Du syndicalisme à la politique

webGuinée Histoire


Paris, 1987, JA Presses.
Collection Jeune Afrique Livres. Vol. 3. 254 pages

Chapitre 2
DU SYNDICALISME A LA POLITIQUE


Cette période où il va de réunion en réunion est fondamentale dans la vie et la formation de Sékou. Rapidement happé par le syndicalisme, il comprend très tôt quel remarquable outil de promotion sociale il constitue. Il devient très vite et partout la vedette des congrès syndicaux. Constamment en déplacement, il lui arrivera bientôt de passer plus de six mois par an en dehors de la Guinée.

Avant même qu’il ait franchi le pas décisif et plongé véritablement dans le militantisme, la vie quotidienne de Sékou Touré ressemble d’assez près à celle de tous les adolescents guinéens amoureux de leur époque. Tous les « évolués » ont alors la commune aspiration de vivre pleinement une ère marquée par l’écoulement outre-mer des vélos Peugeot, Raleigh et Hercules et des phonographes La Voix de son maître

Sékou Touré est donc tout le temps sur son vélo, qu’il ne troquera bientôt que pour une moto fournie par le syndicat. Ses loisirs tournent essentiellement autour des soirées dansantes mises à la mode par les générations successives de « Pontins », ainsi qu’on appelait les élèves ou anciens élèves de l’école normale William Ponty de Dakar. Il ressent certainement cette frustration bien visible à l’époque chez tous les jeunes Africains de la région qui n’ont pas pu suivre la voie normale conduisant de l’EPS à Ponty. Les plus fervents en matière de modes vestimentaire et musicale sont justement ceux qui sont restés sur place à ronger leur frein à Conakry, Abidjan ou Lomé.

Si à 20 ans Sékou Touré raffole de belles filles, et de danses nouvelles, tels le fox-trot, la valse, le tango, le lancier et la biguine, c’est que dans les années 1941 à 1948, Conakry donnait le ton en matière de nouveautés musicales. Dans cette ville où il faisait bon vivre, les jeunes s’adonnaient au théatre quand ils n’allaient pas se tremousser au Paris Biguine chez Samia, un libano-syrien, ou au Paris Kondeboundji

Tous ceux qui ont connu Sékou à cette époque notent un de ses traits de caractère: son extrême gentillesse mêlée de courtoisie. Il est charmant au sens étymologique du mot. Il aime tout particulièrement saluer les personnes d’un certain âge: pas une vieille femme, pas un vieillard des entourages qui n’ait aussitôt droit à force salutations et courbettes. Elégant et bien vêtu quand il le peut, le jeune homme restera toute sa vie marqué par les jours de privation des années postérieures à la fin de ses études scolaires: non seulement il lui arrive de sauter un repas mais il connait encore souvent des jours de famine. En 1941-1942, la France est sous la férule du régime fasciste de Vichy, dont les agents sévissent en Afrique, et Sékou Touré est en butte à toutes sortes de difficultés avec les autorités coloniales. Celles-ci en particulier s’opposent longtemps à ce qu’il se présente à divers concours d’intégration à la fonction publique.

En 1945, déjà entré aux PTT, il veut ainsi etre candidat au concours des commis du cadre commun secondaire. Mais ses supérieurs hierarchiques n’encouragent pas ce qu’ils appellent une certaine impatience à brûler les étapes: on lui refuse le droit de s’y présenter parce qu’il ne réunit pas les cinq ans d’ancienneté réglementaires.

Cette même année 1945, l’occasion est offerte aux ressortissants « d’outre-mer » d’accéder au statut de citoyen de l’Union francaise. Par voie de conséquence, ils acquièrent le droit de s’organiser en partis politiques et d’adhérer à des syndicats. Les travailleurs des postes sont parmi les premiers à créer leur syndicat. A Conakry, la réunion initiale pour fonder une telle organisation a lieu au domicile de Joseph Montlouis. On notait la presence de Sékou Touré, bien sur, mais aussi d’ El Hajd Sidiki Diarra, un homme aujourd’hui age de plus de 80 ans et que nous avons rencontre. En se faisant elire secrétaire général du syndicat, Sékou Touré, jeune fonctionnaire generalement bien noté, fait alors preuve d’une grande audace. Certes le droit syndical vient juste d’etre concédé aux Africains, mais de là à en faire un usage aussi rapide…

Dès 1946 Sékou Touré est invité à Paris, en qualité de secrétaire général du syndicat des PTT, au congrès de la CGT, le principal syndicat francais proche des communistes. C’est son premier voyage en France et le voilà, nous dit Jean Lacouture 10, convié aux meetings, aux stages techniques, aux conférences des cadres animées par Andre Tollet ou Dufriche, aux exposés de Pierre Hervé. On dit qu’il se rend alors à Prague. Mais ce voyage en TchecosIovaquie, pour d’aucuns, ne serait qu’une légende. Ce qui est certain, c’est que Sékou Touré ne tardera pas à devenir un familier des pays de l’Est sans qu’on puisse toutefois préciser la date à laquelle il franchit pour la première fois le “rideau de fer”.

A son retour de Paris, Sékou Touré contribue à la création de syndicats dans divers secteurs et coordonne les activités de plusieurs organisations de travailleurs en Guinée. C’est ainsi qu’il deviendra finalement secretaire général de l’Union des syndicats CGT de Guinée, puis beaucoup plus tard, en octobre 1951, secrétaire général du comité de coordination des syndicats CGT d’AOF-Togo. Mais, pour l’instant, Sékou est admis parmi les comptables du Trésor du cadre supérieur et, bien entendu, il crée le syndicat des trésoreries le 21 juillet 1946. Ce dernier point ne paraît pas confirmer, sans permettre d’exclure sa véracité, une rumeur qui a circule au sujet de sa réussite au concours du Trésor: l’administration aurait facilité l’entrée de Sékou Touré dans son nouveau corps pour freiner son influence syndicale.

Sékou, qui soutient les premières grèves d’après-guerre, apparait vite comme un élément subversif.

A la fin des années quarante, alors qu’il a à peine une trentaine d’années, Sékou Touré commence déjà à se manifester sur la scene internationale. Apres avoir signé — avec beaucoup de non-communistes d’ailleurs dont Jacques Chirac — le célèbre appel de Stockholm il se rend au congrès de la paix, à Varsovie, en 1950. Il intervient au nom des vingt-six délégués de l’Afrique noire et est élu membre du présidium du Conseil mondial de la paix. S’il est a cette époque en contact constant avec les principaux dirigeants cégétistes francais, comme Frachon ou Saillant, il ne se voit pas confier de responsabilités syndicales aussi importantes que son collègue soudanais, d’origine guinéenne, Abdoulaye Diallo, élu vice-président de la puissante Fédération syndicale mondiale (FSM).

C’est encore au titre de syndicaliste qu’il prend part en 1950 aux travaux de la commission de la fonction publique d’AOF, et qu’il préside une commission administrative de la France d’outre-mer. Pour avoir soutenu les premieres grèves d’après guerre, Sékou Touré apparaît aux autorités coloniales comme un élément subversif. L’administration l’avait deja rendu responsable du conflit social de quinze jours qui avait paralysé du 20 décembre 1945 au 4 janvier 1946 toutes les communications téléphoniques du territoire et qui s’était terminé par la victoire des grévistes. L’année suivante, en 1947, le Parti démocratique de Guinee naissant, la formation de Sékou Touré, apportera un appui matériel et moral a la grève des cheminots. Cette grève s’étend bientôt à l’ensemble des chemins de fer de l’AOF. Sékou Touré, secretaire général de la CGT, peut se targuer du plus fort pourcentage de grévistes sur le réseau Conakry-Niger et il obtient l’arrêt complet de toutes les activités de la voie ferrée. Ce très long conflit, qui dure quatre mois, a été brillamment évoqué par le romancier et cinéaste sénégalais Sembene Ousmane dans son livre Les Bouts de bois de Dieu. Les cheminots connaissent des moments très douloureux: pour vivre certains doivent vendre tous leurs biens-mobiliers, bijoux, etc. Finalement, la direction générale des chemins de fer cède et les cheminots obtiennent gain de cause. C’est un triomphe personnel pour Sékou Touré, dont la renommée dépasse désormais les frontières de sa Guinée natale.

Cette renommée ne l’empêche pas de tâter de la prison politique entre le 11 et le 14 juin 1950. Mais son arrestation, à la suite d’une grève pour l’augmentation du SMIG, provoque une telle émotion populaire que le gouverneur du territoire, Roland Pré, renonce vite à lui faire accomplir sa peine. Le fonctionnaire Sékou Touré est cependant mis à la disposition du gouverneur du Niger, c’est-à-dire exile loin de Conakry. Il refuse de rejoindre son poste et démissionne de l’administration. Le 25 janvier 1951, il sera alors définitivement révoqué de l’administration coloniale, par arrêté du nouveau gouverneur de la Guinee, Paul-Henri Siriex

Pour Sékou Touré, le syndicalisme, où il se forme à la fois comme homme et comme chef, s’avère un excellent moyen pour s’assurer le contrôle des masses et devenir l’émule à la fois de l’intellectuel Leopold Sedar Senghor et du tacticien politique Gabriel d’Arboussier du Senegal ou du notable Houphouet-Boigny de Cote d’Ivoire. Personne à cette époque ne peut cependant douter de la sincérité de son combat dans le cadre ouvrier, de l’attachement qu’il accorde à cette forme d’action. Tous ses efforts sont, au début, tendus vers ce type de militantisme, qu’il semble préférer à l’action politique à en juger par ce qu’il écrit dans Le Réveil du 31 mars 1947: Le syndicalisme est l’école de la lutte. C’est dans la lutte qu’on arrive à se mieux aimer et apprécier […] La force est dans la masse; cette masse, nous la formons déja; servons-nous de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre masse, pour avoir la force. La politique syndicale a quelques avantages sur la politicaillerie locale. Au moment ou la politique vous dressera les uns contre les autres, le syndicalisme au contraire vous unira pour, non pas comme la politique vous enrichir de mots, de rêves, d’illusions, mais pour vous remplir le grenier, le porte monnaie et le ventre. » Avec de tels propos Sékou Touré ne peut pas ne pas rallier de tres nombreux partisans. Un homme qui affirme ne se situer que sur le plan syndical, pour la défense des intérêts des travailleurs, et qui dénonce la policaillerie, germe de division, a tout pour séduire les travailleurs.

Comment ne pas le remarquer: Sékou Touré parait aussi discipliné pour suivre les voies de la formation sur le tas qu’il s’est révélé rebelle à la scolarité coloniale normale. Le jeune homme ne manque pas de culot mais il se montre dans une large mesure un instrument docile aux mains des communistes et autres syndicalistes cegetistes métropolitains. Selon maints témoignages de contemporains français et guinéens, ce sont les communistes qui le poussent à militer à la poste et qui en ont fait leur homme dans la place. De même ce sont eux qui le lancent aux plans syndical et politique.

En Guinée, a cette epoque, il est d’ailleurs le seul Africain à occuper avec un tel succès le terrain syndical. La plupart des syndicats du secteur privé sont affiliés à egalité soit à la CGT soit à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Sékou Touré est pratiquement le leader de l’organisation liée aux communistes tandis que David Soumah préside aux destinées de la centrale chrétienne. La rivalité haineuse entre les deux hommes date de cette époque. David Soumah, de formation générale et syndicale nettement supérieure, semble alors promis a un avenir plus brillant… mais il n’y a aucun handicap que Sékou, intrigant, radical, volontiers démagogue, ne puisse surmonter.

En avril 1952, il crée la premiere gazette des travailleurs guinéens, L’Ouvrier. Il rédige la plupart des articles, qu’il compose lui-même avant de les reproduire à la ronéo. Au mois de novembre de la même année, une grève générale est organisée pour exiger le vote rapide d’un code du travail. L’année suivante, le 19 septembre 1953, une autre grève est déclenchée pour en obtenir l’application. Dans L’Ouvrier, Sékou Touré mène à chaque fois la lutte et soutient les grévistes. Ses éditoriaux s’intitulent: Honneur a ceux qui luttent, Parlementaires, conseillers généraux, ce serait trahir vos mandats que de rester indifférents devant ce conflit, L’action des travailleurs s’organise contre les saboteurs du Code du travail qui sont les fossoyeurs de l’Union française, ou encore Nouvelles raisons de lutter contre le colonialisme, affameur des peuples
Si la grève des cheminots a representé un évènement mémorable pour tous les Aofiens 11, elle est une étape décisive pour la carrière personnelle de Sékou Touré, c’est la grève de 1953 qui le consacre définitivement comme un des jeunes espoirs de l’Afrique militante de demain. Est-ce une réminiscence des messages de la résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale à la BBC ? Toujours est-il que les bulletins distribués aux quatre vents par le jeune agitateur commencent alors souvent par: Nous voilà au vingt-cinquieme jour de grève, ( au quarante-sixième jour, et ainsi de suite jusqu’au soixante-treizième, date de la fin de la grève. Les travailleurs tiennent le coup et finissent par remporter de haute lutte la victoire. Paul Bechard, gouverneur général de l’AOF, est contraint de céder. L’écho de cette deuxième victoire porte très loin; elle marquera la conscience des jeunes Africains que commence à sensibiliser le militantisme révolutionnaire.

Si Sékou Touré a privilégié jusque là le pur syndicalisme, c’est sans doute par goût mais aussi parce que le pouvoir colonial a voulu interdire le cumul des responsabilités syndicales et politiques. Très vite, pourtant, sous le syndicaliste sommeille l’homme politique. Au milieu des années quarante déjà, on retrouve ainsi Sékou Touré à la tête d’un petit mouvement politique dénommé Union patriotique, qui obtient en février 1945 son affiliation au Front national. Ce mouvement, qui n’a évidemment rien à voir avec la formation française du même nom dirigée aujourd’hui par Jean-Marie Le Pen, est une organisation issue de de la résistance métropolitaine dominée par le Parti communiste français (PCF). Comme tous les groupements politiques de l’hexagone, il tente de s’implanter dans les pays d’outre-mer au lendemain de la guerre. C’est alors, témoigne l’ancien instituteur El Hadj Fode Lamine Touré, qu’on voit arriver en Guinée de nouveaux « colons », plus préoccupés de nos conditions de vie. Ces Européens proviennent des partis progressistes métropolitains. Nous commençons a recevoir des journaux, tel L’AOF de Lamine Gueye, qui éveillent nos consciences. Parmi les jeunes qui subissent alors l’influence de membres du Front national on trouve, outre le futur leader de la Guinee, Diallo Abdourahmane et Saifoulaye Diallo. Les animateurs du Front national semblent cependant avoir vite choisi Sékou Touré comme leur homme en Guinée. Ayant tout de suite décélé ses qualités d’organisateur et son ambition, ils le projettent sur le devant de la scène. Aussi dans le premier bureau guinéen du mouvement, constitué en 1945 et composé essentiellement d’Europeens, voit-on Sékou Touré occuper le poste de secrétaire adjoint 12. Son nom est apposé en bas de toutes les convocations invitant la population de Conakry aux réunions du Front national. Il y prend toujours la parole. Sékou Touré et ses amis du mouvement communiste multiplient les meetings et songent à présenter des candidats aux premières élections législatives de l’après-guerre. Pour la première fois, en effet, les territoires d’outre-mer sont invités à envoyer des représentants au Parlement français. Seulement, le mode de scrutin en vigueur-le double collège-etait inique.

Décelant ses qualités, les communistes projettent l’ambitieux Sékou sur le devant de la scene.

Le premier collège est constitué par une poignée de colons blancs; le second, par les électeurs africains. Un certain Ferrari est investi par le Front national pour defendre ses idées dans le premier collège; Sékou Touré manifeste le désir de se présenter sous l’étiquette du Front dans le deuxième college. Mais sa candidature se heurte à des oppositions internes et finalement le Front ne patronne aucune candidature africaine. Sékou Touré ne renonce pas pour autant a ses ambitions politiques. En dehors du Front national, quelque peu marginalisé bientôt par l’éviction des communistes du gouvernement en France, et de l’ephémère Parti Progressiste de Guinée (PPG) fondé par Fode Mamadou Touré, il n’y a en Guinée, au lendemain de la guerre, que des groupements régionaux à base ethnique:

  • le Comité de Basse-Guinée
  • l’Amicale Gilbert Vieillard (au Fouta)
  • l’Union mandingue
  • l’Union forestiere

et des goupuscules également ethniques comme

  • le Foyer des Sénégalais
  • le Foyer des métis
  • l’Union des Toucouleurs
  • l’Union des insulaires.

Sékou Touré, en tant que Malinke, quitte le Front national pour militer un court moment dans l’Union mandingue animée par Framoi Berete et Mamba Sano. Ces groupements ethniques sont censés faire de la politique, mais leur action se limite surtout à soutenir, en periode électorale, les candidats de leur ethnie. Des alliances sont parfois conclues plus tard entre certains de ces groupements ethniques, alliances qui peuvent aboutir à la creation de véritables partis politiques. C’est dans ce cadre qu’il faut situer la fondation du Parti démocratique de Guinée (PDG), section guinéenne du Rassemblement démocratique africain (RDA), le grand parti interterritorial créé en octobre 1946 à Bamako sous l’égide de Félix Houphouet-Boigny.

La France et ses colonies viennent de sortir de la terrible guerre mondiale qui a fait des dizaines de millions de morts et de blessés. Ceux qu’on appellent les tirailleurs sénégalais, autrement dit les soldats africains de l’armée française, se sont battus sur tous les fronts de l’Europe et de l’Afrique du Nord, contre les armées hitlériennes pour la défense de la liberté. Les civils africains ont, pour leur part, participe à l’effort de guerre par des impôts et corvées de toutes sortes. A plusieurs reprises, au cours du conflit, notamment à Brazzaville en 1944, le général de Gaulle, chef des Français libres, a affirmé sa volonté de remettre ses pouvoirs, des la Libération, a une assemblée nationale constituante. Aussi la question de la représentation des territoires d’outre-mer au sein de cette assemblée s’est-elle posée dès la Libération: le décret du 22 août 1945 du gouvernement provisoire de la France décide que, comme nous l’avons vu, les territoires d’outre-mer enverront désormais des députés au Palais-Bourbon. Mais, dans les colonies comme en métropole, nombreux sont ceux qui jugent prématurée l’émancipation des sujets français et qui se dressent contre la décision gouvernementale. Leur réaction pousse les hommes politiques africains à la lutte. Pendant quelque temps l’action de ces derniers reste inefficace tant leur division est grande. Ayant pris conscience de leur faiblesse, ils décident alors de la création d’un grand rassemblement de toutes les organisations et de tous les hommes porteurs d’un message de fidélité et d’union des Africains. C’est ainsi que le 28 octobre 1946 sont conviés à Bamako tous les parlementaires africains, quelles que soient leur origine territoriale ou leurs convictions politiques. Fidèles à la tradition africaine, ils songent à confier la présidence de leur mouvement au doyen des parlementaires africains: Lamine Gueye, député du Sénégal. Mais l’administration coloniale a réussi à dissuader la plupart des élus africains de prendre part à cette rencontre historique et nombre d’entre eux, à commencer par le président pressenti, se defilent. Des lors l’avant-garde porte son choix sur Felix Houphouet-Boigny, médecin, planteur, notable, pour assurer la présidence du futur mouvement. Passant outre à toutes les pressions administratives, plus de huit cents délégues sont ainsi venus de Guinée, de Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Dahomey (Benin actuel), du Niger, du Soudan (Mali actuel), du Cameroun, du Tchad, pour participer au congres constitutif du RDA. Nous sommes à la veille des élections législatives de novembre 1946, où le RDA réussit à présenter partout des candidats. Il s’adjuge onze deputés qui, sous la houlette de Houphouet-Boigny, s’apparentent au groupe parlementaire cornmuniste, le seul parti métropolitain résolument anticolonialiste. Malgre les dénégations tardives de nombreux leaders du RDA, qui évoquent une simple alliance parlementaire de convenance, il ne fait pas de doute que ce compagnonnage n’est pas sans effet: le Parti communiste francais a fortement marqué les premiers militants nationalistes africains. Comment s’en étonner d’ailleurs puisque, comme l’écrira l’Antillais Gabriel Lisette, alors fonctionnaire au Tchad et un des membres fondateurs du RDA: Le parti communiste est le seul qui, par son programme et ses formes d’organisation, accepte I’alliance dans les conditions définies par les députés RDA13. La Guinée a envoyé dix délégués au congrès constitutif du RDA. Ces délégués venant de tous les groupements politiques du territoire, des divergences sur les rapports avec la colonisation apparaissent: seuls les délégués du Parti progressiste de Guinee de Fode Mamoudou Touré et ceux du Groupe d’études communistes envisagent la nécessité de transformer les relations entre le pays colonisateur et les pays colonises. Malgré ces divergences toutes les formations politiques se rallient au programme du RDA, qui a décide à Bamako de créer des sections du mouvement dans tous les territoires. C’est ainsi qu’est né le Parti démocratique de Guinee (PDG), section guinéenne du RDA, le 14 mai 1947, lors d’un meeting en plein centre de Conakry, sur la place de Nafaya.
Madeira Keita, d’origine malienne, alors fonctionnaire à l’Institut francais d’Afrique noire, en est le premier secrétaire general. N’ayant aucune activité syndicale, il n’est pas concerne par l’interdiction du cumul entre responsabilités syndicales et politiques édictée par l’administration coloniale.
Mais dans le même temps, à Paris, les communistes sont exclus du gouvernement tripartite. Et cette nouvelle situation va créer d’énormes difficultés au RDA. Le ciel s’assombrit et de tous côtés les nuages s’amoncellent: le benjamin des députés RDA, le Voltaique Kabore Zinda, meurt dans des circonstances mystérieuses; le ministère de la France d’outre-mer décide de la création du territoire de la Haute-Volta, coupé du Soudan et de la Côte d’Ivoire; les militants sont souvent molestés, surtout en brousse, et subissent des pressions comme au temps du rassemblement de Bamako.

Dès le départ Sékou Touré devient l’homme fort du RDA en Guinée

En Guinée, le PDG subit les assauts de l’administration coloniale des les premières années de son existence, comme en témoigne Gabriel Lisette14 :

En Guinée, on arrête sans mandat, on « boucle » sous les inculpations les plus fantaisistes, après des parodies de jugement. Moussa Sagno et Gobon Bian Napele, accusés « d’usurpation de fonctions et d’entrave à la liberté du commerce », sont frappés par le tribunal de Conakry de deux ans de prison, cinq ans d’interdiction de séjour et 20 000 F CFA d’amende (40 000 francs metropolitains de l’epoque). En avril 1950, dans des conditions tout à fait troublantes, le feu est mis nuitamment à la permanence de la sous-section de Nzerekore. En juin de la même année, ce sont les arrestations et condamnations de sept dirigeants syndicalistes, poursuivis pour « grève illégale » à la suite d’une grève générale les 9 et 10 juin. Sékou Touré, secrétaire géneral de l’Union des syndicats CGT et membre du comité directeur du RDA de Guinée, est du nombre

Entre 1949 et 1951, bien qu’affaibli par la vague de répression, le PDG réussit à trouver de nouveaux adhérents en développant la lutte contre les livraisons obligatoires de produits agricoles et en couplant progressivement luttes syndicales et luttes politiques. L’administration coloniale, cependant, accentue ses tirs de barrage contre le RDA. Ainsi toute la direction du PDG, ou siègent des employés de l’administration, est mutée loin de Conakry pour être dispersée: Madeira Keita se trouve parachuté au Dahomey (Benin actuel), Sékou Touré au Niger, Ibrahima Diané à Beyla, une localité située près de la frontière ivoirienne, Moussa Diakité à Mali, au Fouta-Djallon.

Le mouvement demande à Madeira et à Sékou de ne pas bouger de la Guinée. Les deux meneurs décident alors de sacrifier leur carrière et de rester sur place. Ainsi commence pour Madeira Keita une difficile traversée du désert. Sans support financier, sans relations solides puisqu’il est originaire du Mali, il tient difficilement le coup. Tout autre sera le sort de Sékou, habile à se tirer de tous les mauvais pas. Sans trop de soucis matériels, puisqu’il est notamment aidé financièrement par Félix Houphouet-Boigny, il profite de sa liberté de mouvements pour multiplier les contacts tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays et consolider sa position. Aussi quand, de guerre lasse, harcelé par l’administration et par sa femme, Madeira finit par rejoindre en 1952 son poste au Dahomey, il est bien placé pour lui succéder. Et de fait, le poste de secrétaire general du PDG lui échoit dès 1952 après un interim d’Amara Soumah. La répression coloniale aura donc prévenu tout risque de débordement de la rivalité potentielle Madeira-Sékou, deux hommes du même bord au RDA. Reste la confrontation avec les forces extérieures. A cette époque, en Guinée, c’est la Section francaise de l’Internationale ouvriere(SFIO) qui a le vent en poupe, avec ses representants locaux Yacine Diallo et Barry Diawadou. Yacine Diallo avait adhéré à la SFIO dès les années 1946-1947, puis avait créé en Guinée un parti, l’Union francoguinéenne. Lamine Gueye lui avait envoyé des renforts en militants du Senegal: c’est alors par exemple que Nfa Touré, un Guinéen influent résidant à Dakar, se rendit en Guinée. A la veille des élections législatives de 1951, Yacine Diallo et son parti sont donc fin prêts. Lors de ces élections, le PDG, à la surprise générale, présente Sékou Touré et non Madeira Keita, alors son secrétaire général. Sékou Touré, qui a silloné le pays en menant une campagne de propagande, a réussi à se faire plébisciter et à mettre le parti devant le fait accompli. La caution pour faire acte de candidature s’élève à 5 000 F CFA (10 000 francs métropolitains de l’époque), une somme que, naturellement, Sékou Touré ne possède pas. Plus tard, il aimera volontiers rappeler que ce sont les dockers du port de Conakry qui se sont cotisés pour lui offrir cette caution. En réalité, elle fut payée, sait-on de bonne source, par El Hadj Mamoudou Fofana , un notable riche et influent de Conakry qui deviendra l’un des ministres de Sékou Touré, avant d’en être la victime. Il n’en demeure pas moins qu’en 1951, Sékou Touré est largement battu aux élections législatives par Yacine Diallo et Mamba Sano, mieux préparés et plus puissants. Mamba Sano avait quitté le RDA depuis 1948 parce que, nous a-t-il confie peu avant sa mort, j’avais compris que le mouvement était noyauté par les communistes. Visait-il ainsi, parmi d’autres, Sékou Touré ? En fait, il ne suffit pas à ce dernier d’être l’homme des communistes pour émerger. Et il a su saisir l’opportunité que lui offre précisement le départ de Mamba Sano du RDA pour élargir son assise en s’imposant comme l’homme de la situation auprès d’Houphouet-Boigny. La section guinéenne du RDA bénéficiera ainsi, à partir de 1952, d’une aide financière constante du Parti democratique de Cote d’lvoire (PDCI), la section ivoirienne du RDA.

Bientôt le succès de la grève de 1953, nous l’avons vu, fait définitivement de Sékou Touré une figure africaine. Pour atteindre le zénith, il ne lui manque que le martyre. L’administration coloniale lui fournit cet atout : elle ne le jette pas en prison, mais organise contre lui, en 1954, lors de l’election législative partielle consécutive à la mort de Yacine Diallo, un des truquages électoraux les plus évidents, les plus cyniques, d’une histoire politique fertile en opérations de ce genre.

Sékou Touré ne devait donc pas encore entrer cette année là au Parlement. Le PDG faisant figure de parti d’opposition à l’administration coloniale, exactement comme le RDA pour toute l’Afrique, on imagine sans peine tout ce qui s’est tramé pour lui barrer la route lors des diverses consultations populaires : bourrage méthodique des urnes au profit des candidats bien vus, éviction systématique des opposants lors du dépouillement des votes et de la proclamation des élus, intimidation des électeurs, etc. Même Maurice Voisin, directeur du journal satirique Les Echos d ‘Afrique noire, pourtant pro-français, écrit alors que par ces truquages, l’administration avait commis une erreur. En tout cas, la réputation d’intransigeance du leader syndicaliste s’en est trouvée accrue. Et lorsqu’il est appelé au comité de coordination du RDA. en 1954, il fait nettement figure de jeune Turc : on le surnomme l’enfant terrible du RDA

Opportuniste, Sékou Touré, en effet, n’a pas songé à prendre ses distances avec le RDA au moment du fameux repli tactique de 1951 qui le détache de la mouvance communiste. Il n’a pas suivi les autres représentants de l’aile radicale du mouvement, Ruben Um Nyobé et Felix Roland Moumié de l’Union des populations camerounaises (UPC) au Cameroun, Bakary Djibo de la Sawaba au Niger, ni les éléments de l’Union democratique senegalaise (UDS) au Senegal. Cette fidelite lui a valu d’être élu en 1953 conseiller territorial de Beyla. Un poste qui lui assure un revenu régulier mais d’une importance toute relative. Certains disent qu’il bénéficiera pour cette élection de la bienveillance du gouvernement general de l’AOF, autrement dit, pour ramener les choses à leur juste proportion, qu’on ne truquera pas cette fois-la le scrutin pour l’empêcher de passer. Mais pour la plupart des commentateurs, il incarne alors déjà le nationalisme africain le plus passionné, aux côtés d’un Nkrumah ou d’un Modibo Keita. Le nom de Sékou Touré est désormais célèbre auprès des Guineens, d’autant plus qu’il n’hésite pas, dans son rôle de syndicaliste révolutionnaire, à payer de sa personne. Il lui arrive souvent de faire des centaines de kilomètres simplement pour aller défendre un employé contre son patron.

La mise en place de nouvelles équipes à Paris, au ministère de la France d’outre-mer, et surtout à Dakar, avec la nomination en septembre 1951 de M. Bernard Cornut-Gentille comme haut-commissaire de l’AOF, entame bientôt un changement complet d’attitude de l’administration à l’égard de Sékou Touré. Cornut-Gentille, tout comme plus tard Teitgen quand il sera nommé au ministère, a l’intelligence de constater qu’il est beaucoup plus dangereux de rejeter indéfiniment un Sékou Touré dans l’opposition, voire l’illégalité, que de lui permettre d’entrer regulièrement dans les assemblées de la République et d’exercer les charges qu’appellent son talent et son ascendant sur les masses. Les conséquences de ce changement d’attitude de l’administration coloniale vont être immédiates. Et commencent alors pour Sékou Touré, que Bernard Cornut-Gentille se charge personnellement de récupérer les consécrations électorales et parlementaires. Vers la fin de la première moitié des années cinquante, le parti de Sékou Touré est le seul en Guinee à avoir une structure solide.
Dès le départ verticale, cette structure embrasse toute l’étendue géographique: le quartier, le village, la circonscription administrative, le territoire. Ainsi le PDG, depuis l’origine, est conçu, à l’instar des partis communistes, sur le principe du centralisme démocratique.
Le comité directeur, devenu bureau politique, transmet aux sections et sous-sections ses mots d’ordre.

Les manoeuvres electorales de l’administration empêchent Sékou de devenir député.

Grâce à cette organisation, et surtout à partir de l’élection de Sékou Touré à Beyla en 1953, qui montre que le PDG n’est plus condamné à rester un parti paria, le succès de la formation nationaliste ira grandissant. Face à lui, plusieurs courants politiques tentent de s’implanter solidement, surtout après la mort de Yacine Diallo. De son vivant, le leader du Parti de l’Union française, une émanation de la SFIO, ralliait en effet sur son nom tout l’électorat du Fouta Djallon. Dès sa disparition, deux principaux chefs de file se disputent sa succession: l’Almamy Sori Dara de Mamou et l’Almamy Aguibou Barry de Dabola. Cette division rend particulièrement difficile la captation de l’héritage politique de Yacine Diallo. L’Almamy de Mamou fait venir de Paris, où il était étudiant, Barry III et soutient sa candidature à la députation contre Diawadou Barry, fils de l’Almamy de Dabola. C’est pourtant ce dernier qui est élu en remplacement de Yacine Diallo, après avoir été soutenu par une fraction de la Basse-Guinée, notamment par les notables. On sait que Sékou Touré, également candidat, soutenu par les jeunes, et surtout les femmes, est à cette occasion ecarté en raison des manceuvres électorales de l’administration dirigées contre lui.

Le jeu politique guinéen se complique et évolue désormais en fonction des initiatives de Sékou Touré. Au Fouta Djallon comme ailleurs en Guinée, il va rallier les couches opprimées et bouleverser les critères du leadership social. Son ascension personnelle implique en effet la prise en compte des couches sociales d’origine modeste voire prolétarienne. On comprend dans ces conditions qu’elle suscite la réaction de l’aristocratie traditionnelle, des fils de chefs et autres privilegiés du passé comme du présent. C’est donc parmi ces derniers qu’on trouvera pour l’essentiel les éléments, tous des notables, qui vont former l’ossature du Bloc africain de Guinée (BAG), parti créé en 1954, face au PDG, pour tenter de freiner une certaine évolution sociale jugée trop rapide.

En France, la situation politique débouche alors, en 1956, sur des élections: pour avoir par deux fois refusé sa confiance au gouvernement d’Edgar Faure, l’Assemblée nationale a été dissoute en novembre 1955 et les électeurs sont convoqués le 2 janvier suivant pour élire leurs nouveaux représentants. En Guinée, les rapports de gendarmerie démontrent que cette campagne électorale est très sérieusement preparée par le PDG. Le parti lance notamment une campagne nationale pour inciter les ayants-droit à s’inscrire sur les listes électorales. Le chiffre des inscrits passe ainsi de 472 837 à 975 119. D’autre part, les responsables du PDG parcourent tout le pays, méthodiquement, pour répondre aux questions et populariser leurs idées. Désormais assurés de la neutralité bienveillante des autorités, ils peuvent installer des représentants et des scrutateurs dans les huit cent quatre bureaux de vote du territoire et organisent même le transport en camion des électeurs vivant dans des hameaux ou des villages très éloignés. Les résultats ne se font pas attendre. Sur les trois sièges de député à pourvoir en Guinee, le PDG en emporte deux, dévolus Saifoulaye Diallo et bien sûr Sékou Touré, ne laissant au BAG, représenté par Diawadou Barry, que le dernier. Dès lors Sékou Touré va de succès en succès et l’année suivante, il est élu grand conseiller de l’AOF. La victoire de 1956 consacre la tenacité de l’homme et son sens de l’organisation. Cette victoire montre également que les slogans du parti, en faveur d’une plus grande justice sociale, sont parfaitement entendus d’une population très largement déshéritée. En 1956, le syndicaliste Sékou Touré a définitivement réussi à faire la courte échelle au leader politique.