Denise Paulme
Les Gens du Riz
Les Kissi de Haute-Guinée
Paris. Librairie Plon. 1954, 1970. 324 p.
Avant-propos
Les documents qui ont permis la rédaction de cet ouvrage furent réunis au cours de deux missions que nous effectuâmes, André Schaeffner et moi, sous les auspices de l’École française d’Afrique (Institut français d’Afrique noire, Dakar). Ces missions durèrent chacune six mois environ: octobre 1945 à juin 1946 ; fin octobre 1948 à mai 1949.
Pourquoi les Kissi ? Nous avions été attirés vers eux par l’étude, entreprise à Paris, des statuettes en pierre que l’on rencontre sur leur territoire et dont l’existence a été signalée par de nombreux voyageurs. Les « pierres kissi » sont bien connues des collectionneurs d’art africain ; à lui seul le Musée de l’Homme en abrite plus de trois cent cinquante. A l’analyse, ces statuettes (dont l’aire de répartition déborde le pays kissi : il en existe jusque sur la côte atlantique) apparurent taillées dans différentes variétés de pierre . L’existence de plusieurs styles y est manifeste . Aucune n’a été trouvée en place, aucune ne peut être datée ; mais certaines reproduisent des détails d’armures du XVIe siècle, qui permettent de leur assigner un âge relativement ancien et laissent croire que l’artiste aura vu des Européens. Un problème se posait, qu’une enquête sur place, pensions-nous, aiderait à résoudre. Au dire général et bien que la qualité du travail ne fût plus comparable à celle des pièces anciennes, les habitants de la région continuaient de tailler la pierre : avec une technique peu courante en Afrique noire, pouvions-nous espérer qu’ils eussent conservé le souvenir des maîtres dont ils poursuivaient la tradition ?
A ce problème particulier s’en joignaient d’autres : comment ces gens, dont nous savions seulement qu’ils étaient agriculteurs et « fétichistes », avaient-ils réagi aux événements contemporains ? La deuxième guerre mondiale, durant laquelle on leur avait demandé, outre des contingents militaires, un gros effort de production, avait-elle eu sur eux des répercussions durables ; avait-elle bouleversé l’économie traditionnelle, atteint les bases de l’organisation sociale ?
Sur le premier point (problème des statuettes), nous ne rapportons qu’une certitude négative. Les Kissi donnent tous leurs soins au travail de la terre : excellents cultivateurs, artisans médiocres, on n’en trouverait aucun capable de sculpter le bois ni la pierre. Aux masques en bois portés dans les sociétés voisines au cours des cérémonies d’initiation, ils substituent la peinture sur le vivant : peinture à l’ocre et à l’argile du crâne, du visage, du corps entier. Quant aux informes figurines qu’on vous propose de temps à autre en essayant, sans insister, de les faire passer pour des statuettes en pierre, elles sont pétries dans une argile recueillie au fond des mares, puis à peine cuites. Nous ne pûmes noter aucun renseignement sur les auteurs des pierres sculptées, dont les indigènes les premiers reconnaissent la supériorité, à la fois technique et artistique. Il fallut se rendre à l’évidence : les occupants actuels et leurs ancêtres immédiats ne sont pas les auteurs des « pierres kissi ». On ne peut non plus leur attribuer les monuments mégalithiques qui parsèment le pays : les villageois ont fait de ces pierres levées des lieux de culte, ils ne les ont pas érigées. Toutes nos questions sur des événements un peu anciens sont demeurées sans réponse, non certes par mauvais vouloir de nos interlocuteurs : le seul point de repère dans les mémoires est le passage de Samory, dont les bandes ont laissé un affreux souvenir. Cette invasion ne fut sans doute pas la première que subit ce malheureux pays, rançonné par les chasseurs d’esclaves : pillant, brûlant, emmenant captifs et dispersant jusqu’en Amérique ceux qu’ils n’avaient pas massacrés, les mercenaires ont tout détruit. L’incursion de Samory précéda de peu la conquête française, qui la réduisit en 1893. Telle qu’on peut l’observer aujourd’hui, la société kissi date des dernières années du XIXe siècle ; elle n’a pas soixante ans.
Si les Kissi ne sont que les derniers occupants, d’où leurs pères sont-ils venus ? Quelques familles, dans le nord du pays, se vantent d’une origine mandé ; plus à l’est, on se souvient d’un ancêtre qui serait arrivé de l’est ; et dans le sud, leurs descendants attribuent volontiers une origine méridionale au fondateur du lignage. En accord avec ces indications, on note la présence d’institutions soudanaises dans le nord; mais si peu que l’on s’éloigne vers l’est ou vers le sud, les éléments soudanais disparaissent, faisant place à d’autres qui caractérisent les sociétés de la forêt guinéenne. Dans l’état troublé où tout l’Ouest africain a vécu durant les années qui ont précédé l’arrivée des Européens, il semble que cette région, elle-même peu sûre, ait accueilli des réfugiés d’un peu partout.
Cela n’implique pas qu’entre Kissi du nord, de l’ouest ou du sud n’existe d’autre trait commun que la langue et le fait qu’ils se disent Kissi. Toute clairière abrite une agglomération, tout village possède son bois sacré où l’on ne peut abattre aucun arbre : gens de la forêt même là où celle-ci apparaît le plus rongée par la savane. Un rite d’initiation ou un culte peut être venu de l’étranger à une date contemporaine, les habitants ne l’ont « acheté » que parce qu’ils avaient le sentiment de l’avoir possédé jadis ; ils l’ont aussi adapté à leurs besoins immédiats et le foisonnement du rituel, en même temps que l’aspect multiforme d’un même culte, donne à presque chaque collectivité sa physionomie particulière.
Loin d’une société en décomposition qui, sous le coup de chocs répétés, s’abandonnerait, aurait perdu le goût de l’existence, les Kissi offrent à l’observateur une mosaïque de petites communautés à la structure économique et sociale à peu près constante et que les événements extérieurs n’ont pas encore troublée ; mais d’une diversité extrême sur le plan religieux. Fixés à un sol relativement fertile et dont les horizons leur suffisent, les habitants nous parurent soucieux d’assurer, au moins autant que leur existence personnelle, la survie du groupe ; ils multiplient à cet effet cultes et offrandes collectives, en suppliant que leur soit accordée, outre les récoltes, les femmes et les enfants que mentionne toute prière, une « santé » qu’ils semblent parfois encore surpris d’avoir recouvrée. De village en village, nous vîmes se préciser le tableau d’une société convalescente, qui se reconstruit et prend conscience d’elle-même.
Nous eûmes deux centres principaux de travail : Kissidougou et Guéckédou. A partir de ces points d’attache, nous visitâmes un certain nombre de cantons : la voiture de l’administrateur, ou celle du médecin, ou le camion d’un commerçant, nous déposait en un point de la route d’où nous circulions à pied de village en village, ici ne faisant que passer, ailleurs nous arrêtant plus longuement. Certaines agglomérations plus importantes nous virent à diverses reprises, chaque fois pour plusieurs semaines.
Douze mois en tout de séjour, ce temps peut sembler bref : aussi bien, sur les 43 cantons kissi que comptent les deux cercles n’avons-nous enquêté que dans 25. Néanmoins le fait de revenir, après deux ans, dans des villages où l’on nous connaissait, a donné des résultats. Après un contact assez déconcertant, la mise en ordre des documents recueillis durant la première mission avait permis de tracer le cadre général ; elle avait donné les proportions des différentes institutions. Elle avait aussi posé des questions, notamment dans le domaine de la magie et de la sorcellerie.
De la terreur dans laquelle ont vécu leurs ancêtres, une crainte est demeurée chez les Kissi, qui domine tout : celle du sorcier. L’habitant de ces régions se voit entouré d’ennemis d’autant plus redoutables qu’il ne peut les connaître avec certitude. Son premier souci est de n’offenser personne et de cacher sous une parfaite urbanité l’expression de ses sentiments un peu profonds. Mais cette attitude négative demeure insuffisante à son besoin de protection, qui l’oriente bientôt vers la magie
Ajoutons que celle-ci trouve en forêt un milieu d’élection par l’abondance des espèces végétales et animales : venins de serpents ou d’araignées, écorces, feuilles ou racines de plantes dont le secret lui fut enseigné au cours d’un apprentissage qui peut avoir duré plusieurs années, le magicien connaît l’action sur l’organisme de tel « médicament ». A la fois devin, médecin, apothicaire, le wanayawa kissi est un personnage très sollicité.
Après un premier séjour, nous avions le sentiment de la place capitale que magie et sorcellerie tiennent dans la pensée indigène ; nos renseignements demeuraient insuffisants. Nous connaissions l’existence du sorcier, mais son personnage se distinguait mal de celui du simple médecin, du devin, du magicien qui peut changer le cours des événements par l’emploi d’un talisman bénéfique, plus souvent maléfique. De tels sujets ne peuvent être abordés brusquement, une préparation est nécessaire pour l’enquêteur, elle l’est au moins autant pour l’informateur. Nous revoyant après une absence de dix-huit mois, certains vieillards ne nous cachèrent pas avoir, à notre première rencontre, omis volontairement plusieurs points sur lesquels ils désiraient maintenant s’expliquer : ils avaient compris que ces questions offraient à nos yeux toute l’importance qu’eux-mêmes y attachaient ; ils voulurent bien ajouter que « notre cœur était droit ». Outre d’indispensables compléments d’information sur l’organisation sociale et sur les rites complexes de l’initiation, nous pûmes ainsi recueillir presque toute la documentation sur les talismans maléfiques, les sorciers et leurs maîtres, les « premiers morts ». Alors seulement, nous comprîmes l’anxiété dans laquelle s’écoule une vie en apparence insouciante ; et nous pûmes apprécier la confiance ainsi témoignée. Plutôt que de nommer certains, que tous en soient ici remerciés.
Paris, février 1952.
Notes
1. Des rapports de ces missions ont été publiés par la revue Africa, XVII (1947), 133-134 ; XIX (194(), 332-333.
2. E. Jeremine, Etude des statuettes kissiennes au point de vue minéralogique et pétrographique, in Journal de la Société des Africanistes, XV (1945), 3-14
3. D. Paulme, Deux statuettes en pierre de Guinée française, in Bulletin de la Société d’Anthropologie, III, 9e série (1942), 38-43
4. D. Paulme, Formes de ressentiment et de suspicion dans une société noire, in Journal de Psychologie (1949), 467-480.