Sékou Touré : le héros et le tyran

webGuinée Histoire


Paris, 1987, JA Presses.
Collection Jeune Afrique Livres. Vol. 3. 254 pages

Chapitre 5
MAITRE DE LA GUINEE (1959-1968)


Après le 1er avril 1959 plus aucun avocat, notaire ou huissier n’a le droit d’exercer.

Sekou Toure ayant fait voter « non » au referendum du 28 septembre, il ne reste plus qu’à proclamer la République. A peine celle-ci est-elle inaugurée, le 2 octobre 1958, qu’on entend le leader guinéen déclarer dans l’un de ses discours enflammés: Hommes et femmes, jeunes et vieux du PDG, vous aurez a surveiller tout le monde, à commencer par le président Sekou Toure, dans les moindres attitudes, publiques comme privees. Tous ceux que vous considerez comme susceptibles de faire honte à la Guinee et à l’Afrique, dénoncez-les.
Pouvait-on deviner que s’annoncaient déjà là le recours permanent à la police secrète et la mise au pas du peuple ? Dès ce moment, la première devise de Sekou se ramène en substance à ceci: Surveillez-vous les uns les autres, moi je vous surveille tous. Et quand il annonce, dans un meeting, que le parti impose sa dictature comme un conducteur impose sa dictature aux passagers d’un véhicule, une phrase qu’il affectionne, les Guinéens ne vont pas tarder à comprendre qu’il ne saurait désormais y avoir qu’un seul commandant à bord. C’est là le sens profond de la révolution telle que l’envisage Sekou Toure, comme le demon trent vite quelques mesures exemplaires. Des le 27 janvler 1959 un decret organise la suppression de la liberte d’information. On va jusqu’a déconseiller aux particuliers de posseder des postes recepteurs puisque le ministre de l’Interieur estime qu’il s’agit la d’un indice de rebellion. Un autre decret en date du ler mars 1959 interdit bientot la parution de Guinée Matin, quotidien du groupe Charles de Breteuil, actif dans tout l’Ouest africain. Il était jusque là en sursis, car possédé par un étranger. Seul est désormais autorisé l’hebdomadaire du parti: La Liberté, qui devient Horoya – mot signifiant exactement liberté en soussou comme en malinke. Quant à la restriction de la liberté professionnelle, elle intervient le ler avril 1959 et aucun avocat, notaire, huissier n’a plus le droit d’exercer, si ce n’est à la demande des autorités.
Plus significative encore de la direction que prend le régime, la création d’une organisation unique de jeunes, directement dépendante du Parti democratique de Guinée (PDG): la Jeunesse de la révolution démocratique africaine (JRDA). Le congrès constitutif se tient sous le hangar de la bourse du travail à Boulbinet, en bordure de mer.
Nous sommes fin mars 1959 à 15 heures et la salle du congrès est pleine à craquer. A 15 heures 30, coups de sirène, le Président Sekou Toure et sa suite arrivent. Quelqu’un lance dans un haut-parleur: Le président de la Republique ! La foule se lève comme un seul homme, et applaudit. Le président et son cortège entrent et s’installent. Au bout de dix minutes, curieusement ils ressortent. Dix à quinze minutes après, l’annonceur reprend le micro et lance: Le camarade secrétaire général du parti !. Et Sekou Toure et sa suite réapparaissent et la foule applaudit à nouveau.
Ainsi ouvert de façon spectaculaire, le congrès proprement dit se réduit à un discours-fleuve du président secrétaire général. Et à une litanie de motions de fidélité présentées par les délégations. En quelques mots, Sekou Toure indique la voie dans laquelle doit s’engager désormais le pays, à savoir la voie de l’unanimisme: A partir de ce jour, crie-t-il du haut de la tribune, aucune organisation de jeunes étudiants -équipes sportives, scouts, associations culturelles ou religieuses- n’a d’existence légale en Guinée. Tous doivent désormais se fondre dans la JRDA. En feront obligatoirement partie tous les jeunes garçons et filles âgés de 10 à 25 ans. Avec une suite remarquable dans les idées, Sekou met ainsi d’un coup la main sur les jeunes après s’être occupé dans la phase précédente des partis adverses, des syndicats et des opposants au sein de son propre parti. Les derniers outils de la dictature sont en train d’être forgés.
Les peuples africains et leurs amis ont tellement aspiré à l’indépendance qu’ils ne se rendent pas compte tout de suite que leur idéal est en fait bafoué dans cette Guinée parée de toutes les vertus pour avoir ainsi choisi l’émancipation totale. Cette erreur d’optique, bien compréhensible, se retrouve même chez les penseurs les plus lucides. Il suffit de consulter pour s’en persuader le numero de décembre 1959 et janvier 1960 de la revue Présence africaine consacre à la Guinee indépendante. Il faut surtout y lire l’article d’ Aimé Césaire : La pensée politique de Sekou Toure
Supporter enthousiaste, l’écrivain poète antillais ne tarit pas d’éloges à l’égard du leader guinéen. Voici ce qu’il écrit: Oui, Sekou Toure, de tout son temps, s’est donné un but net, qu’il n’a jamais caché à ses partenaires européens, ni à ses partisans africains: l’indépendance de son pays […] Si bien, que lorsque se présenta pour lui « l’offre du destin », il était prêt, et la Guinée elle aussi, elle surtout, était prête. C’est sans doute là ce qui, en definitive, le met hors de pair en Afrique: cette liaison quasi charnelle avec la masse dont il parle non seulement la langue, mais ce qui est plus important, le langage […] Et Césaire d’ajouter: Lui [Sekou Toure] qu’en Europe on campe si complaisamment en dictateur, je suis frappé de son haut sentiment des droits du peuple, des droits de son peuple, et on sait que s’il est un reproche qu’il fait au regime colonial, c’est d’être les tenants d’une politique qui refuse de donner la parole au peuple. Un panégyrique difficile a relire sans sursauter vingt-cinq après…
Mais les ambitions de Sekou Toure ne se limitent pas à la caporalisation des mouvements de jeunes. Il va mettre petit à petit en branle une véritable révolution économique. Au cours de l’année 1958, on s’étonne pourtant de la modération des premières mesures dans ce secteur. C’est ainsi qu’un décret du 20 novembre 1958 crée un comité interministériel charge de conseiller le gouvernement pour réorganiser l’économie guinéenne sans qu’il soit jamais fait mention d’une quelconque modification fondamentale. S’agissant de la principale ressource minière du pays, le gouvernement s’empresse même de reconduire les accords antérieurs qui garantissaient au Consortium d’alumines de Fria et aux Bauxites du Midi un régime fiscal privilégié. Le même gouvernement guinéen se contente seulement de bloquer les prix quand le franc est dévalué le 28 décembre 1958. Le gouvernement est d’ailleurs provisoirement à l’abri des soucis financiers grâce à diverses aides, notamment du Ghana et des pays de l’Est, les premiers à reconnaitre le nouvel Etat. L’URSS lui accorde un premier prêt de 35 millions de dollars des 1959.

Si la Guinée de Sekou Toure s’en tire bien en cette fin d’année 1958, les vraies difficultés commencent cependant dès le début de l’année suivante. Le retrait brutal des fonctionnaires, de l’assistance technique et de l’aide financière de la France entrament un grave déficit des finances publiques: 2,8 milliards de francs CFA en 1959 selon l’économiste Samir Amin 17. Facilité par l’absence de monnaie nationale, un grand mouvement de fuite des capitaux se manifeste durant toute l’année 1959. Vu les graves inconvénients de cette situation, Sekou Toure n’a bientôt d’autre recours que de créer une nouvelle monnaie, le franc guinéen, le 1er mars 1960. Après cette réforme monétaire, dès novembre 1960 on décrète que le commerce extérieur sera désormais un monopole d’Etat, monopole exercé par le Comptoir guinéen du commerce extérieur (CGCE). Celui-ci étend vite son activité au commerce du détail, ce qui provoque une limitation de l’extension du secteur privé dans ce domaine. Dans d’autres branches de l’économie, la tendance dirigiste se manifeste brutalement: il en est ainsi pour la distribution de l’eau, l’électricité, l’exploitation de l’or et du diamant, le transit maritime, etc., ou les entreprises de production ou de services sont nationalisées. Prises au coup par coup, ces mesures prennent tout leur sens dans le cadre d’un plan triennal, qui doit couvrir la période allant du ler juillet 1960 au 30 juin 1963. Il a été préparé par l’économiste français Charles Bettelheim et son assistant Jacques Charrière, en collaboration avec un autre planificateur, Jean Benard, et les services administratifs guinéens. Tous les économistes qui ont eu a se pencher sur ce premier plan triennal soulignent son caractère relativement improvisé. Les décisions prises n’en indiquent pas moins clairement l’orientation d’ensemble. Il s’agit ni plus ni moins, dit-on, d’opérer des réformes allant dans le sens de la décolonisation et de la mise en place de structures socialistes. L’avènement du socialisme ? Si l’on veut. Toujours est-il que le peuple guinéen et ses représentants ne participent à aucun des choix, ce qui en limite singulierèment la portée. Il n’est pas consulté, pour commencer, lorsqu’il s’agit de se rallier à l’option fondamentale du socialisme, il ne l’est pas plus pendant l’élaboration du fameux plan triennal, de ses objectifs et de leur mise en application. L’essayiste français très bien informé qui se cache derrière le pseudonyme de B. Ameillon précise peu après que l’aspect socialiste de la politique guinéenne dépendait moins des volontés locales que des forces internationales qui s’exercaient sur un petit Etat, placé, par des circonstances extérieures, à « l’avant-garde » du combat africain18. Aussi ne faut-il peut-etre pas s’étonner devant les énormes difficultés rencontrées dans l’exécution du plan, encore moins face à ses résultats peu concluants. D’autant que les entreprises d’Etat sont vite surchargées, népotisme aidant, de personnels non seulement pléthoriques mais incompétents.

Comme on pouvait s’y attendre, Sekou Toure s’empresse d’attribuer ces graves difficultés à son opposition, accusée de servir de cheval de Troie à l’impérialisme. Le premier complot découvert par les autorités dans l’histoire du jeune Etat guinéen date ainsi d’avril 1960. Ce complot contre-révolutionnaire pro-français donne lieu à une centaine d’arrestations et une dizaine de personnes trouveront la mort après avoir été torturées. Parmi ces derniers, citons d’abord :

  • l’avocat Ibrahima Diallo, ancien président de l’Association des étudiants guinéens en France, alors inspecteur du travail. Son seul tort à ce moment précis, semble-t-il, est d’avoir voulu déposer les statuts d’un parti politique, conformément à un droit inscrit dans la Constitution guinéenne
  • L’imam de Coronthie, El Hadj Lamine Kaba, sera également condamné à mort, pour avoir fait partie de ceux qui auraient été consultés par Ibrahima Diallo en vue de la création du nouveau parti.

La mort d’El Hadj Lamine Kaba marque particulièrement les gens à Conakry, car il habite dans un des quartiers populaires de la capitale, et de ce fait toujours à la pointe de l’agitation. Parmi les autres condamnés, on se souviendra longtemps de :

  • Fode Touré , dit Fodé le Gros, le pharmacien,
  • et de l’ingénieur Diallo Yaya, rescapé des geôles guinéennes qui viendra mourir au milieu des années soixante, peu de temps après sa libération, à Paris.

Parmi les quatre étrangers accusés — trois Français et un Suisse :

  • deux réussissent à s’enfuir de Guinée avant la découverte du complot en s’emparant d’un Jodel à l’aéro-club.
  • Les deux autres sont condamnés aux travaux forces a perpétuité, mais ils seront par la suite libérés.

Ce qui frappe déjà dans ce premier complot, c’est que rien de bien particulier ne lie son chef de file supposé, Ibrahima Diallo, à ses présumés complices, comme les quatre étrangers, et encore moins à l’imam de Coronthie.
Pourtant tous sont mis dans le même sac, accusés d’être de connivence avec la contre-révolution. Il est vrai qu’Ibrahima Diallo, en tant que responsable étudiant à Paris, avait rabroué au milieu des années cinquante, le député guinéen Sekou Toure, qui n’avait apparemment pas oublié l’affront. Quant à l’imam, on se demande bien, aujourd’hui encore, ce qui a pu faire de lui une victime expiatoire. On voit nettement s’esquisser une des grandes constantes de tous les futurs complots guinéens: l’amalgame. Il est bien possible toutefois, que les choses ne se soient pas passées cette fois-là uniquement dans l’imagination du chef de l’Etat guinéen. Difficile de savoir ce que valaient les accusations de Sekou Toure contre le SDECE (Service français de contre-espionnage), la Côte d’Ivoire, le Sénégal et surtout contre les divers Guinéens de toutes origines. Mais si l’on en croit Mamadou Dia, alors premier ministre du Sénégal, un complot aurait bel et bien eu lieu et impliqué, ne serait-ce qu’indirectement, son pays. Voici le témoignage qu’il apporte dans ses mémoires: Quand Sekou Toure a parlé de complots organisés à partir du Sénégal, tout le monde a ri. On disait que c’était encore une invention de sa part. Mon devoir était de faire une enquête. Alors j’ai fait fouiller toute la frontière. Et on a découvert les fameuses munitions, les tracts […] qui étaient destinés à la contre-révolution […] Il y avait bel et bien complot. J’ai fait arrêter des suspects, des Guinéens qui vivaient à Dakar, et un militaire français qui était chef de l’organisation; il résidait a Saint-Louis où je l’avais fait interner. On l’a fait évader.19

Les enseignants réclament une revalorisation de leur revenu: c’est le « complot de novembre 1961 ».

Si l’on peut qualifier le complot d’avril 1960 de contre-révolutionnaire, le suivant date de novembre 1961, sera de nature inverse. Les accusés ne sont plus des activistes étrangers qui s’opposent avec la complicité des Guinéens à des mesures antilibérales selon les normes occidentales, mais les membres du Syndicat national des enseignants. Ce complot de 1961 apparait comme l’un des plus significatifs et des plus marquants, ne serait-ce que parce qu’il frappe de plein fouet, de par ses conséquences, une corporation representative et aguerrie. Que se passe-t-il ? Le 3 novembre 1961, le bureau du Syndicat national des enseignants remet au gouvernement un mémoire. Les instituteurs et les professeurs guinéens réclament une revalorisation de leurs traitements et le maintien du logement gratuit, dont la suppression, envisagée, aurait abouti a une diminution de fait des revenus. Or, le 19 novembre 1961, et sans raison immédiate apparente, le bureau politique du PDG décide de faire traduire le bureau du Syndicat national des enseignants devant la Haute Cour. On fait condamner à dix ans de prison

  • Koumandian Keita, le secrétaire général, et
  • Mamadou Traore dit Ray Autra, militant révolutionnaire de la première heure et membre cofondateur du PDG-RDA.

Trois autres condamnations à plusieurs années de prison sont prononcées à l’encontre de

La réaction de la population est immédiate. A la suite de ces condamnations, des troubles éclatent spontanément dans certaines villes de l’intérieur, notamment à Kindia et Labé, et à Conakry même. Les manifestations se multiplient. Des tracts sont distribués par les lycéens qui, le 24 novembre 1961, font grève et marchent sur les somptueuses villas ministérielles édifiées quelques années avant grâce à des fonds français du FIDES 20 à proximité du principal lycée de Guinée, celui de Donka dans la banlieue de Conakry. L’affrontement est d’autant plus inévitable que l’ambiance générale est fort tendue: les dirigeants, qui n’arrivent pas à remettre l’économie sur ses rails et qui privent les forces vives du pays de toute participation au pouvoir, se sont déjà mis à dos un peu tout le monde. Les lycéens font face aux milices de la JRDA, qui en brutalisent et en tuent quelques-uns au cours de bagarres de rue. Les lycées et autres établissements scolaires sont alors fermes, les enfants renvoyés dans leurs familles. Les étudiants africains installés à l’étranger envoient des messages de solidarité aux manisfestants de Guinée. En décembre 1961, la Fédération des étudiants d’Afrique Noire en France (FEANF), mettant fin au soutien accordé à Sekou Toure lors de l’indépendance, adopte une motion retentissante pour dénoncer la répression.
L’explication fournie par le gouvernement de Guinée pour justifier les mesures prises à l’encontre des protagonistes du complot est sommaire. Il s’agit, dit-on, d’un complot communiste. Y auraient été mêlés des extrémistes guinéens ainsi que l’ambassadeur d’URSS à Conakry, David Solod, et même l’ambassadeur de France à Moscou, accusés d’avoir encouragé l’agitation. La France ne relève pas une accusation pour le moins fantaisiste qui confond la présence d’un diplomate d’un pays capitaliste à Moscou avec son adhésion au régime communiste. L’URSS, par contre, tient à conserver ses liens privilégiés avec Conakry. Elle accepte de rappeler son ambassadeur à la demande du gouvernement guinéen. Mais elle s’empresse d’envoyer en mission spéciale Anastase Mikoyan, ancien vice-président du Conseil des ministres, pour rétablir les relations diplomatiques entre les deux pays. Celui-ci s’entend dire – sans trop de ménagement que la Guinée ne supporte pas qu’on intervienne dans ses affaires intérieures. La tendance à l’amalgame réapparaît nettement dès ce deuxième complot. Mais surtout, nous y reviendrons, on se rend compte que Sekou Toure n’hésite pas à se démarquer de l’Union soviétique et du camp socialiste, dont il est cependant l’oblige. Deux ans à peine après l’indépendance, la Guinée entière , s’est donc déjà trouvée soumise à une immense traque, alors même que tous les secteurs de l’opinion ont de graves sujets de mécontentement. Les plus lucides commencent à s’interroger sur la nécessité de lutter pour maintenir l’unité nationale alors qu’elle peut à tout moment être remise en cause par son principal bénéficiaire qui, au fil des jours, concentre tous les pouvoirs entre ses mains.
Pour asseoir ce pouvoir de plus en plus absolu, Sekou Toure ne pratique évidemment pas que le maniement de complots vrais ou imaginaires. Il est, nous allons le voir, servi par ses qualités personnelles, une certaine situation intérieure qu’il entretient et la conjoncture internationale, en particulier l’évolution des rapports franco-guinéens. Les qualites personnelles ? Dans les années soixante, Sekou Toure, autrefois mince, a pris du poids. De taille moyenne, d’allure massive, drapé du boubou qu’il a nationalise en le transformant, il dégage désormais une impression de puissance, accentuée par une voix un peu sourde mais qui porte d’autant plus loin qu’elle sait marteler les mots. Capable de se plonger pendant douze a quinze heures d’affilée dans l’examen d’une pile de dossiers, il peut de même tenir le micro pendant des heures dans les grandes réunions de masse. La lecture interminable de ses rapports à la tribune des congrès représente une performance qui fait sa réputation auprès des journalistes étrangers. Un record, semble-t-il, est battu en septembre 1959, où il parle huit à dix heures de suite. Tribun de premier ordre, orateur au verbe puissant, ayant le sens du geste évocateur, Sekou subjugue les foules. Il est partout à l’aise: dans l’ambiance feutrée des réunions en petit comité comme dans les immenses rassemblements des grands meetings populaires. Voulant frapper I’imagination de ses auditeurs au cours d’une réunion de masse à Donka, peu après l’indépendance, Sekou lâche un épervier au-dessus de la foule: La liberté de l’épervier, maître de son vol dans le ciel, c’est cette liberté-là que le peuple de Guinée a choisie […] L’épervier libéré a volé jusqu’a l’horizon. Il vole encore dans le ciel d’Afrique et, demain, toute l’Afrique sera libérée partout où l’épervier aura volé.
Une autre fois Sekou Toure interrompt brusquement la lecture de son copieux rapport. Lassitude ? Inattention de l’auditoire ? Complexité du problème abordé ? Devant les yeux medusés des congressistes, il fait apporter un tableau noir. Craie en main, il se transforme en professeur pour faire sa démonstration, chiffres a l’appui. CQFD 21 … et le président reprend le fil de son discours. Il a le goût de la parabole et sait choisir les images frappantes. Qu’est-ce que le parti ? C’est une petite graine plantée il y a douze ans. Pour qu’elle pousse, il faut la placer dans des conditions favorables. Nous avons dit que nous mettrions notre graine entre les mains du peuple de Guinée. Nous avons demandé aux jeunes, à tous les jeunes du pays, de se munir de lance-pierres pour veiller à la sécurité du petit arbre qui symbolise le PDG afin que les oiseaux malfaiteurs ne viennent pas le dépouiller de ses feuilles et de ses fruits. Nous avons également demande aux femmes foulah, malinke, soussou, wolof, à toutes les femmes qui vivaient sur la terre guineenne d’apporter de l’eau matin et soir pour arroser cet arbre. Aujourd’hui, l’arbre est devenu grand […] Tous sont venus l’entourer d’une clôture solide pour le protéger des animaux sauvages […] Nous avons dit aux premiers militants et aux premiers dirigeants de ne point penser que cet arbre leur appartenait […] Il n’était pas exclusivement le leur, car, dans l’action, beaucoup d’entre eux pouvaient mourir avant même d’en avoir vu les fleurs, à plus forte raison avant d’en avoir vu les fruits.
Débordant d’énergie, d’une affabilité légendaire, voila l’image que donne de lui le leader de la Guinée. Une image en harmonie avec son caractère profond et de sa véritable personnalité. Son écriture a été à diverses reprises soumise à des examens graphologiques. Si l’on se fie a leurs auteurs, ces analyses paraissent confirmer la simple observation. Voici un extrait de l’une d’entre elles: Le rayonnement exceptionnel du scripteur, son energie, son ardeur, son ambition, son audace et son habileté à manier les hommes sont évidents. Son orgueil, son manque de nuance et de discernement dans le jugement et sa volonté de puissance n’ont pas dû tellement changer. Tout est au-dessus de la moyenne dans cette personnalité, les qualités comme les manques; mais il est à peu près certain que les forces positives sont plus nombreuses que les ombres et les points négatifs, même si ces derniers ont été lourds de conséquences.
Sekou Toure a beau être servi par ses qualités physiques et morales, il ne devient le maître absolu de la Guinée dans les années qui suivent l’indépendance que grâce à un certain contexte intérieur. Pour camper cette situation, il faut certainement remonter d’abord un peu en arrière, aux violents incidents provoqués par le PDG qui ensanglantent la capitale guinéenne lors des campagnes du deuxième trimestre de l’année 1958 destinées à empêcher toute implantation sérieuse de ses adversaires du Parti du regroupement africain (PRA). On compte alors de nombreuses victimes parmi les opposants au parti de Sekou: vingt-trois à trente morts, cent quarante à deux cents blessés selon les sources. Plusieurs chefs de l’opposition, dont le syndicaliste David Soumah, ne doivent la vie sauve qu’à la fuite, ayant été avertis à temps par des amis. D’autres, comme Moussa Keita, un notable connu pour ses attaches avec l’Union mandingue, repoussent leurs agresseurs à coup de fusil. Dès cette époque, certaines victimes du PDG se réfugient à l’étranger, particulièrement au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Mais, malgré ce climat de violence et d’intolérance, les vrais leaders des partis d’opposition, les Diawadou Barry, Fode Mamoudou Toure, Karim Bangoura, Koumandian Keita ou Ibrahima Barry dit Barry III restent alors en Guinée.
Au congres du PRA, qui se tient à Cotonou en juillet 1958, ils se rallient au mot d’ordre d’indépendance immédiate. Les conditions de l’unité nationale sont donc réalisées quand le PDG décide, le 14 septembre 1958, de rejeter la Constitution de la Vè République française. Après l’indépendance, la section guinéenne du PRA décide d’ailleurs de se dissoudre, obéissant aux exigences du RDA. Elle n’avait de toute façon, il est vrai, plus guère d’assise populaire.
Dans une première phase, tous les hommes politiques guinéens jouent alors franchement le jeu de l’unité nationale. Les choses vont si loin qu’on assiste à des scènes étranges. Comme, par exemple, la visite insolite que fait Chaikhou Balde, militant de la première heure de la Démocratie sociale de Guinée (DSG), liée à la SFIO, aux étudiants guinéens à Dakar en 1959.
Conviction profonde ou opportunisme, il prononce à cette occasion, pour rallier les étudiants turbulents à la cause du PDG, des paroles inoubliables: Prenez la carte du PDG, car il ne s’agit plus d’un parti mais d’un peuple en mouvement. Combien d’exhortations de ce genre pourra-t-on entendre entre 1958 et 1960 ? Il semble bien que la peur y ait été pour beaucoup dans ces ralliements aussi soudains qu’inconditionnels. Les hommes bien placés veulent sauver leur poste sinon leur tête et Sekou Toure ne demande pas mieux…

L’unité nationale, donc, mais bien souvent faute d’autre choix. Aussi ne faut-il pas s’étonner de la fragilité du consensus, comme le démontreront sous peu les complots de 1960 et 1961 et leurs suites. A la première strate de l’opposition constituée par les exilés politiques de 1958, viennent ainsi s’en ajouter d’autres, qui se développent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Guinée. Elles regroupent des hommes de toutes origines: des intellectuels qui méprisent l’autodidacte Sekou Toure, mais aussi des membres des catégories socio-professionnelles opposées à l’orientation socialiste du PDG comme les commerçants et les transporteurs, ou encore des cadres politiques et administratifs maltraités par le chef d’Etat guinéen. Ce dernier a en effet une fâcheuse tendance à humilier ceux de ses collaborateurs qui se risquent à émettre des critiques, même constructives, au cours des débats sur les difficultés du régime, notamment les difficultés économiques.
L’opposition grossit, mais comme Sekou Toure l’empêche de s’organiser, elle reste impuissante face à lui. Ses adversaires, de gré ou de force, s’alignent derrière lui ou s’exilent ou se taisent. Une façon de régler tous les problèmes bien sûr plus facile à mettre en pratique à l’intérieur qu’à l’extérieur. Car il va sans dire que la nouvelle orientation de l’économie guinéenne est de nature à mécontenter les divers partenaires du pays, dont le principal demeure évidemment, malgré tout, la France.
L’animosité qui a caracterisé les rapports entre Paris et Conakry suite à l’indépendance fait que leur coexistence connaît des hauts et des bas-surtout des bas-jusqu’au 7 janvier 1959, date à laquelle sont signés les protocoles d’accord franco-guinéens. Les deux capitales normalisent leurs relations dès la publication, le 15 janvier, de ces trois protocoles qui concernent, pour le premier les modalités d’appartenance de la Guinée a la zone franc, pour le second la coopération technique et administrative, et pour le troisième les échanges culturels. La France et la Guinée echangent des ambassadeurs entre le 21 et le 23 janvier 1959. Le nouveau représentant de la France, Francis Hure, déclare à la chambre de commerce de Conakry devant les hommes d’affaires que les relations franco-guinéennes évoluent dans un esprit de cooperation . Cet optimisme ne dure pas. Le 27 janvier l’hebdomadaire allemand Der Spiegel publie une interview de Sekou Toure qui attaque la politique africaine de la France: Le chef du gouvernement guinéen a opté pour son indépendance, les chefs politiques des autres territoires africains ont choisi le passé, mais les peuples ne les suivront pas longtemps. Le processus de dissolution a commencé il y a longtemps et la France perdra tous ses territoires africains.

Un navire polonais chargé d’armes tchecoslovaques arrive à Conakry

Interrogé sur les rapports de son pays avec le Commonwealth, à la suite de la création de l’Union Guinée-Ghana (novembre 1958), Sekou Toure assure pourtant que les liens de la Guinée avec la France seront toujours plus forts que ses liens avec n’importe quel Etat non africain. Mais côté français, on retient surtout l’attaque contre la Communauté. D’ailleurs certains milieux trouvent que les liens dont parle Sekou Toure tardent pour le moins se à manifester. Ainsi dans son éditorial du 21 mars 1959, intitulé Pas d’équivoque dans les relations franco-guineennes l’hebdomadaire parisien Marchés Tropicaux, très influent dans les milieux d’affaires européens d’Afrique, écrit:

Les relations franco-guinéennes sont dominées par un malaise que le temps ne fait qu’aggraver […] La Guinée a demandé à faire partie de la zone franc. Elle n’en observe pas l’esprit. Qu’on le veuille ou non, appartenir à la zone franc, c’est admettre la préponderance de la France dans le domaine des échanges et de la monnaie. Or la Guinée dans ce domaine conclut des accords commerciaux avec la Russie et la Pologne sans se soucier des intérêts communs de la zone franc […] A I’ONU la semaine dernière, lorsque s’est posée la question de I’indépendance que la France accorde au Cameroun à partir du 1er janvier 1960, le délégué de la Guinée M. Ismael Toure s’est livré à une violente diatribe contre la France, qui n’avait pas de raison. Est-ce là un préliminaire souhaitable a une délicate negociation ?

Marchés Tropicaux, rappelant d’autre part un discours radiodiffusé de Sekou Toure sur la réorganisation du commerce extérieur et la création d’un mouvement de jeunesse unique qualifie le régime instauré par le PDG de totalitaire. Le 17 mars 1959, l’arrivée à Conakry d’un navire polonais chargé d’armes tchécoslovaques augmente les craintes françaises. A Paris on est d’autant plus inquiet que cette cargaison d’armes est accompagnée d’une mission militaire. Déjà plusieurs fois annoncée, note Le Monde du 29 mars, la livraison d’armes en provenance des pays de l’Est n’en constitue pas moins une certaine surprise et met dans une situation délicate les capitales occidentales.
A l’Assemblée nationale française, Caillemer, député indépendant de la Vendée pose une question écrite au premier ministre. Face à tant d’alarme, Sekou Toure décide de faire agir ses diplomates pour rassurer les pays occidentaux. Cette tâche reviendra notamment à Diallo Telli, représentant de la Guinée à l’ONU, et à Nabi Youba, ambassadeur de Guinée à Paris.
La campagne d’explication ainsi lancée est essentiellement axée sur le thème du neutralisme positif. La diplomatie guinéenne assure que le jeune Etat n’a pas fait de choix politique entre l’Est et l’Ouest. Il a conclu seulement des accords économiques avec les pays de l’Est, alors qu’aucune proposition d’aide n’avait été faite de la part des pays de l’Ouest. Jugeant sans doute l’action de ses diplomates insuffisante, Sekou Toure monte lui-même au créneau.
Dans un interview accordée au New York Times le 30 avril 1959, Sekou Toure accuse la France de vouloir isoler la Guinée en l’obligeant ainsi à accepter l’aide communiste. C’est également la France qui, dit-il, a introduit un hiatus dans les rapports de la Guinée avec les Etats-Unis. En novembre 1958, le gouvernement guinéen avait adressé au president Eisenhower par l’intermédiaire de la république du Liberia une demande de fourniture de un ou deux milliers de fusils pour l’armée guinéenne. C’est parce qu’il n’a pas reçu de réponse à cette demande qu’il a accepté l’aide spontanée de la Tchécoslovaquie. La publication de cette interview est suivie immédiatement d’un démenti du Département d’Etat qui assure que les autorités americaines n’ont reçu aucune demande formelle d’armes provenant de Conakry ou de Monrovia. L’ambassadeur du Liberia à Washington avait bien effectué le 17 decembre 1958 une mission exploratoire au Département d’Etat où il avait déposé un mémorandum de caractère officieux. Mais il lui fut répondu qu’il n’était pas habituellement recommandé de traiter les questions d’aide par l’intermédiaire d’un tiers. Au demeurant, à l’époque un représentant de la Guinée se trouvait aux Etats-Unis. La Guinée était donc en mesure de présenter au gouvernement américain une demande officielle.
On en était là quand, à partir du mois de mai 1959, la Guinée et la France décident de renouer le dialogue. Mais tandis que le gouvernement français songe à mettre enfin en application les protocoles de janvier, le gouvernement guinéen, auquel sont parvenues de nombreuses propositions d’assistance, estime que ces accords ne lui conviennent plus.
Depuis la proclamation de l’indépendance, les offres de coopération, en effet, affluent de toutes parts. Le dernier message de Sekou Toure au général de Gaulle en 1958 est à peine envoyé que trois délégations officielles arrivent à Conakry. Elles représentent le Ghana, le Liberia et la République démocratique allemande (RDA). Ces délégations engagent aussi des negociations avec les autorités guinéennes en vue de la conclusion d’accords économiques et culturels. Le gouvernement guinéen envoie lui aussi plusieurs missions de bonne volonté à l’étranger, notamment en Afrique. Presque en même temps, la République fédérale d’Allemagne (RFA) et les EtatsUnis lui expriment leur sympathie. Le consul de la RFA à Dakar vient même à Conakry pour prendre les premiers contacts et tenter de neutraliser l’action de la RDA. Certaines de ces négociations se traduisent par des engagements. La Guinee signe avec la RDA un accord commercial et culturel le 17 novembre 1958 puis un autre accord commercial le 3 mars 1959; avec l’ URSS un accord 3 commercial, deja mentionne, est signe le 13 janvier 1959. De plus, l’ONU a envoyé ce même mois de janvier une mission à Conakry pour y étudier les conditions d’application d’un programme d’assistance technique.
Au moment où il reprend les conversations avec Paris, Sekou Toure ne se trouve donc pas en si mauvaise posture. Personne ne peut nier qu’à ce moment il a bel et bien la situation en main. Sûr de lui-même, se sentant soutenu par les pays de l’Est, il prend la ferme resolution d’imposer à la France ses conditions au cours des négociations de mai. Il fait tellement monter les enchères que ces négociations, finalement, demeurent suspendues.
Et dès septembre de la même année la tension resurgit dans les relations franco-guinéennes. Du 14 au 17, en effet, se tient à Conakry le Vè congrès du Parti démocratique de Guinée (PDG). Dans son rapport politique, Sekou Toure confirme l’adhésion de son pays au neutralisme positif. En fait de neutralité, d’aucuns remarquent une nette préférence pour les pay socialistes. Commentant la parade communiste au cours de ce congrès, Le Monde écrit: La séance d’ouverture n’en fut pas moins un véritable festival communiste au cours duquel les représentants des Républiques populaires d’Allemagne de l’Est, de Roumanie, de Bulgarie, de Tchecoslovaquie puis de l’URSS se sont fait applaudir. Le 2 octobre, premier anniversaire de l’indépendance de la Guinée, est un jour de véritable apothéose pour Sekou Toure. Il en profite pour asséner encore quelques coups à la diplomatie occidentale en déclarant: Si l’Afrique est contrainte de participer en définitive la division du monde, elle ne pourrait se ranger que dans le camp de l’anticolonialisme. A partir de décembre 1959, les relations franco-guinéennes, cette fois, se détériorent franchement. Une campagne virulante contre le colonialisme français est déclenchée. Les organes d’information se déchainent contre l’ancienne métropole quand éclate en février 1960 au Sahara la première bombe atomique française. Radio-Conakry qualifie l’explosion d’acte agressif et criminel contre tout un continent.
L’agence guinéenne de presse, pour sa part, profère des menaces: Nous n’aurons de cesse, dit-elle, que la France ne soit balayee economiquement et politiquement du continent africain. A l’ONU, Kaba Sory, chef de la délégation guinéenne, remet à Dag Hammarskjoeld, sécrétaire général, le texte d’une protestation à communiquer aux délégations des Etats membres. Bientôt, le 1er mars 1960, on annonce la création d’une monnaie guinéenne hors de la zone franc. On va ainsi d’escarmouche en escarmouche jusqu’au fameux.