Forêt sacrée: magie et rites secrets des Toma

Pierre-Dominique Gaisseau
Forêt Sacrée
Magie et rites secrets des Tomas

Paris. Editions Albin Michel. 317 pages


En pleine brousse, au milieu d’une vaste zone défrichée longeant la route qui revient vers Macenta, une allée monte entre deux rangées de fleurs vers la grande case rectangulaire de la mission catholique de Balouma. A côté, une chapelle, l’école et l’infirmerie dominent un terrain de sports. Les toits de tôle sont rouillés. Aux murs s’écaille la couche de kaolin. Le style des bâtiments est vétuste. Les Pères sont sans doute installés depuis déjà longtemps dans le pays.
Avant d’arriver Voiné nous a longuement expliqué son point de vue :
— J’ai travaillé chez les Pères ; je les connais. Ils voulaient même me baptiser mais je n’ai pas voulu. Mon père m’a donné Angbaï, je dois le garder. On ne peut pas faire bien deux choses en même temps. Les Pères sont les sorciers des Blancs et les féticheurs leur ont montré beaucoup de secrets. Les Pères n’ont pas parlé. Tous les Toma, même Vouriakoli, croient leurs promesses. Si vous promettez devant eux de ne rien dire aux femmes et aux Bilakoro, le grand féticheur vous montrera aussi nos secrets.
Les Pères Blancs nous accueillent avec beaucoup de cordialité. Malgré le carême, ils n’hésitent pas à nous offrir tout ce que leur interdit un jeûne rigoureux : tabac, alcool et viande ; nous ne résistons pas à la tentation de faire pour une fois un repas à l’européenne. Mais comment vais-je présenter ma requête au Père supérieur ? Après le dîner, il nous fait visiter les dépendances de la mission et j’en profite pour mettre la conversation sur Voiné, qui ne nous a pas suivis, et lui exposer notre projet. La stupéfaction la plus totale se lit sur son visage ; c’est entendu, il entretient avec le grand féticheur des rapports de bon voisinage mais il lui paraît impossible d’obtenir pour nous la possibilité de filmer les rites secrets. A son avis, Voiné se fait des illusions. Devant mon insistance, il consent cependant à nous ménager une entrevue avec Vouriakoli
Voiné nous a quittés à la nuit tombante, très optimiste.
— Je reviendrai ici demain matin avec le maître des féticheurs et tout va exister complètement.
C’est la première fois qu’il emploie cette formule métaphysique, mais par la suite, nous la retrouverons souvent dans sa conversation.

De bon matin, le Père supérieur entre dans notre chambre.
Vous ne le savez peut-être pas, mais c’est aujourd’hui dimanche. Nous disons la messe, mais ne vous croyez surtout pas obligés d’y assister.
Le Père nous a réservé des places sur le coté de l’autel. Tony, qui n’est pas pratiquant, prend des photographies, ce qui lui permet d’éviter tout impair.
Fichter, Virel et moi nous nous surprenons à chanter la messe avec les Noirs, en latin. Nous ne comprenons rien au sermon, en langue toma
En face de nous, un Père est installé à l’harmonium. Son instrument s’étrangle de temps à autre en émettant des sons noyés. Nous échangeons des regards un peu surpris. A la longue, ce n’est pas sans efforts que nous retenons tous notre sérieux.
La veille, un boy [domestique] chargé de nettoyer l’harmonium l’a submergé a grands seaux d’eau. Le clavier, gondolé d’un bout à l’autre, et les entrailles de l’harmonium n’y ont pas résisté.

La cloche sonne à toute volée, et les élèves de la mission sortent de la chapelle en rang, les bras croisés, sages comme des images pieuses. Un homme remonte la grande allée fleurie. Nous reconnaissons Vouriakoli sans l’avoir jamais vu. Drapé dans un boubou bleu ciel, tout rapiécé, et coiffé d’une chéchia rouge rejetée en arrière, d’où dépassent trois petites nattes de cheveux blancs, il tient à la main gauche une fourche satanique à trois dents. Les enfants lui jettent des coups d’oeil craintifs et s’écartent sur son passage.
Le Père veut entourer de toute la discrétion possible cette entrevue peu banale et nous entraîne avec le féticheur dans son bureau à l’abri des curieux ; seuls Voiné et l’interprète de la mission sont autorisés à y assister. Le Père prend la parole et s’arrête à chaque phrase pour laisser à l’interprète le temps de traduire. L’oeil farouche, les traits durs, Vouriakoli l’écoute. Pas un muscle de son visage ascétique ne bouge.
— Les blancs, termine le Père, promettent de ne rien révéler en Afrique aux femmes et aux non-initiés. Je me porte garant de leur parole et tu me connais assez pour avoir confiance en moi.
Le féticheur ne répond pas tout de suite. De ses quelques instants de réflexion dépend peut-être le résultat de notre seconde tentative. J’ose à peine respirer. En face de moi la silhouette sombre de Vouriakoli se découpe dans le rectangle de lumière crue de la porte. Il n’a pas un regard pour nous.
— L’année dernière, dit-il enfin, deux des blancs qui sont là ont pu filmer à Niogbozou les Guelemlaï et l’entrée de la forêt sacrée grâce à mon autorisation.
Jean et moi échangeons un rapide coup d’oeil. Jusqu’à cet instant, nous avions ignoré ce détail.
La voix sourde de Vouriakoli se fait plus âpre :
Cette fois, ils demandent trop. Je ne veux pas mourir. Je ne leur apprendrai rien des secrets toma
Sans un mot de plus, il se lève, sort et redescend la grande allée dans le soleil en fouettant l’air de sa fourche. Le père se tourne vers nous avec un geste d’impuissance.
— J’ai fait ce que j’ai pu, mais je connaissais à l’avance sa réponse.
Ce refus, après notre échec de Niogbozou confirme l’opinion du commandant de cercle. Jamais nous n’atteindrons nos buts.
Nous prenons congé des Pères blancs et reprenons tristement le chemin de Bofossou

Depuis quinze jours, nous piétinons.
De Niogbozou à Macenta, de Macenta à Bofossou, nous avons perdu des journées entières en allées et venues inutiles.
Le découragement nous gagne tous les quatre.
Voiné, lui, reste confiant.
— Il y a beaucoup plus fort que Vouriakoli, dit-il en haussant les épaules. Lui ne commande que ce côté de la Makona.
Il incline la tête, les bras tendus
— Mais Zézé Sohowogui, mon maître, fait courber tous les autres devant lui. On ira le voir demain. Quand il vous connaîtra bien, il vous montrera tous nos secrets. Il n’a pas peur de la mort.

Nous quittons le camp de base avec plusieurs heures de retard.
Voiné n’a pas réuni sans difficultés les vingt porteurs nécessaires au transport de tout le matériel. Trois d’entre eux sont chargés des précieuses bonbonnes de vin rouge qu’apprécient tant les Toma, même au fin fond de la brousse
Nous retrouvons presque avec plaisir l’ombre étouffante de la grande forêt. L’action nous rend un peu d’optimisme.
Pourtant, la piste est très dure. Dans la vase des marigots qui se multiplient, nous nous enlisons souvent jusqu’à la taille.
Par endroits, Voiné s’arrête pour nous montrer des traces de biches ou de panthères. Les fauves ont tous peur de l’homme et restent invisibles dans la forêt. Il faut être chasseur professionnel pour les voir de près.
Les hommes se relaient en tete de la colonne. Parfois, le chef de file tranche net de son coupe-coupe une vipère rouge dressée sur la piste, sans même ralentir son pas.
Nous nous engageons dans une zone montagneuse et franchissons une série de collines aux pentes abruptes. Après un dernier raidillon, nous émergeons de la forêt sur un vaste plateau rocheux.
A perte de vue, s’étend derrière nous une mer verdoyante.
Un îlot d’arbres gigantesques se dresse sur le plateau, entouré d’immenses dalles noires dénudées. Voiné tend la main :
— Là, c’est mon village, Fassavoro ; il n’y a presque pas de cultures, la terre est très pauvre et les hommes descendent à Bofossou, pour travailler et faire vivre leurs familles.
Les porteurs sont loin derrière nous, et nous arrivons seuls avec Voiné
D’une case à l’autre, les femmes dévidant à bras tendus de larges écheveaux tendent en travers de la place, les longs fils de coton qu’elles viennent de teindre en bleu avec les fruits de la forêt. Elles ne se rendent pas compte tout de suite de notre présence. Brusquement, l’une d’elles nous aperçoit. Elle se met à pousser des cris suraigus et ameute tout le village ; en un instant, la place grouille de monde. Voiné joue à merveille les enfants prodigues. On dirait qu’il n’est pas revenu ici depuis des années. Il papillonne de groupe en groupe, distribue de tous côtés avec beaucoup d’aisance saluts, remerciements et félicitations et nous présente à la population comme les « quatre patrons de Paris ». Tous connaissent déjà l’existence de notre merveilleuse machine « qui a de la mémoire », de nos torches au magnésium, de nos caméras. A titre de démonstration, Voiné demande à être photographié avec nous et tous les membres de sa famille.
Chacun est en place ; le vieux guerrier aveugle qui brandit son sabre, les notables en boubou d’apparat, l’ex-tirailleur en uniforme au garde-à-vous, les femmes et les enfants accroupis devant nous. Soudain, Voiné nous supplie d’attendre encore un instant. Il abandonne sa pose avantageuse et se précipite dans une case voisine pour en extraire un tout petit vieillard ridé qu’il place à côté de lui.
— Attention, ne bougeons plus ! crie Tony, qui joue les photographes de noces et banquets. Après le déclic, le groupe se disloque et Voiné nous présente le petit vieux.
— Voilà mon pire neveu.
Pour lui, « Pire » exprime le superlatif absolu. Nous y sommes habitués et seul nous surprend l’âge de son neveu. Malgré toutes nos questions nous ne parvenons pas à déterminer le degré de parenté exact qui le lie à ce vieillard. Nous lui offrons cependant une petite bouteille de rhum sans avoir consulte Voiné. Un sourire édenté fend son visage fripé d’une oreille à l’autre. Mais ici nous pourrions vider toutes nos caisses de cadeaux sans encourir de reproche. Voiné est chez lui. Rien n’est trop beau pour sa famille.
Il a fait nettoyer et aménager pour la nuit son ancienne case.
Ses femmes, en procession, nous y apportent notre repas du soir. Une montagne de riz dans une cuvette émaillée et dans de petites marmites en terre, les « canaris » des sauces variées au piment ou à l’huile de palme où nagent des bribes de poulet.
La case est bondée. Le village entier voudrait assister à ces agapes. Les notables ont, bien entendu, la priorité.
Tous commentent avec force gestes l’utilité de nos assiettes individuelles, de nos cuillers et de nos fourchettes. Comme d’habitude, je ne touche pas au plat de riz. J’en ai été par trop saturé au cours de mes voyages. Voiné qui m’observe depuis plusieurs jours, s’inquiète :
— Tu n’as pas faim, patron ?
— Si, mais le riz m’est défendu, lui dis-je pour plaisanter.
Il éclate de rire.
— Alors, ils vont t’appeler Morowogui (celui-qui-ne-mange-pas-le-riz).
Cette nouvelle stupéfiante se répand dans l’assemblée et provoque des réactions diverses. Voiné traduit :
— Les vieux disent que si un homme est Morowogui dans ce pays, il meurt. Il n’y a rien d’autre à manger. Après cette journée de fatigue tu dois en prendre. Demain tu feras un sacrifice au riz pour lui demander pardon.
Je ne savais pas que les interdits pouvaient être transgressés aussi facilement.
— Un pur Toma ne doit jamais le faire, affirme Voiné
Cependant, nous continuons à le questionner. Nous apprenons que tout homme peut dans des circonstances exceptionnelles manger son totem ou épouser une femme de son clan, ce qui constitue un véritable inceste. Pour échapper au Jugement des esprits, il doit effacer sa faute par de nombreux sacrifices expiatoires. Toute morale, aussi rigide soit-elle, s’assouplit pour s’adapter à la vie. Les Toma ne se distinguent pas en cela du reste de l’humanité.
Voiné nous avait prépare une surprise. Un groupe de petites filles très intimidées, de huit a dix ans, en pagne et coiffées du mouchoir de tête, pénètre dans la case et vient s’aligner en face de nous. Au signe d’une matrone, elles attaquent en choeur un chant de bienvenue. Leurs voix frêles et fraîches, d’abord un peu fausses, retrouvent peu a peu leur registre. Elles s’accompagnent en secouant en cadence des petites calebasses à grenailles et n’osent pas nous regarder. Quelques-unes même nous tournent le dos. Derrière elles, sur le mur, la lampe-tempête découpe de grandes ombres dansantes.

Demain soir nous serons chez le grand maître des féticheurs.

Une haute colline de roches noires barre l’horizon. Voiné tend le bras.
— Nous irons là-bas seuls.
Nous laissons partir les porteurs en avant et quittons la piste pour nous enfoncer au coupe-coupe dans la brousse. Le réseau serré des lianes et des buissons épineux s’éclaircit par place. Ce sont les traces des derniers et lointains passages. Nous descendons peu à peu vers le fond de la vallée. Un ruisseau y serpente. Ses eaux claires projettent une frange lumineuse dans la pénombre glauque.
Nous remontons en direction de la falaise rocheuse. Le ciel reste à peine visible. Nous avons l’impression d’avancer dans un fond sous-marin où les lianes tombent de la haute voûte touffue comme les cordages d’une épave engloutie.
Au pied de la colline, m’explique Voiné, s’ouvre la caverne de Vevego, l’ancêtre de Zézé Sohowogui et le premier guide des blancs.
Son esprit habite là-haut et Zézé vient lui apporter de temps en temps des sacrifices.
Nous sortons enfin des fougères et de la brousse épaisse et débouchons sur une dalle rocheuse au seuil de la caverne.
Sous cet auvent peu profond, comme des ex-voto, reposent les offrandes à Vevego : un vieux fusil datant de la conquête, couvert de moisissures vertes, couché sur un tas de pierres à côté de nattes roulées ; des faisceaux de guinzé et des poteries remplies de manioc, de riz et de piments desséchés.
Dans une fente du rocher, en sortant de la grotte, Voiné découvre des fers avec lesquels, jadis, on enchaînait les noirs emmenés en esclavage et les emporte. Nous ne savons pourquoi, c’est pour lui un heureux présage. Zézé aidera les blancs puisque son ancêtre Vevego l’a fait avant lui. Nous grimpons au sommet la colline et Voiné nous montre dans la roche une grossière empreinte de pied. Il marche dans l’empreinte.
— C’est là que le vieil Oko est venu quand la terre était encore molle, dit-il.
— Qui était Oko ?
— Oko, c’est celui qui a fondé Touweleou, le village de Zézé, mon maître.
De l’autre côté de la vallée des toits de chaume coniques surgissent au milieu de la brousse. Voiné tend le bras :
— Tu vois là-bas… c’est Touweleou

Touweleou diffère des autres villages toma que nous avons traversés jusqu’ici. Les cases s’y touchent presque ; les tombes d’ancêtres y sont plus nombreuses, et les dalles dressées sur ces tombes plus hautes que partout ailleurs. Nous contournons la terre fraîchement remuée d’une sépulture ouverte on distingue au fond la natte qui entoure le cadavre deux sagaies y sont plantées. Voiné questionné, répond simplement :
— C’est une vieille sorcière. Elle est morte depuis trois mois, mais toutes les nuits elle revient, elle entre dans les cases et elle s’assoit sur la tête des gens ; alors ils l’ont déterrée et clouée à la terre, comme ça, elle ne bouge plus
Les habitants ont préparé une case à notre intention. Nous tendons nos hamacs et prenons le repas apporté par les femmes.
La nuit est tombée, très vite.
Voiné entre dans notre case, suivi du grand féticheur. C’est une sorte de bouddha, au crâne rasé. Il a les traits aussi rigides, le visage aussi ferme que Voriakoli. Il est drapé dans un boubou terreux et sombre.
Le devin du village, Wego, les accompagne.
Un long silence suit les quelques phrases de bienvenue. Je me décide, j’attaque et leur expose rapidement qui nous sommes, ce que nous voulons. Voiné traduit. Mes dernières paroles n’éveillent aucun écho. Nerveusement, j’allume une cigarette. D’un geste brusque sans un mot, Zézé tend la main vers le paquet, en saisit une et, sans me quitter des yeux, prend tout son temps pour l’allumer à son tour. Il parle d’une voix lente et étouffée.
— Tu es très pressé, traduit Voiné, et tu demandes les choses trop vite, mais comme ça, on sait mieux ce tu veux… Moi, j’ai besoin de la nuit pour réfléchir. Demain je te donnerai ma réponse.
Zézé se lève, pose devant nous une poignée de noix cola, et se retire avec ses deux assistants. Nous les regardons sortir, perplexes. Au bout de quelques instants Voiné revient, radieux :
— Ça va, patron, tout va exister complètement. Regarde les colas : tous blancs, ça veut dire que vous êtes ses amis.

Je ne parviens pas à dormir. Voiné qui craint l’obscurité, comme tous les noirs, n’a pas voulu éteindre la lampe-tempête. Il a simplement baissé la flamme. Les hamacs dessinent de pales ombres chinoises sur un fond terreux, imprécis. Je distingue à peine les silhouettes allongées de mes trois camarades. Je n’ai qu’une demi conscience des heures qui s’écoulent, mais conserve l’impression que, depuis bien longtemps, je m’agite, les yeux ouverts, maudissant l’inconfort du hamac.
Tout a coup, un cri rauque :
— Allumez !
C’est Fichter. Mon lit flottant touche presque le sol. Je remonte la mèche de la lampe-tempête à portée de main. Virel et Fichter sont assis dans leurs hamacs, l’air ahuri.
— Mon bras pendait presque par terre, dit Jean, la voix changée. J’ai senti une main froide qui serrait la mienne. Je l’ai agrippée… quand tu as allumé, je la tenais encore…
Virel, lui, au même instant, a été réveillé en sursaut par une autre main froide, posée sur son front.
Les hamacs de Jean et de Virel, à des niveaux différents, sont tendus en quinconce à mes pieds.
Il faudrait admettre que deux êtres aux mains froides aient circulé en même temps dans la case. C’est impossible. J’aurais au moins entrevu leurs ombres.
D’un commun accord, nous laissons au lendemain la solution de ce problème. Je remets la lampe en veilleuse. Jean et Virel se recouchent.
Cette fois, je réussis à m’endormir. Pas pour longtemps.
Une violente secousse me bascule à bas de mon hamac et je me retrouve debout sans savoir pourquoi. Tony est dans la même position, aussi stupéfait que moi. Voiné remonte la lampe :
— C’est la vieille, dit-il calmement.
J’essaie de lui démontrer que cette histoire ne tient pas debout, d’ailleurs le cadavre est cloué par les sagaies ; mais il ne veut pas en démordre.
— C’est la vieille complètement, patron.
A mon avis, ces soi-disant manifestations d’un monde invisible ne sont pas sans rapport avec notre désir de pénétrer les secrets de la forêt. Mais une explication logique n’aurait aucune prise sur Voiné : il vaut mieux jouer le jeu.
Après cette nuit mouvementée, Voiné nous tire de nos hamacs avec autorité.
Zézé va nous donner sa réponse.
Il nous conduit hors du village, jusqu’à une petite clairière où nous attend Zézé vêtu cette fois d’un boubou blanc immaculé au milieu des notables. Aucun d’eux ne sait un mot français. Une fois de plus, notre sort dépend de Voiné, qui non seulement traduit, mais est obligé d’adapter certaines de nos expressions pour les rendre plus conformes aux règles de politesse toma.
Tous savent ce que nous voulons. Pendant la nuit, déjà, ils ont pesé leur réponse, mais Zézé reprend le problème à son point de départ. Il raconte comment nous sommes arrivés ici, ce qu’il sait de nous par Voiné, et ce que nous attendons de lui. Puis chacun des notables, gravement, donne son avis, en général plutôt favorable. Chez les Toma, comme dans la plupart des tribus africaines, nulle affaire importante ne peut se débattre sans d’interminables palabres. Mais ce cérémonial devient à la longue éprouvant pour les nerfs. Leur décision est prise, je le sais et je voudrais leur demander d’en finir tout de suite.
Enfin, Zézé se tourne vers nous.
— Les blancs, dit-il, doivent signer un papier. Ils ne diront rien aux femmes, aux étrangers et au Bilakoro. Ils paieront tous les sacrifices. Qu’ils attendent ici quelques jours, et je les ferai entrer dans la forêt sacrée. Ils entendront la voix de l’Afwi
Je prends mon carnet de notes, y écris la promesse exigée, la signe et la fais passer à mes camarades.
Tony, qui a signe le dernier, la tend à Voiné qui la traduit à haute voix avant de la remettre à Zézé
Zézé l’enfouit sans la regarder dans la poche de son boubou et se lève. Voiné, raide, solennel, nous annonce :
— Le vieux a tout accordé. Vous pouvez rentrer.

Deux ou trois heures plus tard, Voiné nous rejoint, devant notre case, triomphant.
— Vous voyez, Zézé est le plus grand des féticheurs, il a compris que vous n’étiez pas des blancs comme les autres.
Pour faciliter nos prises de vues, je lui demande de nous décrire la cérémonie à laquelle nous allons assister. Mais dans son esprit, les croyances toma et la réalité se mêlent si intimement que nous ne pouvons obtenir de lui aucun détail précis :
— Zézé souffle dans la tête de l’Afwi… Et pour ça, il met son boubou-médicament. Quand on a ce boubou, on peut tout faire. Zézé devient tout petit ou très grand, comme il veut. Et si un homme n’est pas fort, sa tête tourne et il tombe rien qu’à le regarder.
La grande ambition de Voiné est de posséder un boubou semblable, mais ce vêtement magique vaut très cher et il nous énumère rapidement la liste des sacrifices nécessaires pour l’obtenir : Zézé réclame deux taureaux, sept cents paquets de guinzé, des chiens, des coqs et des béliers. Un simple calcul mental nous en donne la valeur, environ quatre-vingt-dix mille francs. L’idée que la magie toma peut faire l’objet d’un tel commerce nous déçoit un peu. La journée s’écoule trop lentement à notre gré. Nous essayons de tromper notre attente en préparant le matériel de prises de vues.
A la tombée de la nuit, réunis avec Voiné devant la case, nous voyons passer des femmes portant sur la tête des bassines d’eau chaude et fumante.
— Tiens, dit Voiné, voilà les femmes qui apportent de l’eau pour vous. Allez avec elles.
A la limite du village, sur de grandes pierres plates, les femmes déposent les bassines.
Autour de nous, sur d’autres cercles de dalles dont certains sont entoures de branchages, des groupes d’hommes et de femmes nus, accroupis, sont déjà en train de se laver dans le crépuscule. Ils s’aspergent à gestes lents et bavardent entre eux. Dans la pénombre, l’eau ruisselante brille sur leurs peaux noires. Je me suis un peu attardé. Je rentre le dernier à la case. Au premier coup d’oeil je constate que ce soir on a pris un soin tout particulier pour dresser la table ; un pagne multicolore sert de nappe et Tony a préparé une sorte de punch martiniquais particulièrement dynamique. Une jeune Toma effarouchée entre, me tend à bout de bras une grosse fleur rouge de la brousse et s’esquive sans un mot. Sur la tige est épingle un petit carton : De la part de Carina. Je crois reconnaître l’écriture de ma femme. Une joie subite m’envahit. Durant quelques secondes absurde ment, je m’imagine qu’elle va surgir à la porte de la case. Mes trois camarades s’écrient en choeur : « Joyeux anniversaire ! » C’est vrai, nous sommes aujourd’hui le 10 mars.
Nous avons quitté Paris depuis près d’un mois. Virel me montre son agenda, et je lis : « 10 mars, ne pas oublier le fleuriste ».
Il a tenu la promesse qu’il avait faite à Carina.
Voiné ne comprend pas très bien les raisons de notre petite fête.
— Aujourd’hui, j’ai trente ans, lui dis-je.
Je vois bien que cette explication ne le satisfait pas. Le vieux Zézé intervient alors :
— Comment peux-tu savoir qu’aujourd’hui tu as trente ans ?
L’état civil existe bien en Guinée, c’est un fait, mais dans la brousse, on ne connaît jamais la date de naissance précise d’un enfant, et on le déclare souvent avec plusieurs mois de retard.
J’aimerais, pour mon anniversaire, pénétrer dans la forêt sacrée, mais aucun signe ne vient indiquer qu’une cérémonie quelconque se prépare pour cette nuit.
— Ce ne sera encore pas pour ce soir, dit Jean désabusé. Tu sais, avec eux, il ne faut jamais être pressé.

Le lendemain, les heures se traînent. Un ciel bas et cendreux pèse sur la brousse. Il fait une chaleur moite, accablante. Dans l’après-midi, d’énormes nuages violets roulent sur le fond du ciel plombé. Ils semblent converger vers le village de tous les points de l’horizon. L’air est immobile.
Des silhouettes fugitives s’engouffrent dans les cases.
Une vague rumeur monte de la brousse. La place est déserte. L’instant d’après une violente rafale balaie le village. Des tourbillons de poussière rouge s’élèvent. Le ciel sombre est sillonné d’éclairs. Dans les claquements ininterrompus de la foudre, une trombe d’eau s’abat… Les cases disparaissent derrière ce mur liquide.
Dix minutes plus tard, tout est fini. Les profondes rigoles creusées entre les cases sont déjà presque à sec. Cette brève tornade, premier signe avant coureur de la saison des pluies ne va-t-elle pas être considérée par les Toma comme un mauvais présage.
— Ça y est, dit Jean amer. Encore une bonne raison pour retarder la petite cérémonie de ce soir.
Mais Voiné parait enchanté.
— Zézé, fait tomber la pluie pour enlever tous les poisons qui sont dans l’air, mais ce soir tout sera sec et vous entendrez la voix de l’Afwi. Fébrilement, nous achevons nos préparatifs. Voiné reste calme et, après le repas du soir, il nous quitte sans un mot.
La fraîcheur de l’air apportée par l’ouragan n’atténue en rien notre inquiétude. Un lourd silence enveloppe le village. Nous n’avons même pas envie de parler. Allongé dans mon hamac, je pense et repense aux récits fantastiques de Voiné et je dois reconnaître que je ne suis guère rassuré. Depuis l’année dernière j’attends avec anxiété cette révélation.
Les minutes, les heures passent. Voiné ne revient pas. Un doute m’assaille. Jean avait-il raison tout à l’heure. Les Toma vont-ils remettre à plus tard la cérémonie ?
Je n’ai pas entendu Voiné arriver. Subitement, il se dresse au milieu de la case.
— Prenez les machines et suivez-moi, dit-il à voix basse.

Dans la nuit noire, nous traversons en silence, sur ses pas, le village désert, guidés seulement par les éclairs lointains qui font surgir devant nous par intervalles la masse sombre, compacte, de la forêt. Nous dépassons les dernières cases et arrivons devant l’étroite porte symbolique. Je m’arrête un instant. Une émotion violente m’étreint sur ce seuil interdit. Mais Voiné ne nous laisse pas savourer cette minute tant attendue et il s’engage dans l’ombre épaisse.
Par-dessus l’épaule de Voiné, je distingue en avant une lueur imprécise.
Nous débouchons dans une large clairière de terre battue, dont les lisières sont invisibles dans l’obscurité.
Les féticheurs sont là, debout, une quinzaine environ, autour d’une lampe-tempête.
Nous connaissons ces hommes. Ils se sont toujours montres amicaux, accueillants.
Ils n’ont pas un geste, pas un mot de bienvenue pour nous. La tête baissée, ils regardent obstinément le sol. Tout autour de nous s’élève le mystérieux concert des insectes de la forêt.
Zézé Sohowogui s’accroupit devant un vieux coffre couvert de cola pulvérisé. Il en sort une tunique durcie par le sang coagulé des sacrifices et incrustée d’un rectangle de cauris luisants 2 : le boubou-médicament. Les croyances de Voiné me reviennent à l’esprit et je me raidis involontairement.
La gravité du visage du féticheur, la lenteur de ses gestes, et l’attitude recueillie des hommes, montrent assez qu’un des rites essentiels va se dérouler. Je voudrais commencer à filmer, mais d’une simple pression de main sur mon bras, Voiné me fait comprendre que c’est encore trop tôt. Zézé se met entièrement nu, revêt la tunique sacrée, passe en sautoir deux longs sacs-talismans de peau brunis par le sang et se coiffe d’une sorte de toque de fourrure. Puis il saisit sa fourche à trois dents et l’un de ses aides lui tend une poterie noire et renflée.
Avec lenteur, il la porte à ses lèvres. Un appel rauque, sauvage, déchire la nuit dense de la foret. Wego, surgi de l’ombre derrière lui, souffle en réponse dans un vase identique. Les deux mugissements s’alternent, respirations gigantesques de monstres antédiluviens, musique inhumaine des premiers âges de la terre qui réveille au fond de l’être une angoisse indicible. Bientôt les autres féticheurs mêlent à ces grandes voix les notes aiguës et diaboliques de leurs sifflets. Voiné nous fait signe de commencer.
Un instant éblouis, les hommes reculent devant éclat des torches au magnésium. Jamais ils n’ont vu cela. Mais la musique sacrée ne s’arrête pas, c’est la voix du Grand Esprit et l’Afwi ne peut avoir, même des inventions des blancs. Toute la clairière jaillit de la nuit et prend des proportions de cathédrale Les énormes troncs s’élancent, droits comme des colonnes et les lourdes branches se rejoignent en ogive au-dessus de nos têtes.
Là-bas, dans le village, les femmes et les Bilakoro ont dû se terrer dans l’obscurité des cases, terrifiés par la présence toute proche des esprits.
Tout autour de nous, la forêt retient son souffle ; la grande voix perpétuelle se tait. Toute vie semble suspendue.
Les féticheurs ont oublié notre présence et tournent lentement au milieu de la place, hagards, perdus dans une sorte d’extase. Ils ont arraché cette musique à la terre, aux rochers, à la végétation monstrueuse et aux animaux de la brousse ; elle ne fait que les traverser pour hurler la grande peur primitive de l’homme.
Avant de les rejoindre, Voiné me fixe avec une sorte de désespoir :
Voilà la grande affaire qu’aucun Blanc ne devait voir ; et sa voix tremble — maintenant ce n’est plus le secret des Toma.
Nous avons perdu toute notion du temps. Jean filme presque sans interruption, et seules les torches que nous allumons bout à bout nous donnent une idées des minutes qui s’écoulent.

Soudain, tout le groupe des féticheurs marche sur nous avec un air de défi, presque de haine. Ils ont oublie pour un instant les rites de la cérémonie et nous découvrons leurs vrais visages, rendus plus tragiques encore par la brutalité de l’éclairage.
Zézé, le premier, s’arrête. Il semble sortir d’un cauchemar, il nous regarde comme s’il ne nous avait jamais vus et sa stupeur fait bientôt place a une tristesse, à une douleur sans bornes. Il a compris à son tour : par sa faute, les blancs détiennent maintenant le secret des Toma dans leur machine maudite. Le rythme se ralentit, les appels de l’Afwi s’espacent, se font plus sourds. L’éclat de la torche vacille, jaunit. Zézé me lance un regard poignant. Ses épaules s’affaissent, son corps se tasse en une immense lassitude. La torche émet une dernière lueur puis s’éteint. La nuit se referme sur nous.
La petite lumière des lampes-tempête ne parvient plus à trouer l’obscurité, la foret est encore silencieuse. Nous n’osons pas bouger. Enfin, je distingue Voiné qui s’approche. Je sais que je devrais dire quelque chose, mais je me sens vide ; je voudrais pouvoir saisir les mains de Zézé, sans paroles inutiles.
— Tu dis au vieux Zézé que jamais je n’oublierai.

Notes
1. Enfants non initiés. Terme général à toute la Guinée. [Voir Samori: la renaissance de l’empire mandingue — webGuinée]
2. Coquillages ovales et polis.


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