La Mecque et les pétrodollars

webGuinée


Sékou Touré
Ce qu’il fut. Ce qu’il a fait. Ce qu’il faut défaire

Editions Jeune Afrique. Collection Plus. Paris. 1985. 215 p.


Philippe Aziz
La Mecque et les pétrodollars

L’ancien lecteur passionné de Marx et d’Engels a voulu apparaître comme le leader de l’Afrique musulmane. Pour gagner la sympathie de son peuple et celle des pays de l’or noir.

« Sékou musulman ? Laissez-moi rire ! » Le personnage, qui s’exprime ainsi, a bien connu l’ancien président guinéen dès les années cinquante, alors que le futur leader n’était encore que le modeste député de Beyla. « Il ignorait absolument tout de l’Islam et avouait à ses amis d’alors qu’il était incapable de réciter par cœur la Fatiha, que tout bon musulman se doit de connaître, ajoute notre témoin. Non, s’il a été, enfant, à l’école coranique comme tout fils de musulman ou guinéen, le Coran n’a jamais été son livre de chevet. A l’école, je le voyais plongé plutôt dans la lecture de Marx ou dEngels. Franchement, le brusque retour de Sékou aux saints préceptes de l’islam m’a toujours paru suspect et dicté surtout par l’attrait des pétrodollars… »
Et il est vrai que la totale adhésion de Sékou, surtout à partir de 1975, à la loi islamique a surpris tout le monde. Fasciné par la doctrine marxiste dès son plus jeune âge, formé, dans le domaine syndical, par les cadres de la C.G.T. (Confédération générale du travail), « courroie de transmission » du Parti communiste français en milieu ouvrier, Sékou est demeuré longtemps fidèle à ses convictions de jeunesse : après son accession au pouvoir suprême en 1958, Sékou fait en 1960 de la Guinée une « République populaire », qui semble faire référence au modèle soviétique, même si l’alliance privilégiée avec le Kremlin résulte moins d’un choix idéologique que d’une sorte de fatalité. On sait d’ailleurs que cette alliance, comme la coopération qu’elle comportait, devait très tôt se solder par un retentissant échec politique et économique. Alors amer et déçu, Sékou se détourne de Moscou et s’oriente vers Washington, vers Le Caire puis vers La Mecque, abandonnant la faucille et le marteau pour le drapeau vert de l’Islam.
Il y a plusieurs raisons à cette étonnante métamorphose. La Guinée est un pays musulman depuis des siècles, l’immense majorité du peuple est fidèle à sa religion et le modèle soviétique n’est pas particulièrement générateur de prospérité. En revenant au sein du giron musulman — dans sa composante arabe —, Sékou serait doublement gagnant : avec une aide substantielle des pays pétroliers, la Guinée aurait une chance de réactiver une économie délabrée, elle en aurait une plus grande encore de sortir de son isolement international.
Aussi, entre les deux chocs pétroliers des années soixante-dix, l’Islam devient religion d’Etat. En 1978, chacune des trente-quatre régions administratives est dotée d’un conseil islamique chargé d’appliquer, en matière judiciaire, les principes coraniques. Et, pour bien montrer l’intérêt exceptionnel qu’il attache à cette nouvelle institution, Sékou charge la direction nationale du Parti démocratique de Guinée de veiller à la désignation des douze membres de chaque conseil islamique ; tous, insiste le chef d’Etat guinéen, doivent être d’excellents musulmans aux mœurs irréprochables, susceptibles d’être proposés en exemples à leurs citoyens. Le conseil est présidé par l’imam qui conduit la prière dans la plus grande mosquée de la ville. Sékou Touré donne même le rang de ministre à l’imam qui préside le Conseil islamique national.
Il faut dire que les religieux, investis d’un tel pouvoir judiciaire, loin de décevoir le leader guinéen, donnent la mesure de leur propre intransigeance. A Mamou, ville du Centre, quatre étudiants sont arrêtés et déférés devant le Conseil islamique : ils sont accusés d’usage de stupéfiants ainsi que du viol et du meurtre d’une jeune fille. Après une demiheure de délibération, les juges condamnent à mort les quatre délinquants qui sont aussitôt exécutés sur la place publique, en présence d’une foule immense. Le soir même, le président prend la parole à la radio, raconte l’affaire des quatre étudiants et incite la population à « vivre désormais comme les premiers compagnons du prophète Mohammed ».

Sekou Toure en priere. 1982
Sékou Touré disait : “ Même si tous les Arabes, extraordinairement,
abandonnaient l’Islam, nous Guinéens, nous resterons musulmans.

Son discours en malinké est émaillé de citations coraniques destinées à étayer ses propos et, surtout à capter la confiance des Guinéens qui, il est vrai, sont un des peuples les plus profondément musulmans d’Afrique de l’Ouest.
« C’est un manipulateur très habile, dit un autre témoin qui a souvent entendu, à la radio, les causeries coraniques de Sékou Touré. Il a très vite compris l’immense avantage politique qu’il pouvait tirer de ses professions de foi. Et l’opposition guinéenne n’a probablement pas perçu cette dimension du personnage qui renforçait son image aux yeux du peuple, malgré tous ses crimes, malgré les disparitions, malgré le Camp Boiro. Ce sont les dirigeants arabo-musulmans qui ont, en quelque sorte, sacralisé le mythe Sékou Touré en le présentant comme un fervent musulman. C’est Nasser le premier qui, lors d’une visite au Caire en 1962 du leader guinéen, a conféré à son hôte le prénom de Ahmed (Sékou ne voulant rien dire d’autre que cheikh). En conférence publique, il l’appela donc Ahmed cheikh Touré. Ce jour là Nasser lui a rendu un signalé service. Comment s’étonner alors de voir les gens âgés et pieux adresser de véritables bénédictions au guide bien aimé du peuple. Et l’opposition n’a pas consacré assez d’efforts pour mettre à nu cette imposture religieuse : peut-être était-ce difficile dans un pays aussi fortement attaché à l’Islam ! »
Outre les conseils islamiques, Sékou Touré va s’attacher à permettre aux Guinéens qui soutiennent son régime de faire un pèlerinage annuel à La Mecque. A cette occasion, Air-Guinée, qui n’assure habituellement aucun vol sur les réseaux extérieurs, organise des vols spéciaux sur Jeddah pour transporter les pèlerins. Malgré la pénurie de devises, le gouvernement s’arrange pour offrir ce pèlerinage au maximum de gens. Et comme le nombre de places est très limité, il faut s’inscrire longtemps à l’avance, parfois plusieurs années. Sékou en a d’ailleurs profité pour résoudre en partie le problème du ravitaillement des villes en exigeant le paiement des frais de pèlerinage… en nature (bétail, denrées agricoles). Bien que ces frais soient très élevés (environ 100 000 sylis, soit près d’un million de F CFA), les candidats avaient recours à tous les moyens pour faire le voyage à La Mecque.
Pour donner l’exemple, le « responsable suprême » a lui-même fait le pèlerinage une dizaine de fois. « L’Islam, explique-t-il à la radio, est la plus belle et la plus universelle religion du monde, et ceux qui la pratiquent seront toujours à l’abri des épreuves ». Souvent, lors de ses déplacements en province, il arrête le cortège officiel en pleine campagne pour accomplir sa prière, en invitant ceux qui l’accompagnent à faire de même. Il apprécie également ceux qui psalmodient bien le Coran. De nombreux Guinéens connaissent l’histoire de cet opposant enfermé au Camp Boiro que Sékou sauva… à cause de sa belle voix : il devint son maître en psalmodie ! Même sa femme, Madame Andrée, n’échappera pas à cette fureur intégriste : métis, née de mère guinéenne et de père français, elle sera contrainte d’abandonner sa foi chrétienne pour devenir musulmane sous le nom de « Hadja Andrée », après un pèlerinage à La Mecque.
Lors des prières du vendredi ou des grandes fêtes musulmanes, Sékou Touré, toujours soucieux d’impressionner les foules, fait venir à Conakry les imams les plus prestigieux d’Arabie saoudite, comme ceux de Médine ou de La Mecque, qui sont alors reçus dans la capitale avec un faste inouï. A cet égard, Sékou Touré a déployé tous ses efforts pour faire de Conakry la « capitale de l’islam noir », selon sa propre expression. Pour cela, il fait appel aux souverains saoudiens et marocains pour l’aider à édifier une grande mosquée. Le roi Fahd consacre à cette oeuvre pieuse 25 millions de dollars (12 milliards de FCFA) et Hassan II envoie à Conakry ses meilleurs architectes et maîtres d’œuvre.
Durant les travaux, le « Grand Syli » vient souvent sur le chantier stimuler l’ardeur des maçons, en exhibant sous leurs yeux des photos en couleur de la superbe mosquée de Cordoue (Espagne) achevée en 785 par l’émir Omeyyade Abd-er-Rahman et l’un des plus beaux joyaux de l’architecture musulmane. Ce n’est pas pour rien : « Je veux, dit-il, que la mosquée de Conakry soit aussi belle que celle de Cordoue. » Et il faut reconnaître qu’aujourd’hui, cette mosquée, la plus importante d’Afrique de l’Ouest, n’est pas sans ressembler, par bien des côtés, à son prestigieux modèle : aucun visiteur de marque et aucun chef d’Etat n’a échappé à la visite rituelle de ce « monument éternel élevé, sur le sol africain, à la gloire de l’Islam ».
Sékou Touré poussera la ferveur religieuse jusqu’à imposer aux Guinéens la stricte observance des principes de l’islam : jeûne de Ramadan, accomplissement des cinq prières quotidiennes, prohibition de l’alcool, interdiction de consommer de la viande de porc, sanction très sévère de l’adultère. Ainsi, une jeune femme, convaincue d’avoir trompé son mari, un fonctionnaire des impôts, avec son jeune voisin, a été lapidée en 1981 près de Gaoual, au nord-ouest du pays, et son amant fusillé en public. Deux couples, pour avoir rompu le jeûne, reçoivent cent coups de fouet sur la plante des pieds, au milieu de la foule, à Kissidougou.
Sans doute emporté par son élan, Sékou Touré a même envisagé le plus sérieusement du monde en 1978 de se proclamer « Messie », renouant ainsi avec une vieille tradition africaine : on sait, en effet, qu’au cours des siècles certains chefs coutumiers, se sont érigés en « mahdis » ou en « prophètes ». Et il faudra l’intervention énergique de son ami le roi Fahd d’Arabie, wahabite peu sensible à ce type de comportement religieux, pour que le « Grand Syli » renonce à sa vocation messianique ! Ces excès n’empêchent pourtant pas le roi Fahd et les institutions financières arabes d’apporter au dictateur de Conakry une aide substantielle de 1974 à 1982. La BADEA (Banque arabe pour le développement en Afrique) et autres fonds arabes se sont engagés en faveur de la Guinée pour 743 millions de dollars, ce qui met ce pays au premier rang des bénéficiaires africains de l’aide arabe, devant le Sénégal (583 millions).
En outre, grâce au patronage saoudien, Sékou Touré participe aux activités de l’OCI (Organisation de la conférence islamique), obtient la vice-présidence du comité Al-Qods (Jérusalem) et la présidence, en 1981, du Comité islamique des bons offices entre l’Irak et l’Iran. Le « Grand Syli » est accueilli chaleureusement dans les capitales arabo-musulmanes : lui qui, pendant près d’une décennie, n’a pratiquement pas quitté son pays, on le voit partout, de Tunis à Damas, de Baghdad à Téhéran, de Rabat à La Mecque, tenant d’interminables discours pour glorifier l’Islam, stigmatiser le sionisme israélien et appeler les fidèles à soutenir la cause palestinienne.
Tout ce qui peut, aux yeux de Sékou, être contraire à l’esprit du Coran est violemment combattu ; par exemple… l’assurance-vie ! Selon le « Responsable suprême », il s’agit là d’une grave infraction à l’Islam, comme il l’explique lors d’un discours prononcé à Conakry, le 13 octobre 1981, à l’occasion de la visite du prince Mohamed al-Fayçal al-Saoud : « Nous avons adopté le système islamique et nous voulons le traduire concrètement dans les faits. S’agissant de l’assurance-vie, nous affirmons que seul Dieu est créateur de la vie, donc Dieu seul assure la vie d’un homme ! C’est une aberration qu’une institution se prétende capable d’assurer la vie. C’est une hérésie, une rébellion contre Dieu que nous ne saurions tolérer. »
S’il semble avoir convaincu une partie de son peuple, le tyran de Conakry n’a guère emporté l’adhésion de ses ennemis — même musulmans — pour qui ses « simagrées islamiques » n’étaient qu’une forme d’opportunisme destiné à drainer vers la Guinée une part du pactole arabe.