Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L’Harmattan. 2010. Volume I. 236 pages
Chapitre 3. — 14 septembre 1941
Sékou devient postier et commence une vie de militant syndicaliste
Sékou Touré apprend vite comment fonctionnent les postes et télécommunications dans le territoire, et comprend comment on peut les utiliser — et éventuellement les paralyser. La Guinée est alors reliée à la France par le câble Conakry-Dakar, qui se prolonge du Sénégal jusqu’à Paris par trois autres câbles ; vers le Sud, Conakry est reliée, également par câble, à Freetown, Monrovia, Grand Bassam, Libreville, Cap Lopez et Loango. Un réseau téléphonique urbain dessert Conakry, Kindia, Dubréka et s’étend progressivement à d’autres centres urbains du territoire. La capitale est aussi reliée par fil télégraphique avec les principales localités du pays, qui peuvent donc communiquer entre elles.
En 1945, on trouve en Guinée 45 bureaux postaux et télégraphiques, dont 25 bureaux de plein exercice, deux agences postales, douze bureaux auxiliaires, deux bureaux de distribution rurale et quatre gares ouvertes à la télégraphie privée. Un poste de TSF installé à Conakry reçoit directement les radiotélégrammes transmis par le poste de Bordeaux-Croix d’Hins et assure le service côtier avec les navires en mer et le service local avec les autres postes de l’AOF 63
Pour un militant syndicaliste, peut-on rêver plus beau réseau pour couvrir par son action toute la Guinée et les territoires voisins, d’autant que l’administration coloniale en poursuit l’extension et la modernisation ?
Sékou, que son tempérament revendicatif et son esprit systématique portent à militer et à organiser, est peut-être entré aux PTT par hasard, mais rien ne pouvait mieux lui mettre le pied à l’étrier pour satisfaire ses ambitions naissantes. La “personnalité dure et méthodique” de cet “homme que les masses suivent” l’y aidera 64
Les luttes sociales n’étaient à l’époque pas inconnues en Guinée, mais restaient sporadiques et inorganisées, la main d’oeuvre agricole étant très dispersée et le salariat industriel et minier encore peu nombreux. La législation du travail était quasiment inexistante et le patronat régnait en maître. Après 1918, au lendemain de la démobilisation des soldats africains revenant de la guerre, il y eut pourtant quelques grèves, déclenchées parfois à l’instigation d’anciens tirailleurs qui avaient vu en Europe comment pouvaient se défendre les travailleurs.
Le gouverneur Poiret (en poste à Conakry de 1916 à 1930, le plus long des mandats de gouverneur jamais exercés en Guinée) note dans son rapport de fin de mission: “Les grèves sont, surtout depuis 1918, l’indice d’une évolution qui se manifeste dans la population indigène des grands centres. Elles dénotent à la fois la facilité avec laquelle les travailleurs peuvent se laisser entraîner par quelques meneurs qui ont vu se pratiquer des grèves en France, et l’esprit de solidarité qui commence à régner dans la classe ouvrière de la colonie … Cet état d’esprit indique simplement que, comme d’autres pays, la Guinée est à un tournant de son évolution et il est du devoir de tous de faciliter cette évolution en dirigeant les masses vers le travail et la prospérité au lieu de laisser s’établir un détestable esprit de vagues revendications, dont se satisfait en premier lieu la paresse des éléments les moins intéressants de la population.”
Le terrain revendicatif n’est donc pas tout à fait vierge en Guinée lorsque le jeune Sékou s’éveille progressivement à la conscience du phénomène social et syndical.
Le contexte politique au lendemain de la deuxième guerre a commencé à évoluer sensiblement. La conférence de Brazzaville convoquée fin janvier 1944 par le général de Gaulle marque le début d’un nouvel état d’esprit ; le 30 janvier, de Gaulle y affirme : “La France se doit de conduire les peuples dont elle a la charge jusqu’à la liberté de gérer démocratiquement leurs propres affaires.” D’autres phrases au contraire sont nettement moins libérales, ce qui rend Sékou pour le moins méfiant vis-à-vis des positions gaullistes, d’autant que les milieux coloniaux cherchent à freiner toute velléité réformatrice.
Pourtant des réformes, souvent limitées mais parfois essentielles, se succèdent : le régime de l’indigénat (système de mesures restrictives de libertés et de droits à la discrétion des administrateurs, instauré en Algérie sous le Second Empire et progressivement étendu à l’ensemble des colonies) est supprimé par les décrets du 22 décembre 1944 (trois jours avant la création du Franc CFA) et du 20 février 1946 ; plusieurs libertés essentielles à l’exercice de l’action syndicale ou politique sont étendues aux territoires d’Outre-mer (liberté d’association par le décret du 13 mars 1946, liberté de réunion par le décret du 11 avril 1946, liberté de la presse par le décret du 27 septembre 1946) ; le travail forcé (la “corvée”) est supprimé par la loi du 11 avril 1946 votée par l’Assemblée constituante française sur proposition de Félix Houphouët-Boigny, cependant que la loi Lamine Gueye du 7 mai 1946 confère à tous les habitants des territoires d’Outre-mer la nationalité française, mais pas pour autant la citoyenneté pleine et entière : l’électorat européen et africain reste divisé en deux collèges qui votent séparément. La constitution du 27 octobre 1946, celle de la IVème République, instaure l’Union Française. Huit jours plus tôt, c’était la naissance du RDA à la conférence de Bamako.
La loi française du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels avait en principe été étendue aux “citoyens africains” (notamment aux travailleurs des “quatre communes” du Sénégal) en 1920, mais l’absence de décrets d’application rendait cette mesure largement illusoire. La véritable introduction du syndicalisme en Guinée (chez les employés européens surtout, car il est obligatoire d’avoir un certain niveau scolaire, en fait le certificat d’études élémentaires) remonte au gouvernement de Front Populaire en France, qui, par le décret du 11 mars 1937, autorise la constitution de syndicats en Afrique occidentale. Il faudra attendre le décret du 7 août 1944 pour que le Comité Français de Libération Nationale (René Pleven en est le Commissaire aux Colonies) libéralise plus largement et dans toutes les colonies la création de syndicats ouvriers 65 ; ceux-ci devront cependant s’en tenir aux revendications purement professionnelles et ne seront pleinement légalisés que par le Code du Travail Outre-mer (Loi du 15 décembre 1952).
Dans l’immédiat après-guerre, les centrales syndicales françaises soutiennent politiquement, financièrement et matériellement les jeunes syndicats qui se mettent en place en Afrique. Dans un premier temps, ils en sont le simple prolongement et y reproduisent les conflits intersyndicaux et idéologiques de la métropole :
- Confédération Générale du Travail (CGT), proche du Parti communiste (après le départ vers FO en 1948 de ses éléments davantage liés aux socialistes)
- Force Ouvrière (FO), née le 13 avril 1948 à la suite de la scission d’avec une CGT jugée trop procommuniste, proche du Parti socialiste, très présente dans les milieux européens et chez les fonctionnaires, mais assez peu représentative des travailleurs africains
- Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC), particulièrement active dans les régions où l’église catholique est elle-même bien implantée 66
Les fédérations internationales (Fédération Syndicale Mondiale (FSM) pour la CGT, Confédération Internationale des Syndicats Chrétiens (CISC) pour la CFTC, Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) pour les mouvements anticommunistes) offriront de leur côté appuis politiques et aides financières 67
Sans vraiment hésiter, sans doute sur le conseil de ses camarades côtoyés par exemple au sein du GEC, Sékou choisit la CGT, à laquelle il restera fidèle pendant dix ans, jusqu’à la naissance de la CGT A en 1956. “Il faut reconnaître (…) que rien en 1946 ne pouvait se décider ou s’organiser en Afrique sur le plan syndical sans la participation du syndicalisme métropolitain. (Celui-ci) était dominé de très haut par la CGT. A cette époque, nous avions d’une part en Afrique un pouvoir syndical disponible et d’autre part en France une force syndicale avide d’étendre son influence et son pouvoir”.
L’administration ne pense pas autre chose : le directeur de la sûreté de Guinée, Maurice Espitalier, estime que “lorsque la CGT dort, les autres centrales guinéennes dorment aussi. Sékou Touré est donc en quelque sorte non seulement l’animateur de la CGT, mais également de la CFTC et des 68 cheminots” 68
A cette explication réaliste, il faut ajouter les sympathies indéniables de Sékou Touré pour l’idéologie marxiste et l’action progressiste, dont nous verrons plus loin l’origine. La classe ouvrière, pratiquement inexistante en Guinée avant la guerre, se développe rapidement après 1945, mais ne représente qu’une fraction très faible de la population. Que ce soit à Conakry, dans les rares centres urbains de l’intérieur ou sur les grands chantiers de chemins de fer, dans les mines ou les travaux portuaires, elle ne compte au total que quelques milliers de salariés de l’administration ou du secteur public, et quelques centaines dans les entreprises privées : selon l’Inspection du travail, il n’y a guère plus de 3.000 travailleurs et employés à Conakry au début des années 50, et 12.000 à la veille de l’indépendance 69. A cela, s’ajoutent dans les villes un nombre croissant (plus de 30.000) de manoeuvres, de dockers, de domestiques, d’employés temporaires du commerce, de l’artisanat ou de l’industrie, et en dehors de la capitale, les nombreux manoeuvres ruraux des plantations (près de 30.000) ; soit 80.000 salariés au total, qui bien entendu ne sont pas tous syndiqués.
Rien d’étonnant à ce que Sékou ait rapidement estimé insuffisante la force de la classe ouvrière, rompant en cela avec la doctrine marxiste classique 70 ; pour atteindre d’autres couches plus nombreuses de la population, notamment les agriculteurs, les éleveurs, les femmes, les jeunes, le syndicaliste instigateur de grèves devait se doubler d’un meneur politique capable de mobiliser les masses du pays réel 71
“Faire l’histoire du mouvement syndical africain,” dira un jour Sékou Touré, “c’est écrire une véritable histoire de la lutte des peuples d’Afrique” 72. Pourtant, à leurs débuts du moins, les revendications syndicales ne sont pas d’essence politique, car elles concernent avant tout des problèmes locaux et ponctuels liés aux conditions de travail et aux salaires. Réunies sous la direction de l’Inspecteur du Travail de la Guinée au sein d’une commission consultative paritaire réunissant représentants des syndicats ouvriers et des groupements patronaux, les parties discutent par exemple du salaire minimum horaire ou journalier, des indemnités diverses pour l’habillement ou pour la nourriture (la ration-type journalière fixée pendant la guerre par l’arrêté du 26 juillet 1943 était de 600 grammes de riz, 200 grammes de viande ou de poisson, 50 grammes d’huile, 20 grammes de sel et 0,50 gramme de condiment ou de piment), de la sécurité du travail, du fonctionnement de l’École Professionnelle Georges-Poiret, de l’apprentissage, des cours du soir…
Les revendications d’ordre plus général concernent d’abord le vote du Code du Travail Outre-mer et sa mise en application. Un tel code avait été instauré par le décret du 17 octobre 1947, mais un décret du 25 novembre 1947 en avait ajourné sine die l’application. Après une longue période d’obstruction menée par les organisations patronales d’Outre-mer et les élus qui en sont proches 73, ce code sera finalement adopté par le Parlement français le 22 novembre 1952 et promulgué le 15 décembre, à la suite d’une grève générale des travailleurs africains le mois précédent.
Les revendications portent enfin sur la suppression des inégalités qui subsistent, tant dans le secteur privé que dans la fonction publique, entre les employés venus de métropole et leurs collègues africains : compléments de salaires, indemnités de risque climatique, allocations familiales, congés plus longs et divers autres avantages instaurés dans la ligne du “supplément colonial” prévu par le décret du 2 mars 1910, sont déniés à la plupart des Africains. C’est ainsi qu’une grève générale fut déclenchée dans les colonies du 10 au 14 janvier 1953 pour demander l’application des 40 heures de travail, depuis longtemps reconnues en métropole.
Pour obtenir satisfaction, ce n’est pas seulement contre le patronat que les syndicats doivent lutter : ils trouvent en face d’eux une administration coloniale puissante et assez bien dotée, soit pour le maintien de l’ordre et la répression des troubles, soit pour la discussion des mesures à prendre afin de mettre fin aux grèves, soit enfin pour relayer en direction du gouvernement de Paris les revendications locales.
Les discriminations seront vite imputées au système colonial lui-même, dont la disparition apparaîtra comme la meilleure solution aux inégalités sociales. Par la force des choses et pour être efficace auprès de ses interlocuteurs habituels, le syndicalisme africain se doublera donc très vite d’une action politique. Sékou Touré découvrira rapidement les vertus de cette double voie ; d’autant que pour ceux qui comme lui n’ont pas ou peu de diplômes scolaires ou universitaires, l’expérience syndicale est une remarquable école de formation, offre de réels moyens d’influence et procure une exceptionnelle tribune pour l’agitation politique.
Notes
63. Au début du XXème siècle, l’administration et les services de transmission radio s’installèrent près de l’isthme de la ville ; les antennes étaient fixées à de grands pylônes ; telle est l’origine du nom de “Sans Fil” (ou “Sanfil”) donné encore aujourd’hui à ce quartier. En 1899, la Guinée comptait déjà 17 bureaux de poste répartis sur tout le territoire de la colonie et un Office du câble est créé en 1901. Les neuf fonctionnaires européens de la poste obtiennent en 1902 un traitement triple de celui de la France. L’aviso “Conakry” dessert deux fois par mois les localités fluviales (Benty, Dubréka, Boffa, Boké) et le train assurera bientôt la desserte de l’intérieur jusque-là, les malles-poste emportaient une vingtaine de malles de lettres et de colis et pouvaient mettre deux semaines pour atteindre la Haute Guinée). Le courrier vers la France et international passe par les paquebots des Chargeurs Réunis ou de Fraissinet, à raison de quatre dessertes mensuelles).
64. Les deux expressions sont de Jean-Claude Froelich, directeur des études du Centre des Hautes Études sur l’Afrique et l’Asie Modernes (CHEAM) dans une conférence sur “La psychologie des leaders africains” prononcée le 26 mai 1959 au Centre Militaire d’Information et de Spécialisation pour l’Outre-mer (CMISOM) et publiée par La Documentation française. Voir le texte de cette conférence en annexe au chapitre 46
65. Ce texte suit de quelques mois la Conférence de Philadelphie (avril 1944), qui transforma l’ancien Bureau international du Travail (BIT) en Organisation internationale du Travail (OIT), et encouragea l’extension des libertés et des droits syndicaux dans les colonies.
66. Hostile au syndicalisme en général, Mgr. Raymond Lerouge, Vicaire apostolique de Conakry, donna cependant en 1946 l’autorisation de fonder un syndicat chrétien pour faire pièce à la création récente de la CGT. David Soumah, clerc de notaire chez Maître Cadoré, fut assisté lors de la fondation de la CFTC par Antoine Lawrence, Marius Sinkoun, Firmin Coumbassa, Jean Diallo et Patrice Tchidimbo jeune frère de Mgr Raymond-Marie Tchidimbo — futur archevêque de Conakry — et membre du syndicat des chemins de fer).
67. La FSM (ainsi que la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique et la Fédération démocratique internationale des femmes) seront interdites en France (et dans les colonies françaises) par un arrêté publié au Journal Officiel le 26 janvier 1951 ; leurs dirigeants devront quitter le territoire français.
68. Rapport hebdomadaire de la sûreté, 22/28 décembre 1953.
69. Chiffres donnés par Jean Suret-Canale, La République de Guinée, Paris, Éditions Sociales, 1970.
70. Il le dit nettement, par exemple dans son discours du 19 novembre 1961 à la Conference nationale de la CNTG (Confédération Nationale des Travailleurs de Guinée) : “Ces hommes qui se disent grands marxistes, ils n’ont qu’à aller à l’université, ils n’ont qu’à aller dans n’importe quelle démocratie, ils n’ont qu’à voir les rapports entre la classe ouvrière et les partis. Qui a la suprématie dans ces pays ? Ils auront la réponse. La revolution n’est pas menée exclusivement par la classe ouvrière : le 28 Septembre 1958, la classe ouvrière guinéenne représentait seulement les 5% du peuple guinéen. Quel que soit son elan révolutionnaire, elle n’aurait pas pu libérer, le 28 septembre 1958, la Guinée du régime colonial. Il a fallu le peuple organisé par le PDG pour que, aujourd’hui, nous soyons indépendants. Voilà la réalité, il ne faut pas la camoufler. Lorsque nous laissions nos camarades commettre quelques erreurs, c’est parce que nous estimions qu’ils sont de bonne volonté, de bonne foi ; Il ne faut pas les décourager lorsqu’ils disent ‘la classe ouvrière a libéré la Guinée, la classe ouvrière est l’avant-garde de la lutte en Guinée’ ; tout ça, ce sont des fausses notions et c’est le president de l’UGTAN (Union Générale des Travailleurs d’Afrique Noire) qui vous le dit ! Parce que la réalité est autre (…) En Guinée, la majorité du peuple est organisée et éduquée par un parti d’avant-garde. Le rôle d’avant-garde ne peut être assuré que par le parti politique et non par la classe ouvrière. Nous sommes obligés de vous le dire. Le rôle d’avant-garde, c’est le parti révolutionnaire.”
71. A. Sékou Touré, L’action politique du PDG pour l’émancipation africaine, Tome II, 1958.
72. Colloque sur “L’Histoire du Mouvement syndical africain” tenu le 6 décembre 1982 à Conakry.
73. Sur le patronat d’Outre-mer et ses moyens d’influence sur place et à Paris voir l’article de Catherine Hodeir paru dans la Revue d’Histoire d’Outre-mer (2000/1), ainsi que sa thèse sur le même sujet (Université de Paris-I).