Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Annexe 2 du chapitre 14
Extraits du Journal de Roland Pré
Roland Pré] a dicté en octobre-novembre 1975, alors qu’il se trouve en traitement à l’hôpital parisien du Val-de-Grâce, une sorte de récit d’une centaine de pages en forme de journal intime, dont la famille a confié un exemplaire à l’auteur. On trouvera ci-après les pages consacrées à la Guinée, et qui sont — à la connaissance de l’auteur- inédites.
“Le propre de ce métier (de gouverneur ; Roland Pré était depuis la fin de 1945 gouverneur du Gabon NDLA) était que l’on ne restât jamais très longtemps au même poste ; je fus, peu de temps après, envoyé par le nouveau ministre — un MRP cette fois — prendre en charge le territoire de la Guinée, qui avait, paraît-il, besoin d’être réveillé. C’était au début de l’année 1948. La Guinée était effectivement une colonie bien assoupie. Mais par la beauté et la diversité de ses paysages, la finesse des races qui l’habitaient, les richesses potentielles et variées dont la nature l’avait dotée, elle méritait quand même encore son titre de ‘perle de la côte d’Afrique’.
Je succédais à un gouverneur intérimaire dont l’énergie n’était pas excessive (il s’agit d’Édouard-Louis Terrac NDLA), et qui l’avait d’ailleurs dépensée à tenter de se faire titulariser. Malheureusement pour lui, il avait utilisé la procédure habituelle des ambitieux médiocres, c’est-à-dire l’asservissement à un parti ministériable (sic) ; mais celui-ci avait justement perdu le contrôle du ministère des colonies au moment où le gouverneur de la Guinée allait être nommé (Marius Moutet, ministre socialiste de la France d’Outre-mer dans le cabinet Paul Ramadier, a été remplacé en novembre 1947 dans le gouvernement Robert Schuman par Paul Coste-Floret, du Mouvement républicain populaire [MRP] de tendance chrétienne-démocrate. Roland Pré a été nommé le 31 décembre 1947. NDLA). L’avantage pour moi était que, succédant au néant, je n’avais à me poser aucun des problèmes habituels de reconversion d’une politique.
Je restai trois ans et demi à la tête du territoire, délai suffisant pour maîtriser les données de la situation, définir un programme et l’engager à fond de sorte qu’il ne puisse être remis en question, pour l’essentiel, avant mon départ. De plus, le pays était riche, la population suffisamment nombreuse et variée pour qu’elle puisse servir de support à un large programme de développement ; enfin, le plan à l’échelle nationale venait d’être institué, avec tous les concours nouveaux en crédits et interventions économiques qu’il offrait à un chef de territoire. La seule difficulté réelle que j’allais rencontrer provenait de la présence à Dakar d’un gouverneur général au tempérament excessivement autoritaire et qui souffrait d’une jalousie maladive à l’égard de tout ce qui ne ressortait pas de sa propre initiative. Mais il aimait, comme moi, construire et créer, et il sut faire de Dakar, en trois ans de gouvernement, à la fois une capitale moderne et un centre industriel et portuaire très actif (il s’agit de Paul Béchard, gouverneur général de l’AOF de 1948 à 1951 NDLA).
Je rassemblai petit à petit une bonne équipe d’administrateurs dynamiques qui étaient intéressés par la perspective d’une oeuvre à entreprendre. Puis nous nous lançâmes dans sa réalisation “tous azimuts”. Ce fut sûrement le meilleur moment de ma vie de gouverneur. Nous étions pleins d’enthousiasme et le pays répondait bien à l’effort qui lui était appliqué, malgré une réputation de nonchalance qui tenait au moins autant à celle de ses gouverneurs qu’au caractère de ses habitants.
Un des éléments importants de la réussite était que la population soit bien informée de ce que nous envisagions de faire, des moyens mis en oeuvre pour y parvenir et des raisons de leur choix ; dans ce pays déjà bien évolué où s’était progressivement constitué une classe de cadres africains qui comptait fonctionnaires, “clerks” des maisons de commerce, petits commençants, transporteurs, planteurs, où il y avait aussi une nombreuse population expatriée, un journal quotidien local — pourvu qu’il soit dynamique et attrayant — devait être le meilleur agent mobilisateur. Or le gouvernement local disposait déjà d’une bonne imprimerie et d’une petite feuille quotidienne, La Guinée française, qu’animait d’ailleurs un vieil original, très sympathique et journaliste de talent. Il suffisait donc de l’appuyer et de lui fournir les moyens nécessaires.
C’est ce que je fis, y ajoutant même un article quotidien qui constituait ma contribution personnelle. Tous les jours nous tenions, entre nous deux, la conférence de rédaction et discutions la maquette. Finalement, le succès répondit à nos efforts et ce journal contribua beaucoup à ce que l’opinion “collât” à notre politique de développement. Je développai aussi les possibilités variées de contacts directs. La Guinée avait un encadrement serré de chefs — et même de grands chefs chez les Peuls du Fouta-Djalon — ainsi que de marabouts qui étaient très influents. Je les voyais souvent, chez eux ou chez moi, à Conakry ou à Dalaba. J’en faisais autant avec les animateurs de coopératives de planteurs, africains ou européens, qui jouaient un rôle essentiel dans l’économie agricole, et aussi avec les associations d’anciens combattants, à la fois très nombreux et très remuants. Tous ces contacts directs, joints à ceux que me procuraient mes nombreuses tournées, faisaient que je me suis toujours senti, au regard du peuple guinéen, comme un poisson dans l’eau, sans négliger pour autant les intermédiaires élus : conseillers fédéraux ou territoriaux et parlementaires. Mais je ne dépendais pas de leur bonne volonté et n’avais pas, de ce fait, à me soumettre à leurs petites combinaisons électorales ou à leurs intérêts de clan. Cette indépendance totale, indispensable pour mener à bien mon programme, n’était d’ailleurs possible que grâce aux relations directes que j’avais à Paris avec le personnel politique, et que je tenais de mon passé professionnel, et surtout de résistant. De plus, la réputation touristique de la Guinée lui valait de nombreuses visites de personnalités et de journalistes métropolitains, et avec le concours de Renée (l’épouse de Roland Pré NDLA), nous les recevions très largement au Palais, qui était d’ailleurs bien équipé pour cela. Je compensais ainsi les informations, pas toujours bienveillantes, que Dakar leur donnait sur mon compte avec générosité.
La population guinéenne était pleine d’humour. Elle adorait le théâtre et les fêtes. Elle trouvait toujours des qualificatifs drôles à ce que l’on entreprenait. C’est ainsi que la commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage, que je tenais à célébrer par la mise en service d’installations collectives utiles à la vie de tous les jours (fontaines, toilettes publiques, douches, etc.) avait été qualifiée de “fête des robinets” et j’étais célébré à cette occasion par les griots comme le “Gouverneur des Robinets”. Les femmes enfin jouaient un rôle souvent déterminant, par leur beauté et leurs qualités féminines d’abord. Sékou Touré, au début de sa carrière politique, ne s’y était pas trompé : pour hâter le recrutement de ses partisans, n’avait-il pas demandé à celles des femmes de Conakry que sa dialectique et son charme personnel attiraient, de se refuser à leur amant ou à leur mari, tant qu’ils n’auraient pas pris la carte du Parti 317 ? La détermination et le courage politique ne leur manquaient pas non plus. La dernière bataille de la conquête coloniale, à Popodara [Labé], au coeur du Fouta, ne s’était-elle pas terminée par une charge de cavalerie, la lance au poing, des femmes peules de toutes les tribus, pour tenter d’enfoncer les troupes françaises, après l’échec des guerriers mâles.
Finalement, je comprenais ce peuple et il me le rendait bien. Aussi, lorsque je dus quitter la Guinée, j’eus l’impression que je n’y laissais pas seulement des bâtiments et des infrastructures nouvelles, mais ausst des sympathies profondes, dont je reçois encore le témoignage aujourd’hui.La Guinée m’apprit encore à mieux saisir la sensibilité afrcaine. J’y compris la signification et la portée de l’Islam pour ces populations formées à la vie sociale tribale et qui pratiquaient un mode de vie collectif et solidaire au niveau de l’existence quotidienne.
Combien de fois, presidant, moi chrétien, aux cérémonies de fêtes religieuses dans les mosquées, n’ai-je pas été frappé par cette méthode rappeler aux hommes africains leur solidarité, leur dépendance de Dieu et leur destinée transcendante en plein coeur de leur activité quotidienne et dans le cadre des institutions sociales existantes. J’y ai appris aussi par Senghor et Houphouët-Boigny, qui étaient devenus mes amis, combien il pouvait être illusoire et néfaste de méconnattre dans notre action administrative et politique les traits specifiques de l’âme africaine, son immense besoin de communion avec les forces de la nature, avec ceux de sa race, vivants ou morts, autrement dit avec l’Esprit qui anime le monde.
Cela ne les empechait pas, bien au contraire, d’être dans l’action politique des calculateurs froids et des organisateurs efficaces.
Mais ils pensaient et ils espéraient que nous pourrions bâtir ensemble une vraie communauté politique qui respecterait ces valeurs, comme ils étaient prêts à respecter les nôtres. La France, en 1958, n’a pas voulu prendre le risque de cette aventure ni en accepter les solidarités. Nos prises de position tiers-mondistes et afron-arabes d’aujourd’hui n’effaceront pas sitôt, pour nous et pour l’Europe, les conséquences finales de l’option timorée que nous avons choisie à cette époque.
C’est dans le courant de 1951 que je quittai le gouvernement de la Guinée, après avoir représenté le territoire à l’incroyable mascarade du mariage du président Tumban, président du Libéria, en si parfait contraste avec la dignité de la réception officielle que m’avait réservée, quelques mois auparavant, à moi et à Renée, le gouverneur de la Sierra Leone, également notre voisin. L’empire britannique donnait alors, en Afrique, ses derniers éclats, et nous pensions que l’Europe n’avait encore renoncé à y porter “le lourd fardeau de l’homme blanc”.
Note de l’auteur
317. Voir la note 231
Lorsqu’il évoque, dans cet extrait, la finesse des races qui habitent la Guinée, ainsi que la beauté et les qualités féminines des Guinéeennes, ou lorsqu’il dit qu’il dit qu’il ne laissa pas en Guinée que des bâtiments et des infrastructures nouvelles, Roland Pré se garde bien de faire allusion à une situation personnelle, qui fut, semble-t-il longtemps ignorée de sa propre épouse et de ses enfants : au cours de ses trois années et demi de séjour dans cette colonie, le gouverneur Roland Pré eut en effet une liaison avec une jeune femme originaire de Boffa, dont il eut une fille. Devenue adulte, celle-ci chercha à entrer en relations, non pas avec son père, qui était décédé entre temps, mais avec ses demi-frères et demi-soeurs. Ceux-ci refusèrent longtemps tout contact, mais finirent par accepter quelques rencontres. La jeune métisse avait épousé un officier sénégalais, le futur général Doudou Diop, qui termina sa carrière comme grand chancelier des ordres nationaux du Sénegal. (plusieurs conversations de l’auteur avec madame Doudou Diop, Dakar, 1997-1999).