Au-dela chez les Guerze

Etudes Guinéennes

Numéro 2. 1947


Administrateur-adjoint des Colonies Nzérékoré

L’Au-Delà chez les Guerzé


Pour le Guerzé, il n’y a pas de mort naturelle; toute maladie a une cause surnaturelle et la première chose que fait le malade n’est pas de prendre un médicament connu pour son efficacité, mais d’aller consulter le Devin, lequel dira qui a jeté le sort, comment le combattre ou quel génie on a indisposé et, dans ce cas, quel sacrifice faire. Si les recettes n’ont pas réussi et que le malade trépasse, ce n’est pas la faute du devin ou du sorcier, mais du défunt ou de sa famille qui n’ont pas fait exactement ce qui était prescrit.

Les funérailles

Les funérailles peuvent être réduites à peu de choses et même à rien ou bien comprendre des cérémonies très compliquées, suivant la catégorie à laquelle appartient le défunt.
Quand il s’agit d’un pauvre bougre, souvent mort dans les champs, on l’enterre sans formalités à l’endroit où il était mort ou sur le bord d’un chemin, et c’est à peine si l’on égorge un poulet blanc sur sa tombe comme sacrifice.
Il en va tout autrement pour un chef de famille, un chef de canton (ou grand guerrier), un sorcier, une femme enceinte.
Nous examinerons successivement ces divers cas.

Funérailles du chef de famille

Il faut distinguer l’enterrement proprement dit, cérémonie intime intéressant seulement la proche famille, et les cérémonies funèbres qui ont lieu quelques jours après et sont l’occasion du rassemblement des parents éloignés et des amis du défunt, plus ou moins nombreux suivant son importance sociale.
Lorsque la mort est survenue, le neveu sacrificateur de la famille (qui est le neveu par les femmes) annonce le décès au dehors de la case; tous les membres de la famille présents au village accourent et les lamentations aiguës des femmes commencent. Le frère du défunt vient lui fermer les yeux, puis le corps, gardé dans la case, est lavé avec de l’eau et veillé toute la nuit par les anciens.
Chaque proche parent a amené pagnes ou nattes et le cadavre tout habillé est couché dans son linceul et posé sur les nattes. On lui met sur la tête un bonnet ou une chéchia et dans la main une arme pour se venger de celui qui est responsable de sa mort. Il est alors exposé au dehors. Chacun apporte des noix de cola qui sont remises au défunt en le priant d’aider le donateur dans l’Au-Delà. En fait c’est le neveu par les femmes qui ramasse les colas : il est l’intermédiaire obligé entre le mort d’une part, la famille et les amis d’autre part. Assis près du cadavre, il est sensé lui traduire les paroles qui lui sont adressées.
Pendant ce temps, les fossoyeurs (des neveux eux aussi) ont creusé l’excavation, soit au milieu de la cour du défunt, s’il s’agit d’un notable important (on la recouvrira alors de pierres plates posées horizontalement et verticalement, en rond, et ces tombes serviront de lieu de palabres aux vieux du carré), soit à la sortie du village le long d’un chemin. Le cadavre cousu dans les nattes est placé sur un brancard et transporté jusqu’à la tombe par quatre fils ou neveux qui le déposent sur le bord de l’excavation. Suivant les régions, le cadavre est enterré couché ou assis, les genoux repliés sous le menton (cette dernière manière étant celle des Guerzé de la région du Diani).
Les femmes et les enfants se lamentent, tandis que les hommes souhaitent bon voyage au mort et jettent dans la tombe des colas blanches ouvertes en deux pour mériter sa bienveillance. Les fossoyeurs, qui ont le droit de prélever quelques pagnes pour eux, jettent de la terre sur le cadavre. Parfois, ils s’arrêtent de travailler et il faut que les autres membres de la famille leur fassent des cadeaux pour qu’ils consentent à finir leur tâche.
Finalement, la tombe est couverte d’argile rouge, puis de kaolin blanc, couleurs passant pour être agréables à l’esprit du mort.
On sacrifie un poulet blanc sur la tombe, où l’on a souvent dressé une pierre plate à l’endroit de la tête (parfois orientée vers l’Est). Ce sacrifice permettra à l’âme du défunt de franchir le fleuve, qui le sépare du village des morts où il vivra exactement de la même vie que sur terre, mais avec riz, bangui et femmes à volonté.
Ce village des morts, le Nyomata, n’est ni un paradis, ni un enfer, et la façon dont a vécu le défunt n’influe nullement sur son au-delà. Ce qui importe ce ne sont pas ses mérites ou ses fautes, mais l’accomplissement ou l’oubli par ses descendants des devoirs qui lui sont dus. Si le poulet blanc n’a pas été égorgé sur sa tombe, il ne pourra franchir le Styx guerzé et son esprit condamné à errer perpétuellement viendra tourmenter ses descendants; il leur jettera des sorts, leur enverra des maladies, fera avorter les femmes ou les fera accoucher de monstres.
Pour réparer cet oubli il est toujours temps d’accomplir les formalités prescrites, mais une réparation supplémentaire est due. On plantera par exemple un colatier à la tête de la tombe pour apaiser le courroux du mort. C’est en général le devin (Touéplémou) qui indique quel sacrifice il convient de faire. C’est ainsi que la religion des Guerzé se confond avec le culte des ancêtres sans que ce mot de culte puisse abuser : le motif n’est pas la reconnaissance et l’affection, mais la crainte. Il s’agit d’empêcher l’âme du défunt de nuire par des cérémonies et sacrifices appropriés. La magie rejoint donc ici la religion, mais on ne doit pas les confondre au départ il y a deux choses distinctes.
Les Toma, eux, lient l’esprit du mort à un objet matériel, en l’occurrence un paquet de guinzé (barres de fer servant de monnaie avant l’occupation) que l’on place à la tête de la tombe et où l’âme est censée résider, si bien que le Toma qui émigre peut emmener avec lui l’esprit de ses ancêtres comme le Chinois le fait de ses tablettes.
Pour clore l’enterrement on apporte un repas de riz et d’huile de palme dont une part est répandue sur la tombe, une seconde donnée aux fossoyeurs et le reste partagé entre les assistants qui par là manifestent qu’ils étaient en bons termes avec le défunt et qu’ils sont tout à fait étrangers à sa mort. C’est une sorte de communion avec lui.
Il faut remarquer la place très importante faite aux neveux utérins, durant les cérémonies funèbres et en général dans toute la religion des Guerzé (et, parait-il, aussi des Toma).
Doit-on voir là un reste de matriarcat ? C’est une question à étudier, mais aucune autre observation ne m’a permis de confirmer ou simplement d’étayer cette hypothèse. Rien, dans l’organisation sociale et politique des Guerzé, dans les légendes et traditions, ne nous permet d’en dire plus, pour le moment du moins.
Trois, quatre ou sept jours après l’enterrement ont lieu d’autres cérémonies qui rassemblent toute la famille proche et lointaine au village du défunt. Tous ceux qui viennent doivent apporter poulets, moutons, chèvres. Les cadeaux faits par chacun sont d’ailleurs complaisamment énumérés devant l’assemblée au fur et à mesure qu’ils sont offerts.
L’immolation a lieu au village même et le sacrificateur est le neveu du défunt par les femmes. En même temps qu’on égorge les victimes, on prie le mort de ne pas venir troubler les vivants et de les aider de tout son pouvoir.
On prépare à part une marmite de viande faite des abats des victimes, laquelle sera placée sur la tombe les petits enfants viendront y consommer cette viande.
Lorsque le sacrifice est terminé les coups de fusil éclatent, le tam-tam commence ainsi que les danses.
Un entr’acte a lieu pour la sieste, puis la fête bruyante reprend pour ne se terminer que tard dans la nuit. Les devoirs ont été rendus à l’ancêtre qui se trouve maintenant au Nyomata d’où il se montrera bienveillant envers ceux qui l’ont ainsi honoré.

Funérailles du chef guerrier

Avant l’occupation du secteur guerzé par la France, les cantons étaient en état de guerre quasi permanent, soit entre eux, soit avec leurs voisins, Manon, Toma et Malinké. Il paraissait nécessaire de cacher la mort du chef sous peine de voir les ennemis attaquer immédiatement, en profitant du trouble provoqué chez les Guerzé par la disparition de leur chef. On ne publie donc jamais la mort d’un chef. Il y a peut-être à cette coutume une seconde raison : à la mort du chef, sa famille risque de se disloquer, ses femmes pourraient rentrer chez elles et les enfants se disperser. Si la mort du chef n’est pas proclamée, la famille reste unie sous la garde de l’héritier, le lien ne sera pas défait.

Lorsque la mort est survenue, on publie que la maladie du chef est devenue très grave. Les grands notables qui appartiennent à la famille du chef se réunissent dans sa case pour laver le corps qu’on habille de ses plus beaux vêtements et qu’on coiffe de son bonnet. Pendant ce temps, on creuse la tombe dans sa case ou dans la forêt aux environs du village, parfois dans la boue d’un bas-fond.
Dans l’excavation, on dispose des nattes et des peaux de bœuf ; à une extrémité on place une marmite et sur celle-ci une petite chaise. Le corps est couché, la tête appuyée sur la chaise en question. On place à côté du corps sa lance, son sabre ou son poignard de commandement, et les assistants jettent dessus de l’argent et des colas. Dans la main on lui met une enclume et on lui referme les doigts dessus. Au moment de couvrir la tombe on reprend l’enclume où désormais réside l’âme du chef. Son corps n’est plus qu’une dépouille et l’on jette de la terre sur lui ; l’emplacement est ensuite dissimulé à l’aide d’herbes et de plantes semblables à celles qui l’entourent.
A la nuit tombante, les mêmes notables se réunissent à nouveau : l’un d’eux est habillé avec des vêtements du chef défunt et tient dans sa main l’enclume : il va figurer le chef malade. L’un des participants le prend sur son dos, ou deux d’entre eux le soutiennent chacun par un bras. On l’emmène alors à la clôture.
La clôture est une case entourée d’une tapade située dans le village. Dans cette case, sur un grand divan, se trouvent les enclumes de tous les chefs précédemment décédés et dont la mort, rappelons-le, n’a jamais été publiée. C’est sur cette enclume que se font les sacrifices : poulet dont le sang enduira l’enclume, noix de cola dont on crachera le jus sur l’enclume, etc. Le chef est censé désormais résider, malade, dans cette clôture.
Un jour on peut décider, si les circonstances le permettent, de briser la clôture. C’est l’occasion de grandes fêtes au cours desquelles de grandes quantités de poudres sont utilisées, car les guerriers du canton se réunissent et simulent une attaque contre la clôture aux pieds de laquelle sont égorgés un ou plusieurs captifs, sacrifice agréable aux mânes des ancêtres, pense-t-on. Chaque famille reprend l’enclume qui lui appartient et qui sera conservée par elle. On peut alors annoncer publiquement la mort des chefs.

Funérailles du sorcier

Le fils du sorcier ou zogomou ne succède pas automatiquement à son père, même si celui-ci l’a initié de son vivant aux secrets de la sorcellerie. Le sorcier n’est pas propriétaire de sa charge, si l’on peut dire. A sa mort, elle redevient le bien de la noble corporation des charlatans. Il ne peut que proposer son successeur, qui doit être agréé par les autres sorciers du village ou du canton, et il le sera s’il paye la redevance coutumière, qui en l’occurrence est le prix de rachat du cadavre. Après le décès on appelle le grand zogomou de la région qui, en examinant le cadavre, déclare qui a provoqué la mort de son confrère. Puis le cadavre est lavé et placé entièrement nu sur un hamac. On le promène à travers le village et ceux qui le portent demandent en criant qui veut l’acheter ?
Généralement, le fils ou le neveu du défunt est porté acquéreur : le corps est alors recouvert d’un linceul et il sera enterré décemment avec des nattes.
Le prix du rachat est un bœuf, si le sorcier a dirigé sept tatouages dans un même village ; sinon, il est de trois pièces de cotonnades. En sus, on doit donner poulets, chèvres, colas, qui serviront au sacrifice mortuaire et seront consommés par tous les habitants du village.
Au cas où le neveu ou le fils du défunt ne rachèterait pas son corps, toute sa famille mourrait certainement ; aussi le cas est-il très rare. Il peut arriver toutefois que le fils du sorcier soit si pauvre qu’il ne puisse racheter le cadavre de son père. Dans ce cas, c’est au chef de canton à pourvoir au rachat.
Quelquefois pourtant, le zogomou a été si méchant dans sa vie, a tellement mal usé de son pouvoir et de ses connaissances que personne ne se présente pour le rachat de son cadavre. Celui-ci est alors enseveli à même la terre, nu, avec pour tout linceul certaines feuilles qui ont le pouvoir magique d’empêcher le zogomou de nuire à ses descendants et au village.
Dans le cas où le cadavre a été racheté, l’enterrement a lieu en forêt sacrée. La tombe est en général placée au pied d’un arbre connu pour ses qualités curatives. Le successeur du zogomou empoignant l’arbre à deux mains, saute pardessus la tombe quatre fois. S’il ne tombe pas, il est proclamé sorcier. Si son père l’a déjà initié aux secrets, il entre immédiatement dans la confrérie. S’il ne l’a pas fait, les autres sorciers s’en chargent.
Des sacrifices spéciaux sont aussi faits sur la tombe du zogomou pour apaiser son esprit qui reste redoutable : parmi ceux-ci, les sacrifices humains tiennent très probablement une place honorable même de nos jours.

Funérailles de la femme enceinte.

Si une femme meurt enceinte, les hommes du village sont responsables de sa mort. Un sort a été jeté dans le village et les cérémonies que nous allons décrire ont pour but de faire expier leur faute aux hommes et de chasser du village le mauvais sort, sous peine de voir mourir toutes les femmes enceintes du village.
La nuit après le décès, les femmes initiées, (et celles-là seulement) se réunissent devant la case de la défunte et sortent en procession en chantant des injures à l’égard des hommes qui doivent tous rentrer dans leur case.
Parmi les femmes du cortège, certaines vieilles portent des arcs destinés à chasser le mauvais sort. Au milieu d’elles se trouve, entièrement nu, le mari de la femme décédée en couches.
La procession se termine à la piste sur le bord de laquelle la femme a été enterrée (avec, à côté d’elle, le foetus qu’on a arraché de son ventre), et recommence trois fois dans la nuit. Dans certaines régions, le corps de la femme est brûlé dans la fosse et si elle a donné le jour à un enfant vivant on noie d’abord celui-ci et on le brûle à côté de la mère dans la même fosse.
Pendant ce temps, les femmes non initiées doivent se terrer dans leur case, de même que tous les hommes, mais elles doivent être séparées de leur mari. Aucun contact sexuel n’est permis, l’homme étant considéré comme impur jusqu’à la fin des cérémonies.
En passant devant chaque case, on en frappe le toit et parfois une vieille se détache du groupe pour heurter la porte. Gare au mari qui répondrait ; il serait injurié copieusement et de la façon la plus obscène. Toutes ces chansons ne sont d’ailleurs faites que d’obscénités. Trois jours de suite (ou plutôt trois nuits) la même cérémonie se répète. La troisième fois, elle se prolonge jusqu’au lever du soleil. Les femmes sont armées d’une sorte de roseaux (touan) qu’elles placent sur les toits des cases, puis elles empruntent la piste d’enterrement. A la fin de la procession elles reprennent les roseaux et les jettent sur la tombe de la femme enceinte où ils pourront donner de jeunes pousses.
Puis on va chercher les femmes enceintes qui sont attachées avec des lianes (elles sont considérées comme enchaînées par le mauvais sort). Leurs maris (ou le frère du mari si celui-ci est absent) doivent faire chauffer de l’eau qui servira à laver, à purifier les femmes en grossesse. Finalement le mari doit racheter sa femme en faisant des cadeaux aux vieilles. La femme délivrée du mauvais sort est alors détachée de ses liens et rendue à l’homme.
En certains endroits la femme n’est pas liée, mais elle doit sauter par-dessus une corde tendue. Si son pied la touche, c’est le signe qu’un malheur est proche. Sinon la femme est purifiée.
Si le mauvais sort a été chassé du village par ces cérémonies expiatoires et purificatoires, il a pu n’être que refoulé dans les villages voisins, aussi la même cérémonie a-t-elle lieu dans les villages environnants, bien qu’aucune femme en couches n’y soit décédée.

Note
1. Cette enquête porte sur les Guerzé du territoire de la Guinée française. (Note de la Rédaction.)