Intellectuels, enseignants et coopérants étrangers en Guinée

webGuinée/André Lewin/Ahmed Sékou Touré (1922-1984). Président de la Guinée de 1958 à 1984/Volume II/Chapitre 29 — Annexe 5/Intellectuels, enseignants et coopérants étrangers en Guinée au lendemain de l’indépendance


André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.


Chapitre 29 — Annexe 5
Intellectuels, enseignants et coopérants étrangers
en Guinée au lendemain de l’indépendance

Article de l’auteur paru dans le “Spécial Guinée” publié par Jeune Afrique, décembre 2008

La proclamation de l’indépendance de la Guinée le 2 octobre coincide avec la rentrée scolaire. Courant septembre, la plupart des enseignants français, partis dès juillet en vacances en métropole, se préparent au retour. Mais lorsque Paris est certain qu’en Guinée le résultat du référendum du 28 septembre sera négatif : les services de la France d’Outre-mer et ceux de l’éducation nationale les préviennent que les fonctionnaires français seront rapatriés et leur déconseillent formellement de revenir en Guinée. Pas mal d’entre eux, cependant, décident d’aller quand même assurer leur service. Certains se trouvent sur le paquebot “Général Leclerc” ; à l’escale de Dakar, Pierre Messmer, haut-commissaire de France en AOF, leur fait savoir qu’ils devraient interrompre leur voyage vers Conakry. Une demi-douzaine d’entre eux décident quand même de continuer. Il y a parmi eux des fonctionnaires de l’éducation nationale, mais aussi des contractuels. Au total, pour la rentrée, ils seront près de 150, ce qui est très insuffisant.
Aussi Barry Diawadou, le ministre de l’éducation nationale du tout nouveau gouvernement guinéen, lance-t-il un appel aux intellectuels progressistes de France et du monde entier pour qu’ils viennent enseigner en Guinée à la place des enseignants français défaillants, car Sékou Touré, espérant encore la reconnaissance officielle de Paris et une coopération culturelle, technique et économique, a décidé sur le plan financier de rester dans la zone Franc et sur le plan linguistique de maintenir le français comme langue officielle, et donc d’enseignement. D’autant qu’il apprend que l’Egypte de Nasser va refuser d’admettre des étudiants guinéens à l’Université du Caire et que les pays de l’Est, qui signent très vite avec Conakry des accords de coopération, ont du mal à trouver des coopérants parfaitement francophones. Début 1959, Ba Hamat, président de la FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France), vient à Conakry pour étudier les modalités d’un soutien au régime. De nombreux étudiants et cadres recrutés par la FEANF se rendent en Guinée au cours des mois suivants. Ainsi en novembre 1959, trente instituteurs togolais arrivent pour servir en brousse.

Du côté français, l’appel est entendu, et en dépit des risques (radiation des cadres, menace sur les retraites, voire déchéance de la nationalité française), un certain nombre de Français, communistes, progressistes ou simplement idéalistes, arrivent en Guinée en 1959 ou en 1960 ; tous d’ailleurs ne sont pas seulement enseignants, mais enseignent aussi. Les plus connus sont :

  • le géographe Jean Suret-Canale, qui enseignera au lycée de Donka avant de le diriger, puis sera responsable de l’Institut National de Recherche et de Documentation de Guinée, et enfin de l’école normale supérieure de Kindia, cependant que son épouse Georgette travaille à la rédaction du journal Horoya
  • Christiane Grange, professeur de sciences naturelles et auteur de deux manuels de géologie et de botanique centrés sur la Guinée
  • Daniel Blanchard, professeur d’histoire-géographie au lycée de Labé
  • Maurice Pianzola, professeur de sciences naturelles
  • Gérard Cauche, économiste
  • Maurice Houis, spécialiste de linguistique à l’IFAN
  • Pierre-Charles Aguesse, chercheur scientifique
  • Yves Benot, écrivain et journaliste, connu à Conakry sous son véritable nom, Edouard Helman…

Les nouveaux venus côtoient des anciens, déjà présents depuis quelque temps à titre divers :

  • le couple Cellier, lui, Jean, professeur de musique et co-auteur avec Keita Fodéba de l’hymne guinéen — une adaptation du chant populaire Alfa Yaya —, elle, Rolande, directrice du collège de filles
  • Fanny Lalande-Isnard, bibliothécaire
  • Maurice Gastaud, spécialiste du monde syndical (présent au titre de l’Organisation internationale du Travail OIT)
  • Anne Blancard, qui travaille de 1960 à 1967 comme animatrice des émissions culturelles de la nouvelle Radiodiffusion guinéenne.

Tout un groupe enseigne les Beaux-Arts au lycée de jeunes filles, en ville, puis à Donka et à Belle-Vue, comme :

  • Federica Giusti (qui réalise aussi, à la demande de Nabi Youla, les fresques du Syli-Cinéma, ancienne maison des jeunes)
  • monsieur Clair, qui fait des décors de théâtre
  • Claude Brioulet, institutrice (qui orne aussi de fresques les murs du nouvel hôtel Camayenne )
  • Xavier Ramade, etc …

Parmi les présents, il y a une forte proportion d’Antillais ; ainsi :

  • les trois soeurs guadeloupéennes Joseph-Noel, dont l’une, Yolande, historienne, épousera le futur ministre Béhanzin
  • l’écrivain d’origine guadeloupéenne Maryse Boucolon, mariée pour un temps au comédien guinéen Mamadou Condé, dont elle gardera le nom pour devenir célèbre sous le patronyme de Maryse Condé
  • la cinéaste guadeloupéenne Sarah Maldoror, conjointe de l’écrivain Mario de Andrade, qui représente à Conakry la résistance angolaise au Portugal ou encore le fameux psychiatre et essayiste martiniquais Franz Fanon (qui jouera surtout un rôle idéologique de militant anticolonialiste) …

Errata. (a) Les soeurs Joseph-Noëlle étaient deux, et non trois. La cadette est l’historienne, l’aînée institutrice devint Mme Batchily
(b) Frantz Fanon visita peut-être la Guinée, mais il n’y séjourna pas … en tant que coopérant. Il était déjà profondémennt absorbé par l’insurrection et la guerre d’indépendance en Algérie… — Tierno S. Bah

Nombreux aussi sont les originaires de colonies françaises qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance :

  • l’historien voltaïque (maintenant Burkina-Faso) Joseph Ki-Zerbo (dont l’épouse Jacqueline Coulibaly, sociologue, a dirigé l’école nonnale de jeunes filles)
  • le mathématicien dahoméen (maintenant Bénin) Louis Senainon Béhanzin (qui exercera une grande influence sur l’idéologie du régime et notamment de l’enseignement)
  • du Dahomey aussi l’écrivain journaliste Ibrahima Bello (qui travailla à Horoya sous le nom de Damz, avant d’aller au Ghana et de travailler plus tard pour Jeune Afrique
  • du Cameroun le professeur Kapet de Bana (qui après plusieurs années au Camp Boiro, inspire désormais, depuis Paris, de multiples initiatives africanistes et humanistes, dirige à partir de la société savante des Encyclopédistes africains une encyclopédie africaine, anime le Conseil mondial de la Diaspora panafricains — qualifiée de “6ème région d’Afrique”, et poursuit son action concernant les droits de l’homme, en particulier au Cameroun)

Erratum. Kapet de Bana ne faisait pas partie de cette première vague. Il arriva à Conakry à la fin de 1966, après la chute de Ben Bella en Algérie, où il était réfugié. Rattaché à l’Ecole supérieure d’Administration, il fut mon professeur d’économie en Propédeutique C (19167-68) à l’Institut Polytechnique de Conakry — Tierno S. Bah

  • de Côte d’Ivoire l’anthropologue Foté Memel (qui sera arrêté à l’aéroport d’Abidjan aux vacances de Pâques 1959)
  • de Mauritanie le naturaliste Mame Seck
  • du Niger l’agrégé de physique Abdou Moumouni
  • du Sénégal
    • le philosophe Sow Hamsala
    • le poète David Diop
    • Alassane Diop (spécialiste de l’inforntation et futur ministre)
    • du Togo Céline Apedo-Mallou

Il y a aussi la métisse franco-centrafricaine Andrée Blouin, que Sékou Touré enverra ultérieurement auprès de Lumumba au Congo, et bien d’autres…

Quelques rares étrangers aussi, comme les Suisses Tania Pfister, secrétaire du ministre Barry III, ou Rubin Kirschenbauer, professeur de dessin, ou des Américains, blancs ou noirs, comme miss Peggy Martin et Mr Friend …
Bien sûr, il faut mentionner également ceux qui séjournent en Guinée pour y avoir des activités essentiellement militantes :

  • les Sénégalais membres du Parti Africain de l’Indépendance (PAI) Majhmout Diop et Seni Nyang
  • le Camerounais Félix Moumié, leader de l’UPC
  • le Marocain Mehdi Ben Barka (?)
  • le Nigérien Djibo Bakary
  • la Sud-Africaine Miriam Makeba (chargée de missions officielles par Sékou Touré, notamment auprès de l’ONU et de l’UNESCO, elle se mariera avec le [co]-fondateur du Black Power, le noir américain Stokeley Carmichael, et ils s’établiront en Guinée en 1967 ; il décédera à Conakry en 1998, dix ans avant elle, mais ils étaient depuis longtemps divorcés)
  • Amilcar Cabral du PAIGC …

Sans même parler des Français qui exercent des responsabilités politiques, par exemple comme députés, et ont parfois pris la nationalité guinéenne, comme Jacques Demarchelier, Robert Bailhache ou Jean-Paul Alata …

Erratum. André Lewin fait ici plusieurs amalgames en confondant des individus, périodes et phénomènes différents :
(a) l’euphorie et l’enthousiasme suivis du désenchantement et du départ massif des volontaires des années 1959-1961, c’est-à-dire après les deux premiers actes de répression : “Complot Ibrahima Diallo” (1960) et “Complot des Enseignants” (1961).
(b)l’émergence d’opportunistes-carriéristes comme Louis Béhanzin, à partir de 1968
(c) la confusion entre collaborateurs et agents de la dictature (qui furent happés par elle mais qui survécurent au Camp Boiro) : Jean-Paul Alata, Kapet de Bana, etc., d’une part, et des personnes qui avaient pris souche en Guinée depuis les années 1940 : Jacques Demarchelier, Robert Bailhache, etc. — Tierno S. Bah

Le 10 juillet 1960, présidant la distribution solennelle des prix aux élèves des établissements scolaires de Conakry, Sékou Touré souligne le rôle joué par les professeurs, notamment les étrangers, auxquels il rend hommage. L’année précédente, lors des épreuves du baccalauréat de 1959, supervisées par l’Académie de Bordeaux, le ministre de l’éducation avait fièrement présenté au représentant de cette Académie un nombre impressionnant de professeurs agrégés, français ou originaires de l’ex-AOF. En mai 1961, Béhanzin, nouveau directeur de cabinet du ministre de l’éducation nationale (c’est maintenant Damantang Camara, remplaçant Barry Diawadou considéré comme conservateur et libéral), signifie à 85 professeurs de diverses nationalités que leurs contrats ne seront pas renouvelés. “Des Français apolitiques et modérés font évidemment partie de la charrette.” Les Français qui restent devront être “professionnellement valables, politiquement engagés et propagandistes de la politique du PDG”. Mais il y a aussi de nombreux Yougoslaves, à qui l’on reproche d’avoir été recrutés “trop chers” par le précédent ministre, d’être “matériellement aussi exigeants que des Français” et de faire de l’opposition systématique contre leurs collègues soviétiques. Des professeurs américains sont également renvoyés, dont un certain Hamlet, pourtant compétent et pro-guinéen, qui a eu le tort de déclarer que Patrice Lumumba était un “agitateur sans envergure.”
Selon une note établie fin mai 1961 par les services de sûreté de l’ambassade de France, “la situation de l’enseignement français en Guinée est désespérée. Il faut mettre l’accord culturel franco-guinéen dans un carton en attendant des jours meilleurs.” En dépit de cette appréciation pessimiste, Damantang Camara et l’ambassadeur Pons signeront cet accord le 29 juillet 1961.
Mais les enseignants français qui étaient donc 150 en 1959, seront 111 en 1960 et seulement 52 en 1968. Car progressivement, en dépit de l’enthousiasme des débuts et de nombre de sincères unions ou amours transnationales, parfois enrichies de naissances, les difficultés de la vie quotidienne et les inquiétudes sur l’évolution du régime font que les départs se multiplient, surtout à partir de 1963. Certains partent travailler au Sénégal, au Ghana, en Allemagne, d’autres reviennent en France ; quelques uns restent mais tombent victimes de la complotite et seront pour des années détenus au Camp Boiro (c’est le cas d’Alassane Diop, devenu ministre, et du professeur Kapet de Bana).


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