Ethnographie coloniale

Denise Paulme
Les Gens du Riz
Les Kissi de Haute-Guinée

Paris. Librairie Plon. 1954, 1970. 324 p.


Chapitre VII
Le ménage


Mariage. — Vie conjugale.

Le mariage ne correspond pas seulement à l’apparition d’un foyer nouveau dans le village : c’est aussi l’unique moyen pour le lignage de se perpétuer. Seule, l’union officielle permettra d’engendrer des enfants ayant un statut légitime, qui pourront nourrir les parents trop âgés, leur assurer des funérailles décentes et les honorer après leur mort ; ces enfants donneront eux-mêmes naissance à des petits-enfants dont le premier recevra le nom du grand-père, ainsi prolongé par-delà la tombe et assuré de survie. Le lévirat, toujours en vigueur, indique bien l’intérêt que tous les membres de la « cour » attachent au mariage de chacun des leurs : « notre femme », diront-ils en parlant de la jeune épousée. Pas d’adulte célibataire : homme ou femme, un infirme même trouvera un conjoint.
Les indigènes n’en sont pas moins unanimes à reconnaître dans la vie conjugale une source d’infinis soucis. Tous se plaignent de la rapacité des beaux-parents, du caractère volage, indomptable des femmes. Chez les adolescents, l’idée du mariage prend la forme d’une véritable obsession, le chapitre de la dot alimente indéfiniment leurs conversations ; quant aux filles, dès le sevrage leur vie entière est orientée vers ce seul but.
Interdite à l’intérieur du lignage (elle entraînerait chez les coupables l’apparition du , œdème généralisé ou syphilis, demandant un traitement particulier) , l’union demeure autorisée avec une fille portant le même patronyme mais habitant une autre agglomération et avec laquelle le degré de consanguinité ne saurait être précisé ; ainsi qu’avec une partenaire originaire du même village mais relevant d’un autre lignage, donc portant un autre nom.
Une épouse peut être retenue avant sa naissance : les indigènes tiennent le fait pour devenu assez rare, il s’agira en général d’une fille originaire du lignage de la mère. Le mariage avec la fille de l’oncle utérin est en effet recommandé, au contraire de celui avec la fille de la sœur du père, qui apparaît proprement inconcevable : nous sommes ici en présence, comme dans beaucoup de sociétés africaines, du système d’alliance dit « de l’échange indirect et généralisé ».
Le garçon signifie en général ses intentions à la fiancée de son choix par un cadeau de colas. La fille, en acceptant les colas, s’engage. Il faut alors — c’est là le point capital — discuter du montant de la somme à offrir aux parents de la femme. Les pourparlers sont toujours longs, où les parents des deux jeunes gens jouent un rôle souvent plus important que les futurs époux. Jadis évaluée en bandes de coton filé par les « sœurs » du mari, la dot, furuo comporte toujours, maintenant, une somme d’argent : de 100 à 200 fr. avant 1940, elle était passée en 1948 à plusieurs milliers de francs C. F. A. La dot comprend encore obligatoirement un certain nombre de têtes de bétail que le négociateur choisi amène au jour convenu aux parents de la fille : bœufs, moutons, coqs et poules ont pour cette occasion le cou orné d’un fil blanc. La dot ne comporte jamais de chèvre, animal dont la jeune épousée par la suite risquerait de partager le caractère difficile, les enfants la couleur noire. La présentation solennelle de la « dot » conclut les accordailles. La fille revêt aussitôt le kura folondo, le « premier pagne » — premier d’une série qu’elle s’efforcera d’allonger au maximum : « Prenez ces cadeaux, dit-elle à ses parents, c’est ce garçon que j’entends épouser ». La jeune fille, donc, choisit son époux : certes, un père peut faire pression sur son enfant, décider même une union dont il n’informera l’intéressée qu’au dernier moment ; la fille n’en reste pas moins libre de refuser l’époux qu’on veut lui imposer ; en dernier recours, elle s’enfuira chez son amant. Une femme n’est jamais mariée tout à fait contre son gré.
Le fiancé, une fois accepté, vient avec les camarades de son âge, initiés en même temps que lui, travailler une journée entière sur les rizières de son futur beau-père, retourner la terre, semer le grain ; le beau-père offre ce jour-là un repas plantureux avec, pour accompagner l’habituelle bouillie de riz, de la viande (qui peut cette fois être de chèvre), de l’alcool de palme, aujourd’hui aussi des cigarettes, toujours très appréciées. Quelque temps plus tard, c’est la fiancée qui vient à son tour avec ses compagnes sarcler les champs du père du jeune homme; le maître du champ fait alors préparer un solide repas.
La fille et ses parents chercheront à faire durer le plus possible des rapports aussi avantageux pour eux. Durant cette période d’entière liberté sexuelle, la fille — sans parler du beau-père — est exigeante, coquette, fait chèrement payer ses faveurs : il lui faut un foulard pour la prochaine fête, puis une robe, des bijoux, des parfums, des souliers… « Si tu refuses, il y a bien d’autres hommes qui ne demandent qu’à me les offrir. » En principe la fiancée montre à ses parents tous les cadeaux offerts par le jeune homme qui, de son côté, cherche un réconfort dans le compte minutieux qu’il tient de ses libéralités : au cas toujours possible d’une rupture, le mari en effet exigera un remboursement intégral, faute duquel la femme volage en proie à la vengeance de l’époux délaissé, tombera malade, deviendra stérile, avortera… Exigences toujours nouvelles de la fille, soupçons du garçon le portant jusqu’à une exaspération qu’il lui faut néanmoins contenir, car s’il provoquait un éclat tout serait à recommencer : les fiançailles s’écoulent dans une atmosphère rien moins que sereine.
Lors des fêtes qui marquent l’initiation de la jeune fille, le jeune homme, aidé ou non par les siens, apporte encore de nombreux cadeaux. Après la sortie de la retraite, lorsque la coiffure compliquée et charmante de la jeune fille est « gâtée », le moment vient de la mise en ménage, moment tant attendu par le jeune homme, mais que la fille ne voit pas sans mélancolie, car il marque la fin de sa vie indépendante. On convient d’un jour où, accompagnée de tous les siens, vieux et jeunes, porteurs des ustensiles de ménage les plus variés : marmites, calebasses, paniers… la jeune femme s’installera à demeure chez son mari, auprès de qui elle n’a jusqu’ici fait que des séjours temporaires. Devant le témoin du mariage et tous les parents du mari, les « pères » et « frères » de la jeune femme, les hommes de son lignage (le père véritable et la mère sont restés au logis), présentent solennellement la nouvelle épouse :
nöa ven’nya hanana pömdo, « voici votre femme jusqu’à la mort ».
Suit une danse, könyo kura, danse en file, semi-circulaire, que scandent les seuls battements de main des femmes. Pas d’instrument de musique, ce sont les femmes du village, les « mères », du mari, qui dansent et chantent, expriment leur joie de la venue d’une compagne qui les aidera dans leurs travaux quotidiens. Le thème des chants est à peu près constant :

« Je suis heureuse aujourd’hui, la femme de mon fils est arrivée, je n’irai plus chercher l’eau, je ne pilerai plus le grain, je ne préparerai plus les repas… »

Pendant la danse, qui a lieu en fin de journée et ne dure guère, les compagnes de la mariée préparent un repas. La mariée, elle, assiste aux danses sans y prendre part, le mari se tient près des notables de sa famille. Les parents de la mariée, et d’une manière plus générale, tous les hommes présents, remercient les danseuses, leur offrent de petits cadeaux en argent, comme les spectateurs en offrent toujours dans les danses publiques. La fête demeure toute civile, aucun geste religieux ne vient souligner l’union des jeunes gens.
Cette nuit-là pour la première fois — officiellement — la jeune femme reposera près de son époux, dans la demeure qu’il a construite ou aménagée à son intention. Les compagnes de la mariée sont restées, elles dormiront toutes ensemble dans un logis qui leur a été assigné ; peut-être certaines y recevront-elles la visite d’un « petit frère » du mari. Au matin les jeunes filles iront chercher des fagots, la jeune femme, pour la première fois aussi, allumera le feu, préparera le repas de son mari et, ajoute-t-on, de sa belle-mère, qui entend désormais « se reposer ».
En dépit d’une organisation toute patrilocale, la règle qui veut que ce soit la femme qui rejoigne son mari connaît aujourd’hui quelques exceptions, toujours dues à des motifs économiques : un jeune homme pauvre, qui ne rencontre aucune aide auprès des siens et ne peut verser de dot (son père est mort, ses oncles ont d’autres charges) ira s’installer chez son beau-père et travaillera pour celui-ci plusieurs années, tel Jacob chez Laban. Au bout de trois ou quatre ans, peut-être le vieillard consentira-t-il à perdre une aide précieuse et laissera-t-il son gendre et sa fille regagner le village d’origine du jeune homme. Si le vieillard refuse, le jeune ménage n’aura d’autre ressource que de se construire une habitation au côté de celle du beau-père ; les enfants porteront le nom du mari, mais seront élevés parmi leurs maternels ; la situation, qui exprime la gêne matérielle du ménage, est sentie comme fausse, son beau-père et sa femme pourront la reprocher aigrement au mari, qui en souffre :
O sembura, « il a honte ».
Période assez instable que les débuts de la vie commune. Le changement est brutal qui transforme une jeune fille, membre d’un certain lignage, en une épouse d’un autre lignage, habitant un autre village. La femme se sent étrangère dans cette communauté où en principe elle vivra toute son existence, assumera des responsabilités, s’accomplira en devenant mère ; seuls l’y rattachent son mari d’abord, plus tard ses enfants. Le regret de sa vie de jeune fille, l’affection qu’elle éprouve envers les siens, freinent les sentiments de loyauté conjugale et de fidélité au lignage du mari. Ses tâches domestiques sont aussitôt lourdes, car sa belle-mère entend se faire servir : la vieille femme l’aidera peut-être à piler le grain, mais elle n’ira plus à la corvée d’eau ni de bois. Isolement moral, travail constant, une jeune mariée se trouve déchirée entre le désir de vie commune avec son mari et la pensée du milieu natal ; elle doit être sevrée de l’attachement qu’elle porte à ses parents. Aussi le mari, s’il se sent assez sûr de lui, refuse-t-il parfois à sa jeune femme l’autorisation de revoir les siens ; il ne cède que devant la menace d’un abandon. Les liens avec sa famille d’origine demeurent toujours très forts pour une jeune femme jusqu’à la venue des enfants, avant que la routine de la vie quotidienne l’ait fixée dans son ménage ; elle rend visite à ses parents, l’une ou l’autre de ses jeunes sœurs vient faire chez elle des séjours plus ou moins longs. Si le père ou la mère tombe malade, la fille mariée dans un autre village est aussitôt prévenue ; elle doit, sauf empêchement très grave, assister aux funérailles. Ces liens jouent aussi un rôle dans la vie économique : les jeunes femmes mariées, mais qui n’ont pas encore d’enfant, sont convoquées dans leur lignage pour les semailles ou pour la moisson, d’où elles reviennent toujours avec des provisions, des paniers bien garnis : c’est un des moyens pour la femme de se constituer un pécule. Les services qu’un jeune mari continue de rendre à son beau-père durant les premières années du mariage, l’intérêt que la jeune femme porte aux enfants de ses frères, montrent bien l’importance des attaches que la femme mariée conserve avec son lignage. Surtout, elle doit continuer d’observer ses interdits totémiques.
La femme nouvellement mariée est une invitée chez son mari : sa timidité se marque par une volonté de se tenir à l’écart durant la journée , elle détourne la tête pour parler à son mari, au moins en public, se soumet à ses demandes sans prendre aucune initiative ; si le mari est de son âge, on laisse entendre qu’elle retrouvera plus de liberté en privé, l’interpellant familièrement :
— Eh toi ! nöm se ;
ou par le nom du frère cadet du mari :
Bandu Fara se, « grand frère de Fara » ;
quand elle sera mère, elle emploiera le nom de leur enfant :
Fina Fasali se, « père de Fasali ».
Mais celle qui entend garder ou reprendre sa liberté nomme son mari dédaigneusement par son seul prénom : Tyekura! Yomba !
Le fiancé accepté « peut causer avec sa belle-mère », explique-t-on pour décrire leurs rapports. Il la nomme bira musu, elle répond bira (voc. bira nke, bira nse). En donnant des ordres à son gendre, qui sera tenu de les exécuter, la belle-mère observe toutefois une grande réserve ; elle ne peut adresser de remontrances au jeune homme. Tous deux s’évitent, « ils ont honte » de se trouver en présence. Néanmoins, chaque fois qu’il vient retrouver sa future femme, le fiancé doit apporter à sa belle-mère de petits cadeaux de viande, sel, fagots de bois… Il la salue en détournant la tête, parfois en lui tournant franchement le dos. Les rapports demeureront inchangés après que la jeune femme aura rejoint son époux : jusqu’à la mort de sa belle-mère, le gendre, qui se sent en état d’infériorité, est tenu d’offrir à la vieille femme de menus cadeaux et de les offrir pour ainsi dire sans la regarder.
Même attitude à l’égard des soeurs aînées de la femme, que le mari nomme du même terme bira ou lefu : l’emploi du terme indique un interlocuteur à qui l’on peut parler, mais que l’on ne cherchera pas à voir, avec qui l’on ne plaisante pas : deux lefu ne s’assoiront pas sur la même natte, ne se regarderont pas manger. En un mot, ils s’évitent, « ils ont honte ». Les frères aînés de la femme sont, eux aussi, dits bira et l’attitude observée à leur égard est la même : attitude de respect, d’éloignement (avoidance relationship).
Au contraire, envers les sœurs cadettes de sa femme, par extension envers, aussi, ses frères cadets, l’attitude du mari apparaît très libre, les plaisanteries sont de règle. Les jeunes filles ne demeurent pas sans réponse, elles ne se font pas faute d’exiger un cadeau du mari de leur grande sœur. Lorsqu’elles l’aperçoivent, les plus effrontées s’écrient :
Noa pono no, regardez mon mari (ou: « voici mon mari »).
Lui répond:
Noa vèn’nu, voici ma femme (mariage possible à la mort de la femme). Ces alliés se nomment entre eux nimo
A l’égard de leur bru, les beaux-parents éprouvent des sentiments mitigés : joie apparente, qui s’exprime dans les chants de noce, mélancolie devant un événement qui marque une étape décisive dans l’affranchissement du fils. Si, dans l’union de son enfant, une mère voit d’abord, et chante au jour du mariage, l’allégement apporté à sa tâche, elle ne peut pas ne pas pressentir aussi le premier signe de son déclin. Seule la venue des enfants, source de fierté pour les grands-parents, rétablira l’équilibre.
De sa bru, la belle-mère exige un travail qui peut être dur, devant lequel la jeune femme parfois protestera. Parfois aussi, la bonne entente s’établit entre les deux femmes, la plus jeune appelant l’autre : nde, mère. Si au contraire, la bru ne veut pas obéir, elle interpellera sa belle-mère avec dédain par son seul nom, marquant ainsi son refus d’appartenir au même groupe.
Le beau-père, dit père, pua, la se (se, vocatif), ou Père Un Tel, traite sa bru avec bonté, s’efforce de ne pas la distinguer en public de ses filles ; il hésitera toutefois à lui adresser une observation ou à lui donner un ordre. Si la jeune femme, qui prépare la nourriture du vieillard, fait mal la cuisine, celui-ci évitera de s’en plaindre : ce droit est limité aux sœurs du mari, dites par la jeune femme nimo. Les belles-sœurs s’apportent une aide réciproque, elles plaisantent librement, les tâches de la vie quotidienne les rapprochent ; mais les sœurs du mari, s’identifiant à leur frère ou plus exactement au lignage, peuvent aussi donner des ordres à l’épouse en l’appelant « notre femme ». Dans une discussion entre mari et femme, les soeurs du mari prendront le parti de leur frère.
A l’égard des frères aînés de son mari, l’attitude de la jeune femme est de respect et d’éloignement (terme désignant ces rapports : lefu, ou bira). L’homme peut donner un ordre à la femme de son cadet, mais ne lui dira pas de « parole mauvaise », ne lui adressera pas d’observation désagréable : « ils ont honte ». Ils peuvent converser, mais non plaisanter librement ; aucun ne se plaint de l’autre au mari. L’attitude, en un mot, serait inspirée de celle qui dicte les rapports entre beau-père et bru. Avec le frère cadet du mari au contraire, les relations sont libres et aussi les plaisanteries : nimo, ils bouffonnent et s’injurient sur le thème « jamais je ne voudrais épouser un homme, ou une femme, comme toi. » En fait, la coutume du lévirat permet de voir dans les deux partenaires des époux éventuels à la mort du mari.
Lefu ou bira que l’on respecte, nimo avec qui l’on plaisante parfois crûment, les deux groupes d’alliés s’équilibrent, comme s’équilibrent à l’intérieur du lignage, les aînés, pères et « grands frères » d’une part, de l’autre les cadets, les « enfants ». L’individu se voit lui-même occupant une place nécessairement unique entre ces différents groupes : il respectera la sœur aînée de sa femme, l’épouse de son frère cadet ; bousculera à l’occasion la sœur cadette de sa femme ou l’épouse de son frère aîné. La situation peut se résumer dans le tableau suivant, où un homme aura pour :

Lefu Nimo
soeur aînée de la femme (assimilée à la belle-mère) soeur cadette de la femme
femme du frère cadet (assimilée à la bru) femme du frère aîné

Une femme, elle, aura pour :

Lefu Lefu
mari de la soeur cadette (assimilée au gendre) mari de la soeur aînée
frère aîné du mari (assimilé au beau-père) frère cadet du mari

A d’autres moments, tout l’accent portera sur le facteur lignage. L’individu, s’identifiant à son groupe entier, pourra ainsi traiter en nimo l’allié à la génération supérieure (mari de la sœur du père), justifiant son attitude très libre par les mots : « Il nous doit sa femme »
Enfin, les rapports entre conjoints éventuels, nimo, sont eux-mêmes souvent assimilés à ceux des alliés à plaisanteries, borale : les nimo sont entre eux « comme » borale, dit-on parfois. L’alliance bora unit les lignages deux par deux, en les affrontant, mais seulement entre voisins et sans aucune rigidité. Là encore, tout se passe à l’échelle du groupe de paternels et du village – sauf dans le nord du pays où l’alliance rapprocherait deux clans : Keita et Touré de leur nom malinké par lequel ils préfèrent se nommer (on traduit en kissi : Lea et Toluna). Mais le nord, influencé par les Malinké, présente un aspect différent du reste du pays. Les renseignements que l’on peut recueillir sur l’institution du bora sont vagues, les informateurs évasifs. Tout au plus apprend-on que jadis, aux funérailles d’un homme, un allié, un bora, venait sur la place publique, vêtu d’oripeaux, jouer un rôle grotesque où il s’ingéniait à parodier le mort, l’insultant, le calomniant même :

« Vous pleurez un homme qui vous trompe, il simule la mort alors qu’il n’est qu’endormi. Ce n’était qu’un hâbleur, un menteur ; il prétendait savoir chasser, mais chaque fois il prenait la fuite devant le gibier… »

La raison profonde de cet usage semble aujourd’hui perdue, les spectateurs, les acteurs eux-mêmes, ne savent trop comment justifier une conduite aussi incongrue : si l’on continue de l’observer c’est, explique-t-on, que « nos pères agissaient ainsi ». En fait, le bora, que les Kissi eux-mêmes rapprochent de la sanankuya malinké, se classe dans une catégorie d’institutions aujourd’hui bien connues, où l’alliance entre groupes s’exprime par une interdépendance rituelle, par des plaisanteries traditionnelles, par la liberté dans les rapports quotidiens, surtout par des droits de mariage préférentiels. Le groupe A, qui fournit ses femmes au groupe B, possède de ce fait sur B une créance illimitée : toute mort dans le groupe preneur B sera tenue par les utérins A pour un affront, à tout le moins une négligence justifiant la conduite scandaleuse de ces derniers aux funérailles, où ils interviennent dans un rôle grotesque, renversant les nourritures, pillant la demeure mortuaire, barrant la route au cortège funèbre. Le travesti est un trait caractéristique de l’institution et nous avons encore vu aux funérailles d’un chef de village kissi deux femmes, borale du mort, vêtues en hommes et armées chacune d’un sabre, mimer une danse guerrière

Si le mariage monogame demeure le plus fréquent, la polygamie n’en exerce pas moins une influence sur le lignage. Par son association avec la richesse et la réussite sociale, la famille polygame correspond à un idéal, chacun voudrait y parvenir sans ignorer les complications qu’entraîne la présence au même foyer de plusieurs épouses. Les hommes, pour la plupart sont monogames (à Toètu, 21 hommes mariés contre 23 femmes), mais l’importance de la polygamie ne saurait être appréciée seulement d’après les chiffres : sa notion est toujours présente dans le système matrimonial.
Les chefs de canton les plus âgés peuvent avoir connu au cours de leur vie jusqu’à une centaine d’épouses ; un bon nombre de celles-ci auront quitté leur mari plus ou moins rapidement, préférant une vie domestique moins brillante, mais aussi plus intime. La ven’bara (bara, travail) du chef, qui n’est pas forcément la première épousée, dirige le labeur de ses compagnes, répartit les tâches en désignant parmi ses coépouses celles qui doivent travailler aux champs, celles qui seront ménagères, cuisinières… La ven’bara possède, choisies parmi ses coépouses, des servantes qui balaient sa demeure, lavent son linge, etc… Elle peut contraindre le chef à répudier telle de ses femmes qui ne la satisfait pas. Le chef ne prend aucune décision importante sans consulter sa ven’bara, personnage au rôle parfois considérable ; il peut même lui laisser une partie de ses attributions politiques. Un chef de canton déjà âgé, récemment converti à l’Islam, ayant décidé en 1947 d’accomplir le pèlerinage de La Mecque (ce pèlerinage vint en temps opportun rétablir un prestige politique sérieusement ébranlé), durant son absence la marche des affaires du canton fut assurée pax la seule ven’bara, femme de tête que le changement de religion de son époux ne semblait guère avoir troublée.
Tout chef âgé et un peu important possède encore une ven’sara (sara, talisman, protection) qui, au contraire, de la ven’bara, est une adolescente ; on dit parfois tua sara, tua sala (tua pour tuambo, enfant). En principe non excisée, la ven’sara doit être vierge, à tout le moins ne pas avoir conçu ; il lui est interdit par la suite d’entretenir des rapports sexuels avec aucun autre que le chef qu’elle suit partout, courant à pied quand il monte à cheval. La ven’sara sera de petite taille, le teint clair ; c’est parfois un devin qui la désigne. Le chef verse aux parents une « dot » élevée et, quand la fille le rejoint, il la présente à ses principaux sujets assemblés. La ven’sara mange avec le chef, alors que jamais en principe une femme ne partage le repas d’un homme. On justifie parfois cet écart à la coutume en expliquant que la fille goûte les plats pour éviter au chef le risque d’empoisonnement : explication rationnelle, a posteriori, la ven’sara ne mange pas avant le chef, mais « dans la même calebasse ». L’idée, au demeurant, paraît bien être celle d’une protection, mais toute immatérielle, et par là-même beaucoup plus efficace, englobant jusqu’aux « pensées mauvaises », aux désirs hostiles, qui menaceraient le chef. Tous les risques, tous les dangers seront écartés par la présence de l’enfant-talisman. La jeune femme occupe une situation privilégiée : ce que possède son époux lui appartient, elle a un droit d’accès à tous ses biens ; le vieillard n’a guère de secrets pour elle. La même coutume se retrouverait chez des populations voisines : Gbunde, Loma (Toma), Mano, Tie, du Libéria . Quoique l’on ne se représente pas le mariage comme un lien indissoluble, beaucoup de couples demeurent unis un nombre d’années suffisant pour élever plusieurs enfants. La stabilité du ménage n’est pas l’effet de la coutume ni des sanctions juridiques, elle est fondée sur l’établissement de rapports satisfaisants pour les deux époux, sur un sentiment d’obligation morale réciproque, d’entraide. Ces rapports peuvent évoluer, l’habitude en général tend à les resserrer. Le facteur personnel joue un très grand rôle ; un paresseux, un époux brutal et sévère, un personnage très effacé, aura du mal à garder une femme.
Les Kissi, disions-nous, se plaignent beaucoup du caractère difficile de leurs épouses. Devant une femme qui refuse de préparer son repas, un mari se trouve sans recours. S’il la battait, elle se plaindrait bruyamment : « Mon mari est un glouton, un brutal » — dresserait contre lui toute la population féminine. Comme, par ailleurs, un homme ne saurait être vu se livrant à une activité aussi spécifiquement féminine que la préparation des aliments (il aurait « honte »), il en sera réduit, souvent, à se coucher le ventre vide.
La femme adultère prise en flagrant délit est passible de cent coups de corde. Pratiquement, le mari se contente d’imposer une amende à l’amant : un bœuf ou sa valeur ; mais le « bœuf » peut se réduire à la taille d’un poulet, que le mari partagera avec ses « frères », les hommes de son lignage. La victime est égorgée sur l’autel familial et l’on prie les ancêtres de pardonner l’offense commise à leur égard, de ne pas poursuivre de leur courroux le coupable. La femme en sera quitte pour quelques bourrades.
Toute correction que le mari inflige à sa femme doit, en tout cas, se passer à l’intérieur du logis : le mari qui frappe sa femme « en brousse », hors du village, commet une offense grave envers la Terre, il peut être assailli et roué de coups par ses beaux-frères. En cas de récidive, le divorce était jadis prononcé d’office.
Le mariage se dissout par l’action de l’un des conjoints, la femme le plus souvent ou son gardien: aucune fille ou femme capable d’engendrer n’est tenue de supporter un mari qu’elle juge intolérable, qui lui déplaît, qui ne la nourrit pas suffisamment ou dont elle estime qu’il la néglige. Souvent aussi, elle ne s’entend pas avec ses coépouses. Le refus d’aider le mari, par exemple dans le travail des champs, peut, si sa répétition marque une volonté évidente d’inertie, entraîner le divorce. Le mari toutefois s’y résigne mal, car il sait à l’avance combien il lui sera difficile de se faire restituer la dot. Le seul motif sérieux de répudiation est en définitive la stérilité de la femme.
Une femme qui veut quitter son mari cache ses vêtements, bijoux, etc…, chez une amie ; puis elle s’enfuit. Aussi le mari s’inquiète-t-il lorsqu’une jeune femme partie rendre visite à ses parents demeure absente plus de deux ou trois jours ; il tente une démarche, craignant de ne plus revoir la fugitive. Si le mari a payé toute la dot convenue, un beau-père honorable fera pression sur sa fille pour que celle-ci retourne chez son mari ; mais devant une femme butée, qui refuse, endure les coups sans fléchir, il se trouve désarmé. Souvent aussi, le beau-père rapace préfère que sa fille cherche un autre époux, dont il exigera une nouvelle dot en même temps qu’il refusera de restituer la première. Il arrive fréquemment qu’un père promette ainsi sa fille à deux hommes en même temps : l’infraction était même assez courante pour que la coutume indigène en ait prévu le châtiment, soit cinquante coups de corde ; le coupable devait encore restituer immédiatement la totalité de l’une des dots ; enfin il donnait un bœuf, que le chef tuait et partageait entre ses familiers.
Il arrive aussi, de nos jours, que le mari, las de sa femme, la vende à un nouvel époux; la femme qui n’accepte pas l’arrangement peut porter plainte auprès du chef de canton, celui-ci prononcera une amende aux dépens du mari. Mais c’est plutôt par des chefs âgés, pourvus d’un nombre d’épouses considérables, que la polygamie se trouve exploitée. Ces chefs convoquent des jeunes gens auxquels ils louent l’usage de telle de leurs femmes. Les faits sont de notoriété publique, mais la conduite du chef est jugée assez scandaleuse par ses administrés.
A la mort du mari, son héritier et frère cadet, qui recueille l’héritage à charge de nourrir les enfants, recueille aussi, normalement, la veuve. Un cadeau aux parents de la femme soulignera l’événement ; on ne saurait ici parler de nouvelle dot, puisqu’il n’y a pas, en fait, de nouveau mariage : les enfants qui naîtront de la nouvelle union appartiendront au même lignage que le mort, ils porteront le même nom. Le lévirat, toutefois, n’est pas impératif : si la femme entend rejoindre un homme d’un autre groupe, le « fiancé » versera une certaine somme à l’héritier ; dans le mariage ainsi légalisé, les enfants futurs auront un statut régulier, ils appartiendront au lignage de leur procréateur. Si le prétendant n’a pas les moyens de payer une dot et si l’héritier accepte un autre arrangement, « les trois parleront tranquillement » — se mettront d’accord sur la nature et sur l’étendue des services que l’héritier pourra exiger de l’amant. Les relations sont publiques, la coutume les tolère sans leur reconnaître valeur légale : la situation est en somme celle d’un concubinage, où l’on dira de la veuve derrière son dos qu’elle est la barafa, la maîtresse, du jeune homme. Les enfants du nouveau couple ressortiront au lignage du premier époux de leur mère, non à celui de leur procréateur.

Notes
1. Sur l’inceste et son châtiment, cf. D. Paulme, Fautes sexuelles et premiers morts, op. cit.
2. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté (Paris, P.U.F., 1949), p. 547.
3. Cf. en malinké, fourou, mariage, épouser; fourou nafolo (nafolo, richesses, biens), dot.
4. Konyokura : konyo, en malinké, noces ; kura, pagne.
5. En malinké, bira désigne le beau-père, le gendre, l’époux de la jeune sœur; biran mouso, la belle-mère, la bru, la femme du frère cadet. Le terme serait donc réciproque, alors que chez les Kissi l’aîné des bira interpellera plus souvent son cadet par son seul prénom.
Chez les Kouranko, voisins occidentaux des Kissi, le terme biran désigne la femme du fils de la sœur ; le mari de la fille de la sœur; le père du mari; le frère du mari (N. W. Thomas, Anthropological Report on Sierra Leone. London, 1916, part. I). Les rapports sont vraisemblablement de respect et le mariage interdit.
6. Chez les Kouranko, le terme nimoko exprime l’alliance : il désigne en particulier le mari de la sœur du père (N. W. Thomas, ibid., I).
7. Cf. plus bas, chap. IX : Mort et funérailles.
8. Cf. G. Schwab, Tribes of the Liberian Hinterland, pp. 372-373. Chez les Kpelle (Guerzé), Westermann note que jadis, en cas de danger public, tel qu’une invasion ou une épidémie, la femme sala pouvait être désignée comme victime à sacrifier dans l’intérêt commun (D. Westermann, Die Kpelle, Göttingen, pp. 199-200).