Chapitre 20 — Annexe III

André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L’Harmattan. 2010. Volume II. 263 pages


Chapitre 20 — Annexe III

Après le décès d’Hélène Bouvard, article de l’auteur, paru (avec quelques coupures) dans Jeune-Afrique-L’Intelligent du 22 mai 2005 et dans L’Enquêteur à Conakry

Grande amie de Sékou Touré, la générale Hélène Bouvard n’est plus.
Par André Lewin, ancien ambassadeur de France en Guinée (1975-1979)

La triste nouvelle ne touchera sans doute que ceux qui ont vécu les pages déjà anciennes de l’histoire de la Guinée, celle de l’époque de Sékou Touré : la générale Hélène Bouvard est décédée le 7 mai. Elle était la veuve du général qui, dans les années 50, commandait à Dakar les forces aériennes françaises de l’AOF (Afrique occidentale française), et a accompagné son mari dans beaucoup de ses déplacements, notamment en Guinée, où elle a supervisé la construction et la décoration des villas d’hôte situées près de l’aéroport de Labé. C’est sans doute à ce moment qu’elle croise pour la première fois le chemin de Sékou Touré. Celui-ci, élu député français en 1956, est très fréquemment l’hôte du couple Bouvard lorsqu’il se rend à Paris pour y siéger à l’Assemblée nationale française ; leurs relations se renforcent ; Hélène Bouvard le chaperonne, le familiarise avec les manières de la société parisienne, lui fait rencontrer beaucoup de monde, notamment dans les milieux culturels.
Après 1958, les rapports se distendent. Le concierge du domicile parisien des Bouvard, qui le voyait souvent passer, est très choqué lorsqu’il apprend que Sékou Touré a entraîné le peuple guinéen vers l’indépendance : “Comment, il paraissait être un jeune homme si bien !”. Ce n’est qu’après la normalisation de 1975 que madame Bouvard retrouve le chemin de la Guinée ; le conseiller culturel de l’ambassade, Pierre Cochet, rentre un jour de Paris et me dit :
— J’ai rencontré une charmante dame, mais un peu étrange, une française d’origine slave, veuve de général ; elle prétend très bien connaître Sékou Touré.
Un peu incrédule, j’en parle quand même peu après à celui-ci, qui s’écrie aussitôt :
— Hélène ! C’est pas possible ! Que devient-elle ? Je l’invite à venir à Conakry dès que possible.
Dès lors, Hélène Bouvard revient régulièrement en Guinée, où elle est l’hôte du président, de son épouse madame Andrée, avec qui elle s’est liée d’une réelle amitié, et de sa famille. On l’appelle “Tantie”, elle déjeune quotidiennement à la table présidentielle, passe du temps avec les proches et les dignitaires, voyage avec le président à travers le pays. En février 1981, Sékou Touré l’invite pour une visite officielle, comme “hôte de marque de notre peuple”, et une fête populaire est organisée pour elle à Labé.
Elle est régulièrement l’hôte d’honneur des grandes soirées artistiques du Palais du Peuple, où Sékou Touré la fait asseoir à ses côtés. Les haut-parleurs annoncent sa présence comme s’il s’agissait d’un chef d’Etat ou d’une personnalité officielle de haut rang ; mes collègues diplomates, intrigués, s’interrogent, au début tout au moins : “Est-ce que la présence d’une générale signifie le démarrage d’une coopération militaire avec la France ?”…
Mais Hélène Bouvard est tout simplement une amie désintéressée et dévouée, épanouie de se retrouver au sein d’amis et au milieu d’un peuple qu’elle apprécie. On sollicite ses conseils, on suit ses suggestions, elle fait vraiment partie de la famille.
Lorsque je quitte la Guinée fin 1979, je la vois à chacun de ses retours à Paris (elle habite dans la même rue que moi). Elle est entourée d’égards lorsque Sékou vient en visite officielle en France en septembre 1982, vingt-quatre années après son dernier voyage dans la capitale française, où ils s’étaient encore rencontrés.
Nous nous entremettons ensemble auprès de du président afin qu’il reçoive pendant son séjour parisien Nadine Barry, présidente de l’Association des familles françaises de prisonniers politiques en Guinée, elle-même épouse d’un haut cadre guinéen disparu ; l’entretien se passe mal, en dépit de nos efforts et de l’espoir de Nadine Barry, qui raconte cette rencontre — et ses rapports avec celle qu’elle désigne sous le nom de “la générale B.” — dans son livre Grain de Sable.
Et puis, c’est pour Hélène Bouvard le choc du décès de Sékou Touré, en mars 1984. Elle s’active au cours des mois suivants pour entrer en contact avec les membres de sa famille et les dignitaires de l’ancien régime détenus au camp militaire de Kindia (madame Andrée et son fils Mohamed, Aminata la fille préférée, Ismael, le demi-frère,plusieurs autres encore, parmi lesquels la favorite en titre, Fally Kesso Bah, que par malice, les militaires ont enfermée dans la même cellule que Madame Andrée…). Elle s’arrange pour leur faire parvenir du courrier, auquel ils répondent par quelques mots griffonnés sur le dos d’un paquet de cigarettes ou un fragment déchiré de papier-journal ; elle essaie d’envoyer des colis. Elle demande à un avocat parisien de mes amis, maître Jean-Marie Degueldre, de se charger de leur défense au cas où il y aurait un procès. Il se rend à Conakry au printemps 1985 (il y était déjà venu lorsque j’y étais ambassadeur), où il est reçu par le président Lansana Conté, qui lui assure qu’un procès juste et équitable aurait lieu, et lui permet de visiter les détenus de Kindia. Il les voit tous, séparément, dans leurs cellules, et a avec eux d’assez longs entretiens ; il recueille des confidences, des craintes, des espoirs ; il est donc sans doute le dernier étranger à avoir vu vivants ceux d’entre eux qui furent exécutés après la tentative de coup de Diarra Traoré en juillet 1985 (le ministre Ismael Touré, l’ambassadeur-gouverneur Seydou Keita, le capitaine Siaka Touré — ancien commandant du Camp Boiro —, le ministre Moussa Diakité…). La présidente, Madame Andrée, lui confie même des numéros de comptes bancaires, en affirmant qu’ils ne sont alimentés que par les droits d’auteur du défunt président, versés par le roi d’Arabie saoudite.
Par la suite, Hélène Bouvard cherchera à poursuivre son action et à rester en contact avec ses anciens amis. Mais les survivants sont dispersés à travers le monde, Rabat, Dakar, les Etats-Unis… Et Hélène Bouvard se fait plus vieille.
On n’a jamais vraiment su son âge ; encore coquette et élégante, charmeuse et toujours séduisante, elle le cachait soigneusement, révélant seulement qu’elle était née le jour de la fêtennationale française. Elle disait qu’elle était née en Russie, que son nom de jeune fille était Anikeeff : et que — petite fille encore — elle avait émigré en France avec sa mère au moment de la révolution bolchevique de 1917 ; son père en revanche était resté en Union soviétique, y aurait occupé des fonctions importantes (commissaire du peuple ?) et aurait disparu du fait des purges staliniennes.
Sérieusement malade depuis plusieurs mois, hospitalisée depuis quelques semaines, elle est finalement décédée au début du mois de mai, âgée certainement d’environ 90 ans.
Avait-elle le sens des symboles? Née un 14 juillet, date que Sékou Touré avait choisie en 1975 — il y a donc près de trente ans — pour la normalisation avec Paris et pour la libération des détenus français, à la fois parce que fête nationale de la France et date fétiche des révolutions — Hélène Bouvard s’est fait incinérer au cimetière parisien du Père Lachaise le 14 mai, date anniversaire de la fondation en 1947 du Parti Démocratique de Guinée (PDG), et l’une des fêtes importantes de la Première République.
Sékou Touré aurait apprécié ce dernier geste (bien qu’involontaire) de son amie !