André Lewin

 

André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L’Harmattan. 2010. Volume IV. 236 pages


Chapitre 49. — 16 décembre 1961
Sékou Touré expulse l’ambassadeur soviétique pour implication dans le complot des enseignants


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Peu après l’indépendance, Barry Diawadou, le ministre de l’éducation nationale, lance un appel aux intellectuels progressistes pour qu’ils viennent enseigner en Guinée à la place des enseignants français défaillants. En effet, Paris avait tout fait pour décourager les enseignants français qui se trouvaient encore en vacances au moment de la préparation du référendum, de revenir en Guinée, une fois les résultats connus. Bien qu’un certain nombre de Français aient décidé de venir quand même assurer leur enseignement, il y a effectivement un réel problème d’effectifs. Et certains pays amis, contrairement aux espoirs entretenus à Conakry, ne font pas de geste en faveur des étudiants de la jeune République : ainsi, Nasser refuse de former les jeunes élites guinéennes à l’Université El Azhar du Caire 185
En revanche, les pays de l’Europe de l’Est en accueilleront assez vite.
Début 1959, Ba Hamat, nouveau président de la FEANF, se rend à Conakry accompagné du vice-président des affaires sociales, Abdoul Ba, pour étudier les modalités concrètes d’un soutien au régime. De nombreux étudiants et cadres recrutés par la FEANF se rendent en Guinée au cours des mois suivants. Le Sénégalais David Diop, venu en Guinée en même temps que l’historien voltaïque Joseph Ki Zerbo, le physicien nigerien Abdou Moumini, le philosophe sénégalais Sow Hamsala, le sénégalais Niang Sény (représentant aussi le Parti Africain de l’Indépendance), sont du nombre des enseignants volontaires, parmi bien d’autres.
En novembre 1959, trente instituteurs togolais arrivent pour servir en brousse. Il y a également des Français, parmi lesquels l’historien et journaliste Yves Benot qui y enseigne de 1959 à 1962 186, et bien entendu Jean Suret-Canale187
Les accords signés en janvier 1959 entre la Guinée et la France prévoient formellement l’envoi d’experts, d’enseignants et de coopérants. La France doit même avoir théoriquement la priorité dans les requêtes formulées par Conakry. Le ministère des affaires étrangères s’emploie à mettre les choses en route (mais lorsqu’il s’en rendra compte, le général de Gaulle le reprochera au Quai d’Orsay et freinera régulièrement les initiatives des diplomates).
Du 3 au 10 mars 1959, c’est une mission en Guinée de Marc Bonnefous, du service de coopération technique du ministère français des affaires étrangères, accompagné de son collaborateur Ficatier. Un peu plus tard, mais toujours au mois de mars, ce sont des visites de Rebeyrolles, chef du service de l’enseignement, et Stéphane Hesse), chef du service de coopération technique du ministère des affaires étrangères ; Sékou Touré amène même Rebeyrolles avec lui au cours d’une tournée dans les régions.
Au moment de la mission de Bonnefous (mars 1959), le décompte montre que sur les 350 fonctionnaires en poste au moment du référendum (enseignants et secrétaires exceptés), 50 sont restés. En 1959, il y a 150 enseignants français ; en 1960, ils seront 111 188
Pour ce qui est des bourses, à la fin de 1959, 59 nouvelles bourses sont financées par la Guinée pour des études ou des stages en France et 196 sont renouvelées (dans les domaines de l’enseignement supérieur et technique, la médecine-pharmacie, le droit et les sciences économiques, les sciences, les lettres, les Beaux-Arts), soit 155 boursiers guinéens en France. Il y en aura 400 en janvier 1961 (contre 18 ailleurs en Europe occidentale — Suisse, Belgique, Italie —, 17 à Dakar, 1 aux États-Unis, et 101 dans les pays de l’Est (48 en RDA, 32 en URSS, Il en Tchécoslovaquie, 5 en Bulgarie et autant en Hongrie).
En février 1960, les besoins de la Guinée sont de 56 professeurs agrégés ou certifiés, de 65 professeurs de cours complémentaire, de 20 professeurs techniques adjoints.
En juin 1960, la réforme de l’enseignement selon les normes déterminées par le régime commence à porter ses fruits : la politisation des sujets d’examen, même au niveau de l’enseignement primaire, cause une profonde surprise chez les enseignants. Après la fin des classes, les élèves devront subir un stage de deux semaines de formation politique.
Le 10 juillet 1960, présidant la distribution solennelle des prix aux élèves des établissements scolaires de Conakry, Sékou Touré souligne le rôle joué par les professeurs, notamment les étrangers, auxquels il rend hommage.
A partir du 27 juillet 1960, la conférence mondiale des enseignants se réunit à Conakry ; Sékou Touré préside l’inauguration. Elle réunit 150 délégués représentant les syndicats d’enseignants d’une quarantaine de pays.
Fin décembre 1960, le gouvernement guinéen prend l’initiative de proposer la négociation d’un accord culturel. Les discussions sont menées à Paris par Jean Basdevant, Directeur général des relations culturelles et techniques au Quai d’Orsay, et l’ambassadeur Tounkara. Le projet de convention est prêt le 28 mars 1961.
Le 18 mai 1961 Louis Sénainon Béhanzin, qui vient d’être nommé directeur de cabinet du ministre de l’éducation nationale (dans le gouvernement constitué en janvier, c’est Damantang Camara, remplaçant Barry Diawadou, considéré comme trop conservateur et libéral), signifie à 85 professeurs de diverses nationalités que leurs contrats ne seraient pas renouvelés pour l’année 1961-162. “Des Français apolitiques et modérés font évidemment partie de la charrette.” Les Français qui restent devront être “professionnellement valables, politiquement engagés et propagandistes de la politique du PDG”. Mais il y a aussi de nombreux Yougoslaves, à qui l’on reproche d’avoir été recrutés “trop chers” par le précédent ministre, d’être “matériellement aussi exigeants que des Français”, et de faire de l’opposition systématique contre leurs collègues soviétiques. Les professeurs américains, blancs ou noirs, sont également renvoyés, y compris un certain Hamlet, pourtant compétent et pro-guinéen, qui a eu le tort de déclarer que Patrice Lumumba était un “agitateur sans envergure”.
Selon une note établie fin mai 1961 par les services de sûreté de l’ambassade 189, “la situation de l’enseignement français en Guinée est désespérée. Il faut mettre l’accord culturel franco-guinéen (qui sera en fait signé un mois plus tard NDLA) dans un carton en attendant des jours meilleurs.”
Cette appréciation pessimiste (qui émane il est vrai des services chargés de la sûreté, et non pas des services culturels), n’affecte pas le volonté des deux parties de procéder à la signature. C’est le texte de mars, avec quelques modifications mineures, qui est signé à Conakry le 29 juillet 1961 par Damantang Camara, ministre de l’éducation nationale, et l’ambassadeur Jean-Louis Pons.
L’accord règle les problèmes des diplômes, du statut des professeurs, l’échange de documents culturels, l’organisation de manifestations culturelles, le régime des bourses ( 480 étudiants guinéens sont encore inscrits en France, mais leur situation n’avait pas été définie, et le régime des bourses était resté en suspens). Le ministre guinéen de l’éducation, Damantang Camara, déclare lors de la signature :

“La République de Guinée se félicite de la signature de cet accord culturel avec la République française. En effet, cet accord constitue un pas en avant dans la voie de la normalisation des relations franco-guinéennes. La République de Guinée a continué à enseigner le français dans ses écoles. Elle a aussi choisi le français comme langue officielle. C’est en France que nous comptons la plus grande partie de nos étudiants. Nous considérons donc la signature de cet accord culturel entre nos deux pays comme une contribution effective dans le renforcement des liens d’amitié entre le peuple français et le peuple de Guinée”. 190

Le 14 août 1961, à la 3ème conférence nationale du PDG qui se tient à Conakry (à l’origine, elle avait été prévue à Labé, mais des raisons non élucidées ont entraîné son transfert vers la capitale), Sékou Touré annonce dans son discours-programme de plus de dix heures — et entre beaucoup d’autres choses — la prochaine disparition de l’enseignement privé, une réforme des programmes (comprenant une « éducation de masse » de quatre ans, un enseignement primaire de trois ans et un cycle secondaire de quatre ans), et le recours à des instituteurs ainsi qu’à des fonctionnaires de l’État pour compléter les enseignants du secondaire. Il en profite pour s’élever contre « la neutralité » scolaire et affirme que « l’école doit cesser d’être un corps étranger ».
Un mois plus tard, le 14 septembre, au 2ème congrès de la JRDA, Sékou Touré invite les intellectuels à faire « retour à la communauté nationale, débarrassés de leur complexe misérable de supériorité intellectuelle ».
Le 30 septembre 1961, le gouvernement promulgue, sur proposition du ministre de l’éducation Damantang Camara, un nouveau statut pour les enseignants, qui tient compte des orientations prises lors de la 3ème conférence nationale 191. Le dynamique Syndicat national des enseignants, dont le secrétaire général est Keita Koumandian, est très mécontent des dispositions de ce texte, notamment — mais pas seulement — parce qu’il remet en cause certains avantages salariaux de ses principaux dirigeants. Le 3 novembre, il transmet au gouvernement un mémoire très élaboré formulant une série de revendications :

  • revalorisation de la fonction enseignante
  • augmentation des traitements (notamment pour les enseignants du 1er degré)
  • maintien du logement gratuit et de divers avantages de carrière

Et il exige, sous menace de grève, l’abrogation du nouveau statut. Il rappelle au passage le rôle des grèves (et de Sékou Touré) dans le passé, et sous-entend qu’à l’époque coloniale, il était possible d’obtenir par la grève ce que l’indépendance refusait aujourd’hui 192

Après la rentrée scolaire et universitaire, des tracts sont distribués par le Syndicat à travers le pays ; il en remet également aux ambassades étrangères, notamment à celle d’Union soviétique. En tous cas, le Bureau Politique National du PDG n’en a pas la primeur 193
Le 15 novembre, un Ray-Autra « grande gueule et tonitruant » fait devant le congrès de la Confédération Nationale des Travailleurs Guinéens un discours « de grande qualité » 194
Le lendemain, 16 novembre, après avoir présenté son programme à l’Assemblée nationale — qui ouvre sa session budgétaire — et après avoir dans son discours d’ouverture souligné de nouveau la nécessité de liquider les « complexes culturels » de certains cadres, Sékou vient en personne au congrès de la CNTG et n’hésite pas à s’en prendre violemment au syndicat représentatif d’une des fonctions les plus respectées du pays, les enseignants. Dans un discours de quatre heures, il qualifie ses exigences de « sataniques », accuse certains cadres de se servir du syndicat comme « tremplin pour saper les bases de la Révolution et engendrer la division au sein des travailleurs » ; enfin, dans la foulée, il demande l’expulsion de Keita Koumandian195 et de ses pattisans du Syndicat des enseignants ; cette mesure aurait dû être prise sur le champ, mais après le départ de Sékou Touré, le secrétaire général Mamadi Kaba s’avère incapable de contrôler la salle, alors que Koumandian, de sa place, la manoeuvre à sa guise. Le 18 novembre, le Bureau politique décide d’exclure du Parti certains des intervenants au congrès de la CNTG, et révoque le président du Tribunal, Fofana Ibrahima. Le même jour, Sékou intervient une deuxième fois devant le congrès, et obtient cette fois-ci l’exclusion de Koumandian et du bureau, et même à l’unanimité ! Le lendemain 19 novembre, le BPN décide de faire traduire devant la Haute Cour 196 les douze membres du Comité directeur du Syndicat, dont plusieurs passent pour être très proches des thèses marxistes. C’est un coup de tonnerre. Leur procès commence le 20 novembre ; le 23, après dix-sept heures de délibérations continues, sept des inculpés sont acquittés, mais les cinq principaux responsables sont condamnés à de lourdes peines, ce que révèle la radio dans un communiqué lu par Saïfoulaye Diallo :

  • Koumandian Keita et Mamadou Traoré, dit Ray-Autra, directeur adjoint de l’Institut de Recherches de Guinée 197 : dix ans de prison
  • Djibril Tamsir Niane, professeur, proviseur du Lycée classique de Conakry et historien réputé 198
  • Ibrahima Kaba Bah, professeur de physique, directeur de l’école normale de Kindia
  • Bahi Seck, instituteur d’origine sénégalaise : cinq ans de prison

Parmi les chefs d’accusation, la Haute Cour a retenu contre les dirigeants syndicaux la rédaction et la distribution en Guinée et hors du pays d’un mémorandum mensonger et subversif assimilable à une tentative contre-révolutionnaire ; leur crime a été aggravé par les contacts fréquents entretenus par les inculpés avec des anti-guinéens de l’extérieur et par les positions prises systématiquement par le Syndicat pour diviser et démoraliser la jeunesse guinéenne. Il semble que certains dirigeants du Parti aient souhaité des condamnations à mort, mais Sékou Touré lui-même s’y serait refusé, ne voulant pas s’engager dans cette voie, position, on le sait, qu’il abandonnera par la suite.

Erratum. Trop tard ! Sékou Touréavait déjà commis l’assassinat politique lorsqu’il ordonna la torture et la mort les trois principaux accusés du « Complot Ibrahima Diallo » en 1960. — Tierno S. Bah

Avant même que n’intervienne le jugement, des tracts sont distribués le 23 novembre par les lycéens et collégiens de Conakry, les étudiants de l’école normale d’instituteurs et d’autres établissements d’enseignement, ainsi que les professeurs et instituteurs eux-mêmes. Le 24 novembre, les établissements scolaires sont en grève ; les murs des salles de classe se couvrent de slogans :

« Assez de discours », « Moins de camions, plus de riz », « Il faut que cela change », « Libérez Koumandian », « A bas les Mercedes », et même quelques « Mort à Sékou Touré ».

Les manifestants tentent d’envahir le quartier de Donka où se trouvent la plupart des résidences ministérielles 199, ainsi que le Lycée. La police utilise contre eux des grenades à gaz lacrymogène (récent cadeau de la Tchécoslovaquie). Dans la soirée du 24, la troupe encercle la zone des écoles secondaires, cependant que des milliers de militants du Parti, de miliciens et de membres de la JRDA envahissent les locaux scolaires et s’en prennent aux grévistes qu’ils y trouvent ; selon d’autres versions, ils trouvent les jeunes gens endormis dans les dortoirs. Les étudiants sont bastonnés, quelques étudiantes violées. Beaucoup d’enseignants, d’étudiants et même d’écoliers, sont détenus pendant 48 heures- le temps d’un week-end- au Camp Alpha Yaya 200

Après une nuit d’agitation, des élèves de Conakry saccagent le bureau du ministre de l’éducation. Alors le BPN décide de fermer toutes les écoles secondaires et, le 26, de renvoyer les « meneurs » dans leurs familles par camions et trains spéciaux. Un communiqué annonce ces mesures en même temps qu’il met en cause « certains enseignants » et « certaines ambassades. »
D’autres incidents se produisent dans diverses villes du pays, comme Kindia ; les plus violents éclatent les 22 et 23 novembre à Labé, où les insurgés prennent le contrôle de la ville pendant 24 heures ; l’armée, placée sous le commandement du général Lansana Diané, qui, à peine rentré du Congo-Léopoldville où il commandait le contingent guinéen de l’opération onusienne, a été nommé ministre-délégué pour la région de Labé, intervient avec vigueur contre les manifestants ; il y a trois morts et de nombreux blessés 201
Cependant, à Paris, la FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France) soutient les étudiants et élèves guinéens, et adresse à Conakry un télégramme « exigeant l’annulation immédiate des condamnations illégitimes » et envisageant d’organiser une marche sur l’ambassade de Guinée. Le 30 novembre, le conseiller de l’ambassade de Guinée à Paris convoque les dirigeants estudiantins de cette fédération et s’efforce de les sermonner, sans grand succès. Le 3 décembre, les étudiants guinéens en France se réunissent de nouveau et expriment leur solidarité avec leurs collègues de Guinée.
Le 7 décembre, juste avant le retour du président (il est en tournée en Guinée forestière), il y a d’autres arrestations, sans doute sur l’ordre de Keita Fodéba et d’Ismaël Touré, seuls membres du BPN présents sur place :

  • Baldé Hassimiou
  • Baldé Mountaga (cadre du syndicat mais aussi fonctionnaire du Plan)
  • Fofana Ibrahima
  • Niang Seyni, le professeur de mathématiques sénégalais représentant du PAI

Le 11 décembre, au cours d’une réunion à la permanence nationale du Parti au retour de sa tournée en Guinée forestière, Sékou met en cause pour la première fois les pays de l’Est. Il affirme, lisant le procès-verbal d’enquête, que les comploteurs ont été en relations avec des éléments anti-guinéens basés à Dakar, Paris et Moscou 202, ainsi qu’avec une « organisation communiste secrète » installée à Labé ; il les accuse d’avoir donné des informations à des ambassades de pays de l’Est et d’y avoir reçu des conseils. Sékou cite aussi parmi les principaux meneurs un journaliste, arrêté entre temps, Alpha Ibrahima Diawara 203, qui aurait été en contact avec une ambassade communiste. Tout le monde traduit immédiatement par « ambassade soviétique. »
Pratiquant, comme souvent, l’amalgame, Sékou Touré en profite pour mettre en cause également le colonialisme français ; il cite une lettre d’un étudiant guinéen de l’université de Caen à l’un de ses amis de Conakry, lettre où le jeune homme promet de parler de la situation guinéenne à « Tonton de Gaulle qu’il connaît bien » !
Sékou Touré fait aussi état de connections des comploteurs avec le mouvement maçonnique, car plusieurs des enseignants impliqués seraient des francs-maçons et se réuniraient au sein d’une « cellule maçonnique » 204. Il est vrai que Sékou Touré, qui avait pendant quelques années avant l’indépendance été très proche des cercles maçonniques (notamment par l’entremise d’Yvon Bourges, membre du cabinet de Cornut-Gentille), avait depuis lors pris ses distances.
Début décembre, l’ambassadeur de France, Jean-Louis Pons, fait savoir qu’il provoquerait les sanctions nécessaires à l’encontre des professeurs français sous contrat de coopération qui auraient manqué à l’obligation de réserve, mais qu’il déclinait toute responsabilité pour les activités subversives commises par les professeurs contractuels recrutés directement par les autorités guinéennes. Le 26 décembre, Paris dément officiellement toute implication dans cette affaire.
Sékou informe Moscou qu’il ne veut plus de l’ambassadeur Daniel Solod ; il aurait donné des conseils tactiques à des membres du Syndicat des enseignants favorables aux thèses marxistes ; il serait intervenu auprès de lui pour éviter des sanctions contre les dirigeants des enseignants (les qualifiant d' »amis », ce qui aurait déplu; il aurait aussi encouragé des professeurs soviétiques en poste dans l’enseignement guinéen à se solidariser avec leurs collègues africains.
Le 16 décembre, Sékou demande à l’ambassadeur soviétique de quitter le pays sans délai ; le jour même, Daniel Solod s’embarque pour Moscou. Aucun communiqué officiel ne donne les raisons de son brusque départ 205. Cependant à Paris, l’ambassadeur guinéen Tibou Tounkara tente le 20 décembre de minimiser l’incident ; Solod aurait été prié de rentrer à Moscou pour raisons personnelles, il n’aurait pas été expulsé et son départ n’aurait rien à voir avec les récents événements.
Quelques jours plus tard, Sékou lui-même le contredit publiquement dans une réunion du Parti à Labé. Le récent complot, dit-il le 25 décembre, est le fait d’un groupe marxiste-léniniste dont le but « machiavélique » était d’imposer une dictature marxiste en Guinée ; les comploteurs avaient des contacts au Sénégal, en France et en Union soviétique ; ils avaient bénéficié de sympathies au plus haut niveau dans des ambassades communistes ; l’ambassade de France en Guinée avait aidé les comploteurs en les autorisant à utiliser la valise diplomatique pour leur correspondance ; les étudiants guinéens en stage à Moscou avaient reçu des documents de l’ambassadeur de France ; enfin, plusieurs des étudiants guinéens rappelés de France en raison de leurs activités contre-révolutionnaires bénéficiaient de bourses françaises.

Dans sa péroraison, Sékou menace les « fauteurs de troubles de Labé, les commerçants aux consciences pourries, les enseignants excités », et prévient que « toute personne désormais convaincue d’agissements contrerévolutionnaires sera impitoyablement liquidée sur la place centrale de la ville ». Le ton est implacable.

Aussitôt, comme souvent, les cadres présents en rajoutent. Quelques-uns proposent la peine de mort pour les dirigeants du Syndicat ; certains orateurs demandent la rupture des relations diplomatiques avec les pays qui ont soutenu les revendications des enseignants ; d’autres encore veulent l’expulsion de tous les Français qui ne démontreraient pas publiquement leur soutien à la Révolution ; d’autres enfin exigent la confiscation globale des biens français. Certains réclament le renvoi des missionnaires blancs en Europe ; leur présence à elle seule est un risque permanent de subversion.
Dans sa conclusion, Sékou revient sur ce dernier point ; il conseille à la population d’être « vigilante » avec l’Église catholique et de convoyer vers Conakry les prêtres non africains nouvellement arrivés en Guinée, afin qu’ils soient expulsés ? 206
Avant de se séparer le 30 décembre, les délégués au Congrès approuvent une résolution radicale demandant que les comploteurs soient rejugés et condamnés à mort, et que les relations diplomatiques soient rompues avec les pays dont les représentants ont interféré avec les affaires intérieures guinéennes.
On n’ira pas jusque là. Mais Sékou a manifestement traité cette affaire autrement que lors du « complot d’avril 1960 » ; il avait alors usé d’une série de pratiques qui se généraliseront malheureusement au fil des années : arrestations discrètes, procès sans publicité aucune, absence d’acte d’accusation explicite, tortures, exécutions, expulsion de parents, etc.
Dans le complot des enseignants, Sékou choisit au contraire de porter l’affaire devant une juridiction régulièrement constituée, les peines sont connues et si elles paraissent lourdes, il y aussi des acquittements ; en revanche, les réactions verbales sont vives, et l’expulsion de l’ambassadeur d’un pays ami est une pratique exceptionnelle 207. Elle aura une influence réelle, pendant quelque temps, sur les relations entre la Guinée et l’Union soviétique : Moscou sera même obligé d’envoyer à Conakry dès le 5 janvier 1962 Anastase Mikoyan, vice-Premier ministre, pour normaliser progressivement les rapports entre les deux pays, sans d’ailleurs que la moindre allusion publique soit faite aux événements ci-dessus relatés 208
Et le nouvel ambassadeur soviétique, arrivé à Conakry dans l’avion de Mikoyan, sera obligé d’attendre 49 jours avant de présenter ses lettres de créance à Sékou Touré le 23 février.

Notes
185. Déclaration de Faraban Camara, ancien ministre de l’éducation de la Loi-cadre, ambassadeur itinérant en 1958-59.
186. Edouard Helman ( 1920-2005), connu sous son nom de plume d’Yves Benot, a eu une vie en dehors des chemins battus. Ses parents, juifs roumains réfugiés en France avant la première guene mondiale, furent gazés à Auschwitz. Yves Bénot rejoignit alors la France libre en Angleterre. Après la Libération, il se lie aux milieux littéraires proches des surréalistes et entame une carrière d’enseignant et de journaliste, d’abord au Maroc, où il fut professeur de français et collaborateur au journal de la CGT marocaine (« Le Petit Marocain », puis « Les Nouvelles marocaines ») ; puis à Paris, où il collabora au second quotidien du Parti communiste, « Ce soir », et aux « Lettres françaises » (de 1953 à 1956) : enfin, il collabora longtemps à l’hebdomadaire « Afrique-Asie ». La décolonisation le conduisit en Guinée, où il fut enseignant de 1959 à 1962, puis au Ghana, où il fut directeur adjoint du Ghana Institute of Languages de 1962 à 1964. Cette expérience africaine fut à l’origine de deux de ses ouvrages, « Idéologies des indépendances africaines » (Maspéro, 1969) et « Indépendances africaines. Idéologies et réalités » (Maspéro, 1975). De l’Afrique contemporaine, son intérêt s’est élargi à l’histoire de la colonisation et des fondements idéologiques de l’esclavage et de la conquête coloniale.
187. Voir son témoignage en annexe, portant à la fois sur son arrivée et son travail en Guinée. ainsi que sur le complot des enseignants.
188. Ils seront 170 en 1966, et seulement 52 en 1968.
189. Note Secrète n° A 625843 du 31 mai 1961 (Archives Michel Debré, conservées à la Fondation nationale des sciences politiques, dossier 2DE73)
190. « Marchés Tropicaux », 5 août 1961.
191. Damantang Camara, militant [Maninka — T.S.Bah] chevronné du Parti, a succédé en janvier à Diawadou Barry, ancien opposant Peul rallié, jugé trop libéral et pas assez radical. Le plus proche collaborateur de Damantang Camara est Louis Sénainon Béhanzin, un mathématicien universitaire, béninois d’origine, directeur de cabinet depuis le début de l’année — il deviendra en 1962 inspecteur général de l’éducation nationale —, l’un des inspirateurs de toutes les réformes « révolutionnaires » ultérieures de l’enseignement guinéen. Nous le retrouverons plus tard ministre de l’idéologie et de l’information, et enfin ministre des Fermes Agro-Pastorales d’Arrondissement (FAPA), structure controversée dont il a été le promoteur. Sa femme, Yolande Joseph-Noëlle, d’origine martiniquaise, est professeur d’histoire africaine à l’Institut Polytechnique de Conakry ; son enseignement et ses écrits se sont toujours caractérisés par leur caractère engagé. Pour l’épouser, il a mis fin à sa liaison — notoire — avec sa secrétaire, Madame Sirot, épouse d’un professeur de mathématiques. Après le décès de Sékou Touré en 1984, les autorités militaires ont assez rapidement sorti Sénainon Béhanzin du camp de Kindia, où étaient détenus les anciens dignitaires du régime précédent et l’ont renvoyé au Bénin, où il a résidé jusqu’à son décès, se livrant à des activités agricoles. Mais alors qu’il était encore ministre guinéen, Sékou Touré l’avait remis à la disposition de son homologue béninois, Matthieu Kérékou, mais celui-ci l’avait peu après renvoyé en Guinée, jugeant ses conseils et ses activités difficiles à contrôler. Voir un article qui lui a été consacré par l’auteur après son décès en annexe au chapitre 89.
192. On ne manque pas de rappeler, dans son entourage, les gestes positifs de Sékou Touré en faveur des enseignants, et qui ne laissaient pas présager sa nouvelle attitude : le 10 juillet 1960, lors de la distribution des prix des établissements scolaires, il avait rendu hommage aux enseignants, notamment aux étrangers et le 27 juillet 1960, il avait ouvert la 3ème Conférence mondiale des enseignants qui réunissait à Conakry 150 délégués venus d’une quarantaine de pays. En revanche, d’autres mesures avaient amorcé une radicalisation de l’éducation, que concrétisera l’adoption en 1964 de la Révolution culturelle et socialiste (voir les pages qui lui sont consacrées) : le 5 août 1960 avait été promulguée une Ordonnance sur l’éducation nationale (affirmant que l’éducation a pour but de rénover les valeurs culturelles africaines et décidant la mise en oeuvre immédiate du droit à l’instruction pour tous), et une conférence nationale tenue à Conakry du 14 au 18 août 1961 avait décidé la suppression de l’enseignement privé, l’inclusion de la formation politique comme matière à part entière, et une progressive liaison entre l’école et la production.
193. Il semble que certains enseignants proches ou membres du Parti communiste aient déconseillé à Keita Koumandian de faire distribuer ce mémorandum en dehors des structures du PDG.
194. Témoignage à l’auteur de Seyni Niang, représentant du PAI en Guinée, professeur de mathématiques, Dakar, 30 mai 1998. Seyni Niang, mis en cause dans le « complot des enseignants », arrêté une première fois le 7 décembre 1961, relâché huit jours plus tard, arrêté de nouveau le 24 décembre, en même lemps que tous les autres membres du groupe PAI présents en Guinée, restera en prison sept ans sans être jugé, et sera libéré en 1965 ; il retournera alors à Dakar et reprendra son enseignement de mathématiques au Lycée Van Vollenhoven (voir aussi en annexe le témoignage du professeur Jean Suret-Canale). Les membres du PAI auraient été expulsé à la suite de la rencontre Sékou-Senghor à Labé en janvier 1965. Fondateur du PAI en 1957, le pharmacien sénégalais Majhmout Diop a été condamné au Sénégal à 15 ans de prison par contumace et a vécu de longues années en exil (à deux reprises en Guinée, où il est reçu par Sékou Touré presque en chef d’État, et surtout au Mali). (conversation de l’auteur avec Majhmout Diop à Dakar en 1998).
195. Il rappelle au passage qu’ils s’étaient déjà opposés quelques années auparavant lorsque Koumandian Keita prônait le maintien des liens entre les syndicats africains et les organisations syndicale françaises, alors que lui, Sékou Touré, voulait créer un syndicalisme proprement africain. Sékou ajoute que le Syndicat des enseignants « n’a pas assumé la Révolution guinéenne », mais fait du particularisme. Koumandian Keita a adhéré au BAG moins par conviction ou par refus des thèse du RDA que par hostilité à la personne de Sékou Touré (Sylvain Soriba Camara, op. cité, p. 37)
196. C’est en fait l’Assemblée Nationale qui a été érigée en Haute Cour de Justice. Celle-ci est présidée par Toumani Sangaré, gouverneur de la Région administrative de Guéckédou, apparenté à Madame Andrée, et futur ministre.
197. Il a fait paraître en 1960 à Dakar son livre « Connaissance de la République de Guinée ».
198. Déjà auteur de « Soundiata ou l’épopée mandingue » paru à Paris en 1960. il est également l’auteur avec Jean Suret-Canale d’une « Histoire de l’Afrique occidentale » (Conakry, Ministère de l’Éducation Nationale, 1960, et Paris, Présence Africaine, 1961 ). Ce livre vaudra à Jean Suret-Canale les foudres du Premier ministre Michel Debré, qui menacera de le déchoir de la nationalité française. Pour « contrer » cet ouvrage, le ministère de la coopération, dirigé à l’époque par le ministre Jean Foyer, en fait publier rapidement un autre, confié à un jeune historien ivoirien, Assoi Adiko, mais largement écrit — discrètement — par Yves Person, et dans lequel Houphouët-Boigny lui-même a pris la plume : « Histoire des Peuples Noirs », 1961, CEDA, Abidjan, réédité en 1962 avec André Clérici comme co-auteur). Suret-Canale qualifie Ray-Autra d' »anarchiste de droite » , et rappelle l’une de ses maximes favorites : « Les lois, c’est fait pour les imbéciles » (courrier de Jean Suret-Canale, 2 janvier 2004). Voir le détail de ces informations en annexe.
199. Il s’agit de villas spacieuses construites à l’époque de la colonisation sur crédits publics pour loger les hauts cadres français du territoire. Elles furent toutes utilisées pour loger les ministres et hauts fonctionnaires guinéens.
200. 200. Guinéen né et plus tard installé en Côte-d’Ivoire, Inspecteur du Trésor, directeur du cabinet d’Alassane Ouattara, ministre du Plan et de l’Industrie, puis Premier ministre de la Côte d’Ivoire, et lui-même Premier ministre de Guinée de 1996 à 1999, Sydia Touré, alors âgé de 14 ans, se souvient d’avoir été emmené en pleine nuit de son dortoir et vertement sermonné avec ses camarades par le ministre Keita Fodéba (entretiens avec l’auteur, Conakry, 4 mai 2003 et Paris, 22 mai 2003). Voir également en annexe le témoignage d’Ahmadou Tidjane Traoré, lui aussi écolier au moment de ces événements.
201. Parmi lesquels une fille d’Ibrahima Barry, dit Barry III, ministre de la justice, qui aurait été atteinte d’une balle dans le bras.

Erratum. Interrogée, la fille aînée de Barry III, Salimatou, réfute cette affirmation d’autant plus clairement qu’elle était au CM1 en 1961. Or les écoles primaires ne participèrent pas à la fronde scolaire. Seuls les lycéens manifestèrent et furent réprimés. — T.S. Bah

202. Il est exact que Keita Koumandian et Ray-Autra se sont rendus à Dakar au début du mois de novembre. En outre, une note secrète des services français de sécurité en date du 19 août 1961 donne les indications suivantes : « Selon M. Keita Koumandian, secrétaire général du Syndicat des Enseignants de Guinée, qui s’est rendu récemment à Prague pour assister à un conseil international d’enseignants, la situation politique en Guinée se caractérise par un mécontentement général de la masse. Néanmoins il estime que le peuple guinéen ne comprend pas encore toute l’étendue de sa misère et qu’il faut le laisser souffrir jusqu’au jour où il se révoltera. C’est d’ailleurs l’attitude adoptée par l’opposition. Cette dernière ne se manifeste pas, mais elle est très solide. Ses deux leaders Barry Diawadou et Barry Ibrahima III, respectivement ministres des Finances et du Plan, exécutent les ordres du président Sékou Touré, mais ne prennent pas d’initiatives. Ils ne s’opposent jamais aux décisions du président de la République et ne critiquent pas sa politique. Le mot d’ordre est « laisser faire » , afin de détruire la confiance du peuple qui peut seul anéantir le parti au pouvoir. M. Koumandian lui-même a refusé successivement les postes de ministre et d’inspecteur général de l’Enseignement. Il préfère conserver la direction de son école dans la banlieue de Conakry et avoir une action indirecte sur les enseignants contre lesquels M. Sékou Touré hésite à intervenir. » (archives de Guinée entreposées à l’ambassade de France à Dakar avant renvoi en France)
203. Donné comme correspondant de l’Union Africaine de Presse et de l’Agence Irakienne de Presse, en rapport avec Afrique-Action (futur Jeune Afrique) et le Financial Times, âme damnée du complot et dont le carnet intime qui a été saisi témoigne de sa foi dans le communisme et son contact avec une ambassade d’un pays de l’Est.
204. En fait, les francs maçons de Guinée, membres de la loge « Les Amis Réunis » dépendant du Grand Orient de France, réduits en nombre mais influents, notamment dans l’enseignement, se montraient fort discrets depuis l’indépendance. Après décembre 1960, ils avaient tenu quelques réunions discrètes à Conakry et à Fria. A la suite de cette attaque directe de Sékou Touré, en décembre 1961, ils décidèrent de réduire encore leurs activités et les cessèrent complètement en 1963.
Ultérieurement, deux ministres, qui appartenaient à la franc-maçonnerie, Barry Diawadou et Barry Ill, furent arrêtés et exécutés.
Il faudra longtemps pour les francs-maçons guinéens reprennent normalement leurs activités. Et ce n’est qu’en février 1999 que la Grande Loge de Guinée sera reconnue par la Grande Loge Nationale Française (GLNF). Rappelons que celle-ci est née en 1948 par transformation, de la « Grande Loge indépendante pour la France et ses colonies », elle-même fondée le 5 novembre 1913 sous l’influence du Centre des Amis, une loge du Grand Orient de France.
205. Il y avait déjà eu plus tôt dans l’année un sérieux problème avec Moscou. En juillet 1961, un trafic de diamants est découvert à Kankan. Plusieurs experts russes sont impliqués et incarcérés (le chiffre varie de 4 à 28 selon les sources). Ils expédiaient par la poste à des correspondants à Marseille et à Bordeaux des diamants cachés dans des paquets de café guinéen. Interpol est saisi, mais l’enquête s’avère inconclusive. (lettre du ministère de l’Intérieur au ministère des Affaires étrangères SN/PJ/AEF.7/F/ no 17.277 du 18 octobre 1961 , signée de M. Hacq, directeur du service de la Police judiciaire. Archives Quai d’Orsay GU-9-6).
206. Les relations entre les églises — notamment l’Église catholique — et le gouvernement guinéen sont tendues depuis quelques mois déjà. Voir le chapitre qui y est consacré.
207. Cet épisode, de même que le rôle joué en Guinée au lendemain de l’indépendance par les enseignants et intellectuels venus d’autres pays africains, sont fort bien relatés dans la pièce « Navétanes » de Souleymane Koly, interprétée sous sa direction par l’ensemble musical et théâtral Koteba d’Abidjan.
208. Le souvenir du « complot des enseignants » demeure vif en Guinée, et est utilisé par l’opposition. Une brochure intitulée « Toute la vérité sur le complot des enseignants » et rédigée à Conakry circule dans les milieux des opposants, des intellectuels africains et des étudiants, notamment en France. Datée de mai-juin 1962, elle est signée anonymement de « démocrates guinéens ». « Il existe aujourd’hui dans les cases de la brousse, dans les bidonvilles de Conakry, dans les mines et dans les fabriques, des milliers de personnes qui mûrissent dans leur coeur la haine d’un régime policier qui a déjà frappé ses premières victimes. » Ils se proposent de mener une action pour obtenir « la libération et la réhabilitation des patriotes emprisonnés et la restauration des libertés démocratiques. » (archives Foccart, dossier 470)

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