Chapitre IX Mort et Funérailles

Denise Paulme
Les Gens du Riz
Les Kissi de Haute-Guinée

Paris. Librairie Plon. 1954, 1970. 324 p.


Chapitre IX
Mort et Funérailles


Au dire d’un informateur kissi, la vie de tout individu comporterait trois moments critiques : naissanceinitiationmort. L’importance, notamment, du rituel funéraire s’explique par son but premier : permettre au défunt l’accès au rang d’ancêtre, c’est-à-dire au rang social le plus élevé. D’où, passé les premières heures données à l’expression obligatoire de la douleur, l’atmosphère de liesse où se déroulent les funérailles d’un vieillard.

La vue d’un serpent cracheur, koma, la vue d’une feuille de bananier encore verte qui se casse sous les yeux du passant, sont partout tenues pour présage de mort (ballo, pl. ballöla). Mort qui peut être celle de l’intéressé ; ce dernier croira plus volontiers qu’il s’agit d’un parent, voire d’une simple connaissance. Un individu peut encore être informé en rêve de la fin prochaine d’un tiers ou de la sienne propre. Il arrive enfin qu’un homme, quelque temps à l’avance, prévoie sa mort de manière inexplicable et l’annonce ; alors il dépérit vite, sans que l’on puisse rien tenter pour le sauver.
De manière générale, la maladie est tenue pour une punition destinée à servir d’avertissement : elle vient toujours, dans la pensée indigène, après une infraction qui peut avoir été involontaire, mais que le malade n’en doit pas moins confesser. Lorsqu’une infection apparaît un peu sérieuse, la démarche normale conduit auprès du devin, du wanayawa. Ce dernier consulte son oracle, dont la réponse ne varie guère : le malade a commis une faute qu’il doit révéler sous peine de voir son état s’aggraver. Le devin vient au chevet du patient :
— Si tu veux guérir, il faut dire la mauvaise action que tu as commise.
— J’ai honte.
— Si tu ne parles pas, c’est la mort. Si quelqu’un t’a fait du bien, rendu un service et qu’en retour tu as calomnié ton bienfaiteur, c’est la mort. N’oublie rien dans ta confession et tu es sauvé ; si tu n’avoues pas tout, tu meurs immanquablement.

La maladie peut encore être l’oeuvre d’un ennemi, d’un sorcier qui agit à l’aide de son talisman mortel (sambèosambiö) caché dans la maison ou sur le chemin du malade; celui-ci, se croyant poursuivi, renonce à -toute lutte, s’abandonne ; aux yeux des siens, tenus au courant, cette mort renforcera le prestige du sorcier responsable, dont on soupçonne l’identité, mais que personne n’oserait accuser ouvertement.

On s’efforce d’accéder aux derniers désirs du mourant, dont la colère après son décès serait redoutable s’il n’obtenait pas satisfaction. On lui donne les nourritures ou la boisson qu’il peut demander; ses héritiers respectent ses instructions concernant la disposition de ses biens — si toutefois, les volontés du mourant ne s’opposent pas trop à leurs intérêts ni à leurs convoitises.
L’agonisant est habituellement transporté dans une demeure vide. La coutume veut en effet qu’il faille purifier et racheter tout : mobilier, vêtements, provisions — ce qui se trouve dans la pièce où s’est produit un décès. Jadis, le mourant était emmené la nuit en forêt ; là, il était bâillonné, les narines bouchées, étranglé. Ainsi la mort ne souillait pas le village ; et l’on était sûr que le souffle du mourant ne s’échapperait pas pour revenir tourmenter les vivants. Cette coutume permettait en outre de retarder de quelques jours l’annonce de la mort d’un chef, pour l’accompagner de la proclamation de son successeur, coupant court à toute agitation politique. L’habitude s’est conservée pour les personnages importants, lorsqu’ils sont sur le point de mourir, de les emmener expirer hors du village 1. Pour les individus de moindre importance, on se contente de déposer le mourant sur le sol nu, à côté de son lit. Pareil usage ne sera bientôt plus qu’une survivance dont on aura oublié la raison première.
Il est interdit de pleurer la mort avant que le décès soit certain : les femmes qui se lamenteraient, apporteraient leurs condoléances trop tôt, seraient passibles d’une amende. Sitôt la mort certaine, parentes et voisines défont leur coiffure, se jettent sur le sol, ne gardant qu’un lambeau d’étoffe autour des reins, se roulent dans la poussière et dans la boue en entonnant des lamentations. Souvent elles s’enduisent le visage et le corps de traînées de kaolin et vont ainsi, toujours hurlant, mais sans parler à personne, porter la nouvelle dans les villages voisins. Les femmes qui viennent ensuite apporter leurs condoléances aux parents du défunt agissent de même, elles arrivent demi-nues, cheveux défaits, parcourent le village sans saluer personne, en se tenant la tête entre les mains ; poussent des lamentations continues et se roulent par terre de temps à autre : ce n’est qu’après avoir suffisamment manifesté leur douleur qu’elles vont, rejoindre leurs compagnes auprès de la demeure du mort. L’expression d’un chagrin violent est nécessaire :
— Si je ne pleurais pas beaucoup, on penserait que je suis une sorcière, que c’est moi qui l’ai tué .

Les deuilleurs refusent souvent toute nourriture pendant un jour ou deux. La mort d’un chasseur, d’un ancien soldat, d’un personnage influent, est annoncée par des coups de feu ; tous les amis qui viendront assister aux funérailles auront à cœur de saluer les morts par autant de poudre qu’ils auront pu s’en procurer (souvent, aujourd’hui, en la demandant à l’administrateur européen).
Le cadavre est lavé, graissé, habillé de ses plus beaux vêtements ; puis roulé dans une natte. L’enterrement a lieu le soir même au coucher du soleil, au plus tard le lendemain, pour permettre aux maternels, aux alliés, aux amis des villages voisins, d’y assister.
Jadis, au cours des funérailles, le mort porté sur un brancard devait lui-même désigner son meurtrier en précipitant ses porteurs sur le « coupable » : usage répandu dans nombre de sociétés ouest-africaines, depuis l’Angola jusque dans le nord de la boucle du Niger où des Dogons nous assurèrent l’avoir vu pratiquer 2. Nous n’avons personnellement jamais assisté à pareil interrogatoire en pays kissi; mais les archives judiciaires y font allusion et les habitants, tout en affirmant que l’usage a disparu chez eux, signalent sa persistance dans le canton voisin. Deux hommes prennent par les extrémités le brancard funéraire, sana, qu’ils posent sur leur tête ; auprès d’eux se tient un devin, un wanayawa. Si le cadavre est trop lourd, on se contentera, pour le rite, des vêtements du défunt. Au bout de quelques instants, le brancard bascule, tressaute, indiquant la présence du mort auquel le devin pose des questions :
— Dis-nous les causes de ton décès, les mauvaises actions que tu as commises durant ta vie.
La réponse est donnée par les oscillations du brancard, oscillations que l’on croit dirigées par le défunt et qui demeurent indépendantes de la volonté des porteurs. Parfois, le mort se montre capricieux, secoue le brancard sur la tête des porteurs, pousse ceux-ci à travers le village et jusque dans la forêt environnante ; il se calme enfin sur les objurgations du devin et consent à répondre, souvent par la bouche de l’un des porteurs :
— Un jour, j’ai demandé à mon voisin Tamba de me prêter une robe neuve pour la fête, mais il a refusé devant tout le village et il m’a renvoyé. J’eus honte et pour me venger, je…
L’autre porteur continue :
— Je me transformai en caïman quelques jours plus tard et je mangeai son fils Saa qui disparut dans la rivière.
Il arrive ainsi qu’un homme, plus souvent une vieille femme, soit après sa mort déclaré sorcier et qu’on lui attribue les malheurs survenus récemment. Les ressentiments éprouvés à l’égard d’un tiers et dont les convenances sociales ne permettent pas la libre expression peuvent se traduire de cette manière.
Parfois aussi, l’on demandait au défunt de désigner le responsable de sa mort, le sorcier qui lui avait « mangé le cœur ». Les spectateurs se jetaient alors sur le « coupable », le ligotaient et le transportaient dans la cour du chef. Le « sorcier » pouvait être tué à coups de bâton — les archives judiciaires en ont gardé trace. Si l’individu avait la vie sauve, il était vendu à l’extérieur ou devait cultiver les champs du chef, entretenir la veuve, payer les impôts du mort : en un mot, il se trouvait dans son propre milieu réduit à la condition d’esclave, peu différente du sort assigné au meurtrier, moñyo. A la mort d’un membre important du groupe, l’opinion publique, ayant besoin d’un responsable, désignait n’importe qui, innocent ou coupable.
Aujourd’hui encore, après la mort trop brusque d’un petit enfant, il arrive que le père coupe les ongles et les cheveux du petit cadavre, les enveloppe de chiffons. Le paquet est fixé sur le brancard funéraire, et répond aux questions posées par le devin sur la demande du père :
— Qui a voulu ta mort ? Est-ce Dieu (Hala) ? ou les frères de ta mère ? La question révèle une hostilité inconsciente du père à l’égard des parents de sa femme : ceux-ci, qui lui ont déjà fait payer une lourde dot, attendre sa femme et, à travers elle, la possibilité d’une descendance, viennent maintenant, par malignité pure, lui dérober l’enfant, objet de tous ses désirs.
L’absence de cimetière est générale dans la région. Les morts sont inhumés à l’intérieur du village, sous la véranda ou au bord de la maison ; ou sous un monticule entre deux habitations. Les nombre de ces monticules encore récents dans certains villages indique un taux élevé de la mortalité : épidémie (méningite, affections pulmonaires) ou recrudescence de la maladie du sommeil. Un ovale de pierres encadre parfois la tombe, sayo, sur laquelle on abandonne le manche de houe et le fragment de bol en bois qui ont servi à creuser la fosse. Souvent aussi, un pieu, à l’emplacement de la tête, supporte la chéchia du mort ou un vieux casque de soldat européen; pour une femme, sa calebasse ou un lambeau de son épuisette de pêche.
Un chef est enterré dans sa demeure même, sous son lit, assis sur toutes les couvertures que le lignage aura pu réunir. D’une main, le mort tient sa lance, de l’autre un sabre. La fosse comblée, le sol égalisé, la porte est fermée, nul n’habitera plus là. Un seau retourné (la « chéchia » du mort, insigne de commandement) coiffe le toit de paille. Une bande en coton rayé, parfois aussi un simple fil de coton, entoure la demeure : le mort, apparu en rêve à l’un de ses descendants, aura réclamé « un vêtement ». L’intérieur est vide. Seul en principe le gardien du tombeau, doyen du lignage, peut y pénétrer aux jours d’offrande, pour déposer le riz cuit et verser, dans le canon d’un fusil planté verticalement et qui aboutit à la bouche du cadavre, l’alcool de palme tant goûté du défunt. Devenue tombeau, la demeure du chef prend le nom de mãndu.
Le chef peut également être enterré sous le tungo, paillote sans murs qui sert de lieu de réunion aux hommes du lignage. Cet endroit, le plus animé du village, est alors désigné par le même terme de mãndu. Le tungo, la paillote, abrite encore au pied d’un pilier une auge en argile (« mãndu ») qui sert d’autel pour le culte des ancêtres : là voisinent quelques pierres sculptées, pömdo, une ou deux petites haches en pierre polie, des bouteilles vides, une poignée de coton ; le tout taché du jus rouge des colas crachées aux jours d’offrande.
Dans le sud et l’est du pays, l’auge en argile est souvent remplacée par de grandes lames en pierre fichées verticalement en bordure du wasyo (wasyowasuo, peut-être pour wando sayo, la tombe de l’homme ?) : on nomme ainsi un ensemble de dalles plates au centre de la place du village et où les hommes s’asseoient pour deviser. Les plus hauts de ces menhirs (certains dépassent 1 m. 50) sont entourés d’une bande de coton le « vêtement » exigé par l’ancêtre 3.

 

Funerailles : Eloge du mort
Funérailles : l’éloge du mort
Lendemain de funerailles: femme se roulant a terre devant le tambour
Lendemain de funerailles: femme se roulant devant le tambour de bois

La tombe de l’étranger n’est jamais creusée entre deux maisons — ce qui correspondrait à l’admission du mort dans la communauté — mais un peu en dehors de l’agglomération, en bordure du chemin, parfois à un carrefour : rien ne l’indiquera aux yeux du passant.
Les lépreux, parfois les aveugles, sont inhumés hors du village, souvent le long du sentier qui mène au point d’eau.
Les foudroyés, objet de la colère des ancêtres, rejetés de la communauté des vivants et des morts, sont enterrés au bord du sentier ; les individus brûlés par un feu de brousse, à un carrefour.
Les noyés, dont on a retrouvé le corps, ont leur tombe creusée au bord du fleuve. Jadis, selon certains, le cadavre était étendu sur une vieille natte, sur la rive ; hommes et femmes du village entraient alors dans l’eau avec leurs filets et la pêche commençait, scandée par un chant : tous ceux qui mangeaient des poissons pêchés dans ces conditions étaient assurés de ne pas finir noyés. L’enterrement avait ensuite lieu au bord de la rivière. Selon d’autres, le cadavre était jeté en pâture aux poissons qui hantent le coin de rivière sacré pour tout le lignage, la dala sola.
Le cadavre du premier enfant que perd un couple, fille ou garçon (ce n’est pas forcément le premier-né), fait l’objet de rites particuliers qui seraient observés, assurent les indigènes, même si le mort est d’âge adulte. Le taux élevé de la mortalité infantile rend la chose improbable, en fait les tua peya, sing. tuey pyey o (litt. enfant dans les feuilles) sont de tout petits enfants. Le cadavre, nu, est seulement enveloppé de feuilles de pambae ou de bananier, puis jeté sans aucune cérémonie en dehors du village, dans un coin de forêt réservé à cet usage et désigné du nom de l’arbre dont les feuilles servent de suaire, o pambae ni, litt. dans le pambae (pambaebignoniacée Newbouldia levis). Avec les feuilles du pambae cueillies sur le même lieu, on évente les cadavres ; là enfin, est jetée toute eau qui a servi à une toilette funéraire. Le petit mort est emporté par des hommes s’il s’agit d’un garçon, par les femmes si c’était une fille. Parfois aussi tous les morts néfastes, sans distinction (foudroyés, lépreux, étrangers, infirmes … ) sont enterrés côte à côte auprès des « premiers morts », o pambae ni.

Planche VII
Funérailles : sacrifice d'un boeuf
Funérailles : sacrifice d’un boeuf

Par la suite, ces morts sinistres n’ont pas droit aux offrandes destinées aux ancêtres, au kulye déposé sur tous les autels lors des semailles ou de la moisson. On peut célébrer en leur honneur le sara wan’wilèyo, le sacrifice de levée du deuil (litt. protection, sara, contre, ou de, l’homme sec) « afin que le mort ait tout de même à manger »; mais ce n’est là en aucune manière une obligation. Si l’on veut adresser une offrande à un mort enterré o pambae ni (le mort apparu en rêve se plaint d’être négligé et menace de venir tourmenter les vivants), le riz cuit au village, et auquel personne ne touche, est apporté dans une poterie que l’on vide sur l’emplacement de la tombe ; les colas sont abandonnées entières, on évite aucun partage de nourriture, aucun contact entre ce mort néfaste et les vivants. Tout au plus, en cas de malheur général (incendie, sécheresse, épidémie … ), le devin peut indiquer que le fanadama, l’offrande aux morts sinistres, doit être déposée non à un carrefour comme le veut l’usage habituel, mais o pambae ni, sur les tombes des « premiers morts » 4.
Le sorcier qui a avoué, ou que l’on a reconnu, être possesseur d’un talisman mortel, sambiö, meurt dans des souffrances cruelles une fois son talisman détruit par le chasseur de sorciers, wulumo 5. Nul ne compatit, nul ne pleure sa fin. La tombe est creusée dans la boue, près d’une mare ou d’une rivière, jamais dans le village. Le corps, enveloppé dans des feuilles de bananier tel un « premier mort », un tuey pyey o, serait placé la tête en bas, avec tout son attirail de sorcier (poteries, marmites, paquets et poudres magiques … ) Sous le seuil de son habitation, un talisman en interdira l’entrée à l’âme errante du mort. Une croyance générale veut que le sorcier, dans ses expéditions nocturnes, prenne souvent la forme d’un hibou, oiseau dont les sorciers comprendraient le langage. Un proverbe dit même que « le sorcier ne doit pas prendre le hibou pour témoin » — pas plus qu’on ne peut en justice invoquer le témoignage d’un ami reconnu. Dans les jours qui suivent le décès, on surveillera les abords de la maison du défunt, personne n’ose approcher; qu’un hibou vienne se poser sur le toit, il sera aussitôt lapidé, abattu, l’exécution suivie d’un soulagement général : le village se sent enfin libéré de l’atteinte, possible jusque-là, du sorcier. Le toit de la demeure abandonnée s’effondrera aux premières pluies, les murs seront abattus et l’année suivante on construira sur l’emplacement une habitation nouvelle, mais destinée, au moins dans les premiers temps, aux seuls hôtes de passage.

Planche VIII
Arbre sacre
Arbre sacré

La mort d’une femme enceinte, ou qui succombe durant son accouchement, donne toujours lieu à un rituel compliqué : il faut éloigner de la communauté les malheurs que présage un tel décès, tenu à la fois pour un châtiment et l’annonce de calamités futures 6. Seules peuvent en principe approcher le cadavre des femmes stériles ou qui ont vu mourir tous leurs enfants; en fait, des femmes ayant passé la ménopause. Aussitôt prévenues, elles envahissent le village en poussant un hurlement « semblable au cri d’un chimpanzé traqué ». A ce son, tous les habitants : hommes, enfants, femmes encore jeunes, s’enferment chez eux. Le village est abandonné aux vieilles qui parcourent les rues en chantant : wana tuföndo wana pöno yema pè sulukuno, « les femmes crachent, l’homme qui veut mourir n’a qu’à regarder la sulukuno » (sulukuno, de suruku, en malinké hyène, désigne ici la doyenne). Elles tournent autour de la demeure mortuaire en l’aspergeant d’une décoction de feuilles dont la nature ne put nous être précisée ; puis elles y entrent brusquement. A la vue du cadavre, elles poussent un nouveau hurlement, s’agitent en tous sens, aspergent le corps et la demeure entière ; s’emparent du cadavre et l’emportent en courant au point d’eau, dala sola, lieu de culte habituel des femmes. Une amulette fixée sur la porte interdira l’entrée de l’habitation. Au point d’eau, la sulukuno, la doyenne, qui est aussi la gardienne de ce lieu sacré, ouvre le ventre d’un coup de couteau, arrache le foetus ; le cadavre de la femme est ensuite lavé, bourré de bandes d’étoffe, recousu. Selon certains, le foetus serait enterré sur la rive droite, la mère sur la rive gauche; une informatrice par ailleurs digne de foi m’a assuré que le petit corps était enfoui nu, dans le lit même du ruisseau, le cadavre de la mère ramené au village pour y être enterré selon les rites ordinaires. Le mari lui-même est tenu dans l’ignorance; il n’ose questionner s’il est trop jeune ; plus âgé, il s’enhardit :
— Qui est morte ?
La kañbono, messagère de la vieille sulukuno, part dans les villages voisins porter la nouvelle du décès. Elle est nue, un chiffon autour des reins, le corps maculé de traînées de terre, rouges et blanches ; elle mâche des fleurs rouges ou les tient à la main, porte un couteau pendu à l’épaule comme un homme. La kañbono fait trois fois le tour du village sans parler à personne, se précipite à l’intérieur des cases en poussant des cris, renverse les provisions, vide les paniers, déchire nattes et vêtements… Sur la place, des femmes l’entourent, s’efforcent de lui faire accepter de petits cadeaux, des poignées de riz, de sel. La femme, hors d’elle, n’écoute personne, se lamente indéfiniment. Elle répond enfin aux vieilles, lance un nom :
— Une Telle, de tel village.
Pressée de questions, elle ajoute quelques détails:
— L’enfant se présentait les pieds en avant…
Les vieilles, sagaces, hochent la tête : sûrement la femme, durant sa grossesse, avait souhaité la mort de l’enfant par haine de son mari : que pouvait-on espérer dans ces conditions ? Les ancêtres omniscients l’auront punie en tuant à la fois la mère et l’enfant. A son retour, la kañbono remet à la doyenne les cadeaux dont on l’a chargée et qui seront partagés entre toutes les vieilles. La sulukuno exige encore de toutes les jeunes filles et fillettes, femmes enceintes et jeunes mères, un cadeau : colas, coton, riz, pièces de monnaie ou billets de 5 fr. Enfin le sarino, chargé du soin des morts sinistres, à qui l’on demande d’aller chercher les cadavres en brousse, de soigner les incestueux, etc…. purifiera à l’aide de son « médicament » la demeure de la femme morte en couches, ainsi que le mari et tous les habitants du village réunis à cette occasion :

« Que pareil malheur ne se renouvelle jamais plus, que la récolte soit bonne, que les femmes aient beaucoup d’enfants… »

Le mari de la morte paiera le service ainsi rendu sur les indications des femmes, qui peuvent se montrer très exigeantes : un fusil, un sac de sel, une bouteille d’huile de palme, des vêtements, de l’argent… 7 Le mari d’une femme morte dans ces conditions observera un veuvage de quarante jours c’est-à-dire plus long qu’à l’ordinaire.
A la mort d’une vieille femme, la kañbono court de même partout sans saluer personne, mais elle ne ferait alors que deux fois le tour du village (et non trois), ne répondant ni aux hommes ni aux jeunes femmes mais seulement aux vieilles. La sulukuno connaît certains remèdes, accueille la femme stérile qui désire un enfant, peut lui donner le secret d’une plante : la femme en préparera une infusion dont elle boira quelques gorgées chaque matin et avec laquelle elle se frictionnera tout le corps. Parfois aussi, mais très secrètement, l’homme impuissant aura recours à la sulukuno, ou à son adjointe, la kañbono.
A la mort d’une jeune fille, le cadavre est lavé, frotté au beurre de karité ou à l’huile de palme. On revêt alors la morte de ses plus beaux vêtements, on la coiffe soigneusement et l’on s’efforce de réaliser tous les désirs qu’elle avait pu exprimer. Si la date de son initiation était déjà fixée, on appellera une vieille qui excisera le cadavre celui-ci est ensuite roulé dans une natte, étendu devant l’habitation les jeunes femmes exécutent en son honneur les chants et les danses qui marquent la cérémonie d’initiation des filles. Ainsi la morte arrivera-t-elle chez les morts avec le statut social d’une adulte. Selon certains, si la jeune fille était fiancée et la date du mariage peu éloignée, le fiancé doit passer une nuit auprès du cadavre : sans cette épreuve, il ne pourrait se marier car toutes celles qu’il voudrait épouser mourraient avant les noces.

En 1946, nous assistâmes aux funérailles d’une femme au village de Kolodu, canton de Farmaya. Musu Yara, âgée de 35 à 40 ans peut-être, mariée, sans enfants, était morte dans la nuit, de la maladie du sommeil. Nous arrivâmes le matin, alors qu’on creusait la tombe sous la véranda du mari. Les femmes présentes, parentes et amies, portaient des pagnes déchirés, les cheveux défaits ; elles s’étaient roulées dans la poussière et dans la boue, qui avaient laissé sur les torses noirs de longues traînées grisâtres. L’après-midi, auprès de la tombe, eut lieu une danse de femmes ayant subi la même initiation que la morte, sambilo. On vit ainsi quelques deuilleuses, abandonnant leurs démonstrations, se joindre un instant et de manière individuelle à la danse que des chants soutenaient, chants d’abord tristes, mais qui bientôt s’accélérèrent, se firent plus aigus, rythmés par un orchestre de tambours à membrane, yimbora. Le but de ces chants serait d’aider le mort dans le voyage qu’il entreprend en quittant son enveloppe terrestre pour gagner le tye pöm, le village des morts. Les paroles n’offrent guère d’importance (texte d’une chanson: « les gens de Bangadu sont des poltrons, sans nous jamais ils n’auraient été circoncis » — le village en question aurait « racheté » récemment le rite d’initiation masculin, tombé en désuétude). Près de la file des danseuses un griot recevait et annonçait à haute voix les cadeaux des assistants, destinés aux parents. Le cadavre fut inhumé au coucher du soleil, après un éloge funéraire de la morte et le discours habituel :

« Si tu meurs de ton mauvais cœur (si ta mort est la punition de tes fautes), dors en paix et ne reviens pas nous troubler ; si ta mort est I’ œuvre d’un maléfice, venge-toi sur le coupable (sous-entendu : mais sur lui seul). »

Fin décembre, 1948 en arrivant à Wende, chef-lieu du canton de Wendekere, cercle de Kissidougou, nous apprîmes la mort, survenue le matin même, du chef de village ; le défunt était aussi grand dignitaire, sökuno, de la société des hommes. Après une longue maladie et sur l’ordre des autres dignitaires, l’agonisant avait été « éloigné des femmes » deux jours avant sa mort ; un maternel l’avait porté en forêt pour y rendre le dernier soupir.
Dans l’après-midi, cinq hommes choisis par les vieux creusèrent la tombe à côté de l’habitation : tombe profonde d’environ 1 m. 30, en galerie, afin que le mort repose sous le seuil du tungo, de l’abri des hommes sous lequel étaient déjà enterrés son père et un frère aîné. Un griot encourageait les fossoyeurs, chantait la louange du défunt. Des femmes à moitié nues, dépeignées, se roulaient par terre devant la fosse sans souci d’exposer leur sexe ; d’autres, le corps couvert de boue, parcouraient le village en pleurant la mort, sans d’ailleurs retenir particulièrement l’attention. Quand les hommes eurent fini (vers 17 heures), ils effeuillèrent dans la fosse une branche de citronnier (ailleurs, on jette quelques poignées de la terre noire des rizières) et tapissèrent la niche d’une natte qui devait isoler le cadavre de la terre. On paya les fossoyeurs sur les indications que le défunt lui-même avait données à ses proches. Avant la tombée de la nuit, le cadavre fut rapporté au pas de course, au milieu des coups de feu et des cris des femmes. Ses camarades d’initiation l’avaient habillé et enveloppé d’une natte d’où la tête sortait seule, enveloppée d’un turban ; un bandeau maintenait la mâchoire fermée. On assit le mort au bord de sa tombe, sur le monticule de terre rejetée ; un parent maternel soutenait le cadavre par derrière. Alors commencèrent les discours, scandés par le griot discours du neveu maternel ; discours du frère cadet, héritier désigné enfin discours du chef de canton parlant an nom de l’intérêt général, « pour la santé du village ». Tous développèrent le même thème :
« si toi seul as fait le mal (si ta mort n’est que le châtiment de tes mauvaises actions), dors en paix et ne viens pas nous troubler ; va rejoindre nos ancêtres, demande-leur pour nous la santé, qu’ils nous défendent contre les sorciers. Si ton meurtrier est l’un de nous, viens le chercher. »
Les invocations au mort terminées, tout le monde fut éloigné, jusqu’au jeune chef de canton converti à l’Islam, qui n’avait pas été initié et qui, après une absence de plusieurs années, venait d’être nommé chef. L’ordre de s’enfermer dans les cases s’adressait à tous, nous-mêmes fûmes priés, poliment mais fermement, de nous écarter. Seuls demeurèrent près de la tombe les grands initiés. Les femmes pleuraient hors du village. La tombe fut comblée aux sons de la cloche en fer, kèñde (instrument de la société des hommes) accompagnés de quelques formules chantées. Puis l’on frappa le tambour-de-bois et aussitôt la vie reprit dans le village.

Le lendemain, avant le jour, nous fûmes réveillés par les lamentations des femmes, tyañi sèso, « les plaintes de l’aube », ou tyañi kara, « les plaintes fortes ». Un peu plus tard, le tambour-de-bois retentit, tandis que deux femmes, travesties en hommes (long boubou d’homme, chapeau conique en paille) et chacune armée d’un sabre, dansaient la yura bora, la danse des borale, des alliés à plaisanteries. Vers 9 h., sur la grande place du village, vieillards et guerriers tirèrent de nombreux coups de feu au milieu des différents orchestres : tyando pölo, l’« annonce du deuil ». Une pantomime amena un « captif » que ses parents durent « racheter » : cette pantomime guerrière, yura bata, aurait lieu en trois occasions : lors de l’initiation, ici pratiquée selon un rituel fort proche de l’usage malinké (birile) ; à la mort d’un vieillard ou d’un personnage important ; à la levée de son deuil. On revint bientôt près du tombeau où continuèrent les lamentations des femmes se roulant dans la poussière, à demi-nues, cheveux défaits, corps enduit de boue. Vers la fin de la matinée, tout le monde se transporta sur l’emplacement du marché, en bordure du village ; des files d’amis venus des villages voisins affluaient, apportant avec leurs condoléances un léger cadeau, tolu wisyo, le « cadeau pour le cadavre ». On se montrait parmi les arrivants, formant un groupe un peu à l’écart, les gendres du défunt, dont l’un offrit ainsi : 30 fr. pour les fossoyeurs, 100 fr. pour une robe qu’il avait eu l’intention de présenter au mort, 100 fr. pour le griot, une bassine de riz (pour nourrir les assistants). Un griot célébrait la générosité de chaque donateur, magnifiait les cadeaux, que l’héritier frère du mort recevait tête nue, impassible : il aurait sous peu à les rendre en contre-dons.
Dans la journée, des danses profanes s’organisèrent, accompagnées au tambour-de-bois ; les danseurs étaient surtout des hommes, mais les femmes devinrent plus nombreuses vers le soir. A la tombée de la nuit, dans une autre partie du village, les tambours à membrane, yimböra, instruments profanes, appelèrent à la danse les adolescents tandis qu’on découpait un mouton derrière une case. Le caractère de réjouissances s’accentua avec la nuit.
Le lendemain, 25 décembre, fut une journée de repos dont chacun sentait le besoin. Les vieillards causaient tranquillement, groupés près de la tombe sous les auvents des maisons. Quelques habitants de vinages plus éloignés vinrent encore ce jour-là apporter leurs condoléances. Le soir eurent lieu, accompagnées au hochet-sonnailles, seo, les chants du bundo, c’est-à-dire les chants du rituel d’initiation féminine symétrique du rituel observé dans la société masculine dont le défunt était grand dignitaire. Ces chants auraient dû être exécutés la nuit qui suivit l’enterrement ; le retard était imputable à l’absence dans le village de toute joueuse de hochet, l’instrument n’intervenant pas dans la forme d’initiation pratiquée à Wende ; les femmes qui chantèrent ce soir-là les chants du bundo étaient toutes venues d’autres villages.
Le matin du 26 décembre un bœuf fut sacrifié — bien maigre — offert par les gendres du défunt « pour enlever la terre de sa bouche » (la bouche du mort) (puruo pisio ndu o söndo). Avant qu’un musulman égorgeât la victime, l’héritier, frère cadet du mort, prononça quelques paroles, scandées par le griot :

« Ceci n’est pas ton sacrifice de levée du deuil sara wan’wileyo ; plus tard, nous t’offrirons un bœuf bien gras; aujourd’hui, nous voulons seulement que les chefs du village venus te saluer ne repartent pas les mains vides, qu’ils sachent que tu avais des parents ».

La gorge de la bête une fois tranchée, le jet de sang fut recueilli dans un bol, quelques gouttes immédiatement versées sur les pierres commémorant les ancêtres du mort. Le découpage du cadavre amena une contestation et le chef de canton dut désigner quatre jeunes gens — l’un originaire du lieu même, deux venus des cantons limitrophes à l’est et à l’ouest, le dernier représentant les maternels. Les morceaux taillés au couteau, parfois tranchés au sabre d’abatis, furent étalés au fur et à mesure sur des feuilles de bananier, puis répartis sous l’oeil attentif des assistants : tous ceux venus offrir, avec leurs condoléances, un léger cadeau, attendaient un morceau de viande et un lambeau de foie. Un gigot et une épaule, destinés à l’entourage du chef de canton, furent mis dans un sac en cuir ; l’autre épaule alla aux maternels ainsi que la tête ; le deuxième gigot fut remis à un chef d’un village voisin, grand ami du mort, un morceau du dos aux forgerons ; les rognons, habituellement réservés aux sœurs du sacrifiant, furent offerts aux chefs des différents villages, de rang égal à celui du défunt ; le cou alla aux découpeurs, le cœur revint au fils aîné comme dans tous les sacrifices, le sexe au cadet. Nul ne fut oublié, jusqu’aux charognards tournant bas, auxquels on lança les poumons, découpés en lambeaux. La peau, enfin, fut mise à sécher, fixée au sol par des piquets ; d’ordinaire réservée aux maternels du sacrifiant, elle était destinée ce jour-là au chef de canton. L’ordre du partage peut nous sembler fastidieux, il offre une grande importance aux yeux des intéressés : l’individu qui s’estime lésé en gardera rancune aux héritiers (en fait nullement responsables de la taille de la victime, offerte par les gendres) et prononcera sur la viande une formule les maudissant.
Les funérailles proprement dites ainsi terminées, chacun rentra chez soi et le village retrouva son calme.
Le lendemain, 27 décembre, nous vîmes encore de bon matin les frères et les fils du mort, groupés auprès de la tombe : ils mangeaient un poulet, cuit sur place, dont le sang avait rougi une pierre prise sur la tombe du frère aîné du mort et qui reposait maintenant sur la tombe nouvelle : une prière adressée au défunt avait accompagné le sacrifice :

« Nous t’offrons ce poulet pour que ton kyeo, ton héritage (il comprend aussi bien les colatiers et les caféiers du mort que ses femmes et ses enfants) demeure en bonne santé, pour que tu salues nos pères et n’arrives pas les mains vides au tye pöm, au village des morts ».

Le surlendemain enfin, 28 décembre, une marmite de riz fut mise à cuire en plein air, au bord de la tombe ; les héritiers en partagèrent le contenu avec un nouveau poulet ; le riz était offert au mort « pour enlever la terre de sa bouche » (répétition du rite observé l’avant-veille). Avant de toucher à la nourriture cuite, l’héritier, frère cadet du mort, s’adressa encore une fois au défunt :

« Dors tranquille si tu n’as voulu de mal à personne. Nous t’offrons ce riz pour ôter la terre de ta bouche. »

La levée du deuil est marquée par trois événements qui, pour exprimer le même souci d’installation définitive du mort au rang d’ancêtre, demeurent toutefois indépendants. Sacrifice d’expulsion, pose d’une pierre sur l’autel des ancêtres, partage de l’héritage, des raisons d’ordre pratique font que ces trois moments de la levée du deuil ne coïncident presque jamais.
Le sacrifice d’expulsion, saya wan’wileyo (sacrifice « du », ou « pour », ou « contre », le cadavre : wan’wilèyo pour wando wisilèyo, litt. homme « sec »), a lieu un temps plus ou moins long après la mort d’un personnage important. Un taureau est fourni par les gendres du défunt ; à leur défaut, par l’héritier. L’animal est égorgé près du tombeau, en présence du lignage assemblé. Avant la mise à mort, tous les assistants posent un instant leurs mains sur la victime, couchée sur le flanc, pattes ligotées. L’héritier du mort (son frère cadet) prononce quelques mots :

« Voici ton taureau. Salue nos Pères, salue Un Tel, Un Tel… (il énumère tous les ancêtres). Demande-leur pour nous la santé, du riz, des femmes, des enfants. »

L’animal égorgé, un peu de sang est versé sur une pierre de la tombe, auprès de laquelle on dépose aussi un morceau de foie. Le cadavre est découpé, partagé entre tous les assistants, chacun emporte sa part de viande crue soigneusement enveloppée de feuilles. Le sacrifice marquerait l’admission du mort au rang des mânes, bimba : du moins est-ce la seule explication qu’un étranger non prévenu en donnerait. S’il questionne les intéressés, il ne tarde pas à constater l’indifférence qui règne à cet égard : ce point demeure secondaire. Aussi bien le terme qui désigne les ancêtres, bimba, peut-il s’appliquer à des vieillards encore vivants : la frontière entre vivants et morts ici s’estompe. Aux yeux des survivants, le fait essentiel est qu’après le sacrifice, aucune offrande ne sera plus portée sur la tombe, le mort sera invoqué avec les ancêtres confondus sur l’autel commun du lignage. La cérémonie fournit une sorte d’assurance (étymologiquement, le sara est un talisman ; c’est aussi un paiement) 8 : le mort a reçu toute la nourriture, toutes les attentions auxquelles il pouvait prétendre, il ne doit plus désormais troubler les vivants.

La pose d’une pierre sur l’autel des ancêtres devrait normalement coïncider, sinon se confondre tout à fait, avec le sacrifice d’expulsion du mort. Nous n’avons pas eu l’occasion d’assister à une telle cérémonie, qui aurait lieu, nous a-t-on assuré, souvent beaucoup plus tôt que le sara wan’wilèyo, parfois quelques jours seulement après les funérailles. Prise sur le tombeau, la pierre est déposée solennellement sur l’autel des ancêtres, mandu. Elle portera le nom du mort. En principe, seuls auraient droit à une nouvelle pierre les chefs de lignage ou les vieillards influents « qui ont fait les guerres indigènes » (de Samory ou de Kissi Kaba) ; en fait, on en pose une pour tous ceux dont le tambour funéraire a annoncé la mort. Une victime, bœuf ou mouton, est offerte par les proches ; tandis que le sang coule sur la pierre, le chef ou l’héritier du mort s’adresse au défunt :
— Jusqu’ici tu étais seul, aujourd’hui tu rejoins nos ancêtres, tu es arrivé au mãndu ».
Lorsque la mort est survenue au loin et que le cadavre n’a pu être ramené parmi les siens, une pierre est prélevée sur le tombeau et apportée au village natal : absent, le défunt n’en sera pas moins intégré aux ancêtres. Si l’héritier ne possède pas les moyens d’offrir le sacrifice qui doit souligner la cérémonie, il se ménage un autel individuel, soit chez lui, soit au pied d’un arbre en dehors du village (lèngo) : deux pierres teintes au jus de cola, deux ou trois boules de farine de riz, un lambeau de natte, une poignée de coton à défaut du vêtement désiré par le mort, marqueront le lieu du culte, où le fils et après lui ses descendants invoqueront le grand-père, le bimba. Naissance d’un culte patriarcal, qui souvent ne survivra pas plus d’une ou de deux générations.
Pour les femmes, dans les villages qui possèdent, symétriques de l’autel des ancêtres masculins, un dünyõ, c’est-à-dire un lieu de réunion féminin où se célèbre le culte des mama folanda, des « grands’mères de jadis », on porte là, deux ou trois jours après les funérailles d’une vieille femme, une pierre prise sur la tombe. Un sacrifice n’est pas alors obligatoire ; toutefois, si le chef est riche, si, surtout, il veut honorer la morte (sa mère peut-être), il fait tuer un mouton ou une chèvre dont la viande est donnée aux femmes les plus âgées; elles la font cuire et la mangent avec du riz. Pour les jeunes femmes, aucun sacrifice public; une simple fête, mais sans caractère religieux, marque la fin du deuil. Sa date dépend des ressources économiques du mari, de son goût du faste; souvent aussi, les habitants d’un même village s’entendent pour célébrer ensemble deux ou trois mortes. Les danses qui marquent la cérémonie et en constituent l’essentiel, avec l’offre de nourritures, rappellent celles qui ont lieu aussitôt après l’excision. Dans le sud, les femmes présentes, le tour des yeux peint en blanc, agitent des rameaux feuillus, comme dans les heures qui suivent l’excision. L’orchestre est celui des danses profanes : tambours à membrane, xylophones des Malinké; auxquels nous vîmes une fois, dans les environs de Guéckédou, se joindre une harpe fourchue, töa.
Après le sacrifice de levée du deuil, le mort, dit jusque-là wan’wilèyo, l’« homme sec », devient un fuino (pl. föya). Pas d’idée claire sur le mode de transformation : le défunt atteindrait très vite le tye pöm, le village des morts ; toutefois, il assiste invisible à ses funérailles, éprouve de la satisfaction à les voir célébrées avec le faste qui convient. Il semble qu’entre le décès et la levée du deuil le défunt circule entre les vivants et les morts, sans être encore tout à fait admis chez ces derniers. Le sara wan’wilèyo correspondrait à un double paiement : le mort acquitte son droit d’entrée parmi les ancêtres ; les vivants se libèrent à l’égard du mort qui ne doit plus venir les hanter.
Les cérémonies et la conduite observée par les survivants paraissent avant tout commandées par le souci d’apaiser le ressentiment possible du mort à l’égard de parents qui l’ont délaissé les derniers temps ou, simplement, craignent de l’avoir laissé mourir sur cette impression. La mort correspond à un moment de crise, elle peut être une cause de tension dangereuse résultant des sentiments d’envie que l’on attribuerait volontiers au défunt à l’égard des vivants; souvent aussi, le mort voudra se venger.
Le règlement de la succession devrait normalement avoir lieu au moment de l’expulsion du mort et du sacrifice de levée du deuil. La date trop incertaine de ce dernier d’une part, d’autre part les nécessités économiques, font que pratiquement l’on procède au partage, qui marque aussi la fin du veuvage, trois ou quatre mois après le décès, sans lien et souvent bien avant le sara wan’wilèyo.
Les terres du lignage que détenait le mort passaient jadis à son frère cadet. Un mouvement d’opinion de plus en plus fort tend à les faire réserver aux fils s’ils sont adultes ; trop jeunes, ou absents lors de la mort du père, ils pourront en réclamer l’usage par la suite. La famille patriarcale se développe ainsi aux dépens du lignage, qui ne sera bientôt plus, économiquement, qu’un archaïsme. Les plantations de colatiers et de caféiers, d’introduction récente, souvent œuvre du mort et dont la récolte entière est destinée à l’exportation, reviennent aux fils sans discussion; s’ils sont encore enfants, le tuteur, frère cadet du mort, en aura l’usage et percevra les fruits jusqu’à la majorité de ses neveux, avec la charge correspondante d’entretenir ces derniers.
Les enfants en bas âge suivent leur mère. Si cette dernière est remariée hors du lignage, les fils du mort, vers cinq ou six ans, seront réclamés par leurs paternels, qui devront toutefois indemniser de leurs frais d’entretien les parents maternels, ou ceux qui ont eu la garde des enfants.

Sitôt la mort du mari, sa veuve se rase le crâne en signe de douleur, s’enveloppe la tête d’une percale (elle agira de même à la mort d’un fils chéri). L’étoffe est blanche, comme la bande de cotonnade que la veuve serre autour des reins et qui forme son seul vêtement : couleur des morts, couleur de deuil, le blanc est ici seul permis.
Enfermée dans sa case, la veuve demeure seule, dans l’obscurité mange du riz sec, sans condiment, viande ni poisson ; le mil lui demeure interdit. Elle ne sort qu’une fois par jour, le matin pour aller au point d’eau, dala sola, sous la conduite d’une vieille déjà veuve, qui la fait asseoir dans l’eau et lui frotte tout le corps au savon. Sortie de l’eau, la veuve remet son pagne et rentre, toujours silencieuse ; des sandales protègent ses pieds contre un choc possible, qui serait de mauvais augure. Une fois par jour, le frère cadet du défunt passant devant la porte fermée, salue la femme :
— Nöm se (eh toi!)
Elle répond :
— Mbã (merci).
L’isolement de la veuve et son deuil prendront fin au règlement de la succession, trois ou quatre mois après le décès. Si la femme est encore jeune, on pourra écourter sa réclusion, qui ne serait toutefois jamais inférieure à quarante jours. Le deuil est plus long pour les femmes âgées qu’un nouvel époux n’attend pas. La fin du veuvage est toujours marquée par un bain cérémoniel.
Le veuf se trouve astreint à des interdits analogues, mais sa retraite est moins stricte — il doit pouvoir aller travailler aux champs — et la durée du deuil beaucoup plus courte.

Notes
1. Voir plus loin, funérailles du chef de village de Wènde.
2. L’interrogatoire du cadavre est signalé pour l’Angola (cf. G. M. Childs, Umbundu Kinship & Character. Oxford University Press, 1949., p. 57) Pour le Soudan, voir notamment Ch. Monteil, Les Bambara de Ségou et du Kaarta. Paris, 1924, pp. 136-138. L’interrogatoire du cadavre se nomme sangha en malinké (de sa mort, deuil), singo ou séongo en pays mossi (Cf. J. Kerharo et A. Bousquet, Sorciers féticheurs et guérisseurs de la Côte d’Ivoire et de la Haute Volta. Paris, 1950, pp. 50-53).
3 . Même coutume chez les Timne de Sierra-Leone : « Une petite hutte aux abords de presque chaque village renferme un certain nombre de pierres… Ces pierres figurent les morts, on en ajoute une à chaque décès (de vieillard) ». (N. W. Thomas, Anthropological Report on Sierra-Leone, I, pp. 41-42)
4. Sur les premiers morts, voir plus loin, Sorciers et chasseurs de sorciers ; et D. Paulme, Fautes sexuelles et premiers morts, op, cit. Sur le fanadama, id., La notion de sacrifice…
5. Sur le sorcier, voir plus loin.
6. Sur l’inhumation des femmes enceintes, voir Mory Souleimane Keita, Rites funéraires; Mory Kamara, Funérailles chez les Kissiens ; la mort de Nénon, in La Voix de Notre-Dame (Conakry), 6e année, no. 7, mai 1931, pp. 11-15. En pays bambara, lors d’une semblable mort, « … toutes les excisées vont couper des branches de karité ou de dogora. Au moment où l’on porte la morte en terre elles s’élancent hors du village criant et pleurant. Par trois fois elles se retournent vers le village et hurlent en agitant leurs branches trois hou qui vous troublent et vous glacent. » (abbé Jos. Henry. L’âme d’un peuple africain, les Bambara. Münster I.W., 1910, p. 225).
7. Pour plus de détails sur le sarino, voir plus loin, Sorciers et chasseurs de sorciers.
8. Sur le sara, voir plus loin chap. XIII : Magie.