André Lewin.
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L’Harmattan. 2010. Volume I. 236 pages
Chapitre 17
21 septembre 1953 — La grande grève de 72 jours
Révoqué de l’administration et donc privé de son gagne-pain, Sékou est plus libre encore pour militer avec ardeur et pour organiser d’autres grèves dans le territoire, notamment en 1952 lorsque entrent en exploitation les mines de bauxite de l’île de Kassa et l’année suivante les gisements de fer du Kaloum 379
Il s’était d’ailleurs rendu en 1951 sur cette île pour tenter d’y rallier les travailleurs à la CGT, la majeure partie de ceux-ci, catholiques, étant adhérents de la CFTC. Puis, en février 1952, il tente de créer un syndicat CGT à la Compagnie des Bauxites du Midi et il parvient à entamer les positions de la CFTC. En avril 1952, il fonde, comme nous l’avons déjà mentionné, l’hebdomadaire CGT de Guinée L’Ouvrier
Son activisme ne passe évidemment pas inaperçu des services de police, qui notent (en juin 1952) que “sans Sékou Touré, les syndicats verraient fondre leurs effectifs et cela aurait pour résultat de réduire considérablement le peu de pouvoir et la force du RDA en Guinée”, et un peu plus tard (en juillet 1952, alors qu’il est sur le point d’être élu secrétaire général du PDG), que “le Secrétaire général des syndicats CGT, Sékou Touré, est un marxiste convaincu, un anticolonialiste et un révolutionnaire. Il prône l’action directe; il cherche à doter le prolétariat guinéen d’une conscience de classe ; il affirme que la grève est l’arme des travailleurs.” Les manifestations qu’il organise dépassent de plus en plus souvent le cadre de la colonie. Les plus marquantes sont la “grève d’avertissement” de vingt quatre heures du 3 novembre 1952, décidée lors d’une réunion intersyndicale présidée la veille à Dakar par Sékou Touré et destinée à faire pression sur le Parlement français afin qu’il vote enfin le Code du Travail Outre-mer — ce qu’il fera un mois plus tard, après soixante-deux mois de discussions et de renvois ; et surtout la grève de l’automne 1953, longue de 72 jours — mais certains, y compris Sékou lui-même, la nomment également “des 73 jours” —, qui contribua à lui façonner une image de leader régional et à le perfectionner encore dans les techniques de l’organisation des masses et du lancement des mouvements revendicatifs.
Cette action spectaculaire, déclenchée par la CGT mais soutenue par tous les syndicats de travailleurs des secteurs public et privé de l’AOF, avait comme objectif d’imposer l’application réelle et immédiate des dispositions du Code du travail. Sékou avait appris, par des cadres africains travaillant dans les bureaux du haut-connnissariat à Dakar, que les services parisiens tergiversaient au sujet des textes d’application.
Commencée le 21 septembre 1953, la grève se termina au bout d’une dizaine de jours dans la plupart des colonies ; mais, fermement tenus en mains par Sékou Touré, les syndicats locaux CGT (ainsi que la CFTC, alors que FO abandonna la lutte très vite) et le PDG qui renforçait alors son influence (Sékou avait été élu quelques semaines auparavant Conseiller territorial à Beyla), le mouvement persista en Guinée jusqu’au 25 novembre 380. Cette fameuse “grève des 72 jours” entraîna la solidarité effective d’une part croissante de la population, notamment sous forme de dons de nourriture.
C’est également au cours de cette grève que certaines femmes militantes prennent une influence grandissante sur les masses, notamment Aïssata Mafory Bangoura 381 qui harangue avec véhémence les foules, invite les femmes à se refuser à leurs époux non grévistes ou à divorcer d’avec les maris poltrons, à vendre leurs bijoux et leurs vêtements pour aider les grevistes.
Lorsque la grève prend fin le 25 novembre par l’application intégrale des dispositions du Code du Travail, notamment les 40 heures de travail, c’est donc à la Guinée que les travailleurs d’AOF doivent d’avoir obtenu satisfaction. La veille, le 24 novembre, un accord a été signé entre syndicats ouvriers et patronaux, accordant une hausse de 17,5 % des salaires, mais le 25, le ministre de la France d’Outre-mer Louis Jacquinot accorde les 20 % réclamés par les syndicats. Le travail reprend partout le 1er décembre.
C’est un succès sur toute la ligne. La presse française de l’époque, celle du moins qui s’intéresse aux problèmes d’Outre-mer, ne s’y trompe pas, qui commence à voir en la Guinée, jusque-là considérée comme l’un des territoires les plus tranquilles et les plus modérés, le ferment possible d’une transformation plus radpide. La popularité de Sékou s’en trouve renforcée en Guinée et son nom commence à rayonner dans l’ensemble de l’AOF.
Notes
379. En septembre 1952, la Société des Bauxites du Midi expédie son premier chargement de bauxite de Conakry à destination du Canada, et en février 1953, le premier lot de minerai marchand de fer est embarqué au port minéralier par la Compagnie Minière de Conakry.
380. Sékou Touré a d’ailleurs demandé à la Commission pennanente de l’Assemblée territoriale de soutenir les revendications des travailleurs africains ; cette commission était composée de cinq membres, deux Européens et trois Africains ; en dépit de fortes pressions sur les élus africains (notamment Bangoura Karim), les trois élus africains restèrent unis et le soutien fut acquis par 3 voix contre 2. 381. Devenue Hadja, Mafory Bangoura est enterrée à Conakry dans le Mausolée de Camayenne où Sékou sera lui-même inhumé en 1984.