musclées” de Momo Jo (qui se faisait parfois appeler Momo Joe ).
407. C’est un parent du professeur de médecine Marc Sankalé (de Marseille), dont le fils, Mgr Louis Sankalé, a été évêque de Cayenne, puis de Nice depuis 2004.
408. Ces dernières manifestations amèneront Bangoura Karim à adresser le 5 octobre au haut-commissaire Cornut-Gentille un télégramme d’une grande violence :

“Gravité des incidents de Coyah marque faillite politique de complaisance avec le RDA que vous avez instaurée. Le chauffeur de mon père tué, la maison de mon oncle saccagée et ses filles violées, soulignent étendue de vos responsabilités. Ma douleur immense m’encourage à vous dénoncer auprès des hautes autorités de la métropole comme soutien officiel et déclaré des extrémistes africains fauteurs de troubles. Les agissements du RDA restent votre oeuvre. La carence de l’autorité locale en découle. La mise à feu et à sang de ce pays jadis paisible continuera à peser sur votre conscience, car vos rapports officiels n’ont pas traduit la vérité sur le caractère du RDA. Je reste fidèle à la France et à la Guinée, et vous pouvez compter sur ma détermination farouche contre votre politique néfaste pour la présence française.”

409. Rapport politique mensuel du gouverneur de la Guinée française, janvier 1956 (archives de la France d’Outre-mer).
410. Les autorités anglaises auraient alors fait savoir à Sir Milton Margaï qu’elles preferaient que Sékou Touré ne revienne pas en Sierra Leone. Au cours de ce séjour, du 20 au 25 septembre 1956, Sékou Touré était accompagné de son épouse, de Saïfoulaye Diallo et de quatre cadres du PDG. Le problème des 30.000 Guinéens travaillant clandestinement dans les champs diamantifères de Sierra Leone a été largernent évoqué. Presque aux mêmes dates, du 19 au 22 septembre, se tient à la Sorbonne à Paris, organisé par la revue Présence africaine, le 1er Congrès intemational des écrivains et artistes noirs, auquel participent 63 personnalités culturelles venues d’Afrique, d’Amérique et des Antilles. Le 2ème Congrès aura lieu à Rome du 26 mars au 1er avril 1959.
411. L’essentiel de ces informations sur les attaques contre l’église catholique en Guinée est repris du livre du père Gérard Vieira, L’Église catholique en Guinée, tome II ( 1925-1958), Dakar, 1998.
412. Le haut-commissaire Gaston Cusin souligne, à propos des unités basées en réserve à Dakar : “L’utilité et l’efficacité de celles-ci ont d’ailleurs été une fois de plus démontrée lors des récents incidents, puisque cinq heures après la réception de la demande des autorités de Conakry, deux pelotons complets de gendarmerie étaient à pied d’oeuvre” (lettre no 2525 du 30 octobre 1956 adressée par Gaston Cusin au ministre de la France d’Outre-mer).
Paradoxalement, le ministère demande le maintien à Conakry de ces unités au moment même où le gouverneur les renvoie à Dakar (Télégrammes n° 467 du 13 octobre 1957 de France d’Outre-mer au haut-commissaire et n° 775 du 14 octobre 1957 du haut-commissaire de Dakar à France d’outre-mer) L’Assemblée de l’Union française constitue une mission d’information de huit membres pour enquêter sur ces incidents ; elle est dirigée par le conseiller Chiarisini et composée notamment des conseillers Max André, Louis Odru, Roulleaux-Dugage. Le conseiller communiste Louis Odru se dissocie de certaines conclusions du rapport d’information, en particulier celles qui mettent en cause uniquement le PDG sans considérer les “responsabilités gouvernementales, qui sont essentielles”. Selon lui, il s’agissait avant tout de “mouiller Sékou”. Odru demanda que la mission rende visite en prison aux manifestants arrêtés, et se rendit compte que seuls des militants RDA étaient détenus ; après cette visite, l’attitude des responsables RDA, jusque-là très renfrognés, s’est transformée et nous avons même été applaudis dans les rues” (Documents. Assemblée de l’Union française, annexe n° 135, 2ème séance, 29 novembre 1956 ; conversation de l’auteur avec Louis Odru, mairie de Montreuil, 11 juillet 2002).
413. Cité par le père Gérard Vieira, L’Église catholique en Guinée, tome II ( 1 925-1958), Dakar, 1998.
414. Il semble que Sékou Touré ait voulu aider Soumah à reconstruire sa maison et qu’il aurait remis à sa femme une somme de 50.000 francs ; mais Soumah aurait refusé cette proposition, fait restituer l’argent, et aurait porté plainte, malgré la médiation d’un ami commun, Mamadou Sam.
415. Télégramme envoyé par le gouverneur Mauberna au ministère de la FOM le 1er juin :

“Sékou Touré et Diallo Saïfoulaye au lieu de quitter Dakar pour Paris comme annoncé, sont revenus à Conakry le 31 mai. Malgré Houphouët-Boigny, ils ne veulent pas aller à Paris pour le scrutin d’investiture (du général de Gaulle)”, arguant du fait que l’investiture est en tout état de cause certaine, que la date du Congrès du PDG est très proche et que leurs responsabilités locales priment leurs responsabilités nationales (dossier politique Guinée, 2169 (5).

416. Sauf exceptions rarissimes, aucune de ces actions violentes ne s’en prend aux Européens.
417. Sur l’analyse des violences en Guinée entre 1954 et 1958, voir l’article très documenté, de Bernard Charles : “Le rôle de la violence dans la mise en place des pouvoirs en Guinée” (déjà cité, Actes du Colloque d’Aix-en-Provence sur L’Afrique noire à l’heure des indépendances, Paris, Editions du CNRS, 1992).