André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L’Harmattan. 2010. Volume 2. 263 pages
Chapitre 76. — 21 octobre 1976
Le ministre français de l’intérieur saisit le livre de Jean-Paul Alata
Lire également Hervé Hamon & Patrick Rotman. L’affaire Alata.
Né à Brazzaville le 17 août 1924, Jean-Paul-Marie Alata passe son enfance au Congo, au Liban et en Syrie, où son père — d’origine corse — sert dans l’armée comme officier d’artillerie coloniale. Après la mort de ce dernier, de retour en Afrique, sa mère (en fait, sa belle-mère) installa une sorte d’auberge combinée avec une ferme d’élevage à Foulakary près de Brazzaville, la “Ferme Alata” ; cette femme originale au caractère fortement affirmé et parfois violent, alternait dans son établissement, très populaire, manifestations royalistes, méchouis d’associations diverses et soirées dansantes, cependant que dans une annexe, elle exhibait aux visiteurs médusés des bocaux de formol contenant des foetus et des embryons humains ou animaux.
Sans nul doute perturbé par cette enfance itinérante et quelque peu marginale, Alata, d’abord étudiant en droit à Paris, puis jeune résistant, songe à faire carrière dans l’armée et suit les cours de l’Ecole militaire inter-armes de Coëtquidan (il semble qu’il ait été capitaine dans la réserve). Puis il démissionne, pour devenir stagiaire et ensuite cadre des Trésoreries Outre-mer ; conformément à son souhait de revenir “chez lui” en Afrique, il est affecté au lendemain de la guerre à Saint-Louis du Sénégal, alors capitale commune de la Mauritanie et du Sénégal ; il y reste pendant dix ans, militant d’abord au sein du RPF, puis à la SFIO (il est Commissaire aux Jeunesses socialistes SFIO de Saint-Louis du Sénégal et membre de la Commission Exécutive Fédérale de la SFIO Sénégal-Mauritanie) et en même temps à Force Ouvrière 191. Membre de la Commission exécutive du travail de l’AOF, il y fait la connaissance de Sékou Touré, auquel le lie rapidement une réelle amitié. Muté en Guinée en mai 1955 comme payeur-chef de service au Trésor, il y poursuit avec lui leurs longues discussions sur la création d’une nouvelle centrale syndicale purement africaine. Dans le bureau de la CGTA de Guinée — constitué le 6 mai 1956 et dont Sékou est le secrétaire général — Alata est conseiller technique.
Politiquement, Alata s’inscrit d’abord à la Démocratie Socialiste de Guinée (DSG) aux côtés de Barry Ibrahima, dit Barry III, et en devient même secrétaire général adjoint, avant de rallier en 1957 le PDG de Sékou Touré.
Menacé d’une nouvelle mutation 192, il démissionne de l’administration et ouvre un cabinet d’expert-comptable, puis fonde, au moment de l’indépendance, la Société des Pêcheries guinéennes ; il mène alors une vie assez bourgeoise et plutôt prospère. Il est l’un des rares Européens à militer pour le “non” au référendum de 1958.
Rapidement il s’engage dans la vie politique active; en 1960, Sékou le nomme inspecteur des affaires administratives et financières à la présidence ; il occupe après 1963 divers postes dans des cabinets ministériels (Justice, directeur de cabinet aux Finances et au Plan en 1966, au Commerce en 1967). Il enseigne aussi la comptabilité et l’économie politique à l’Institut Polytechnique Gamal Abdel Nasser de Conakry. Il est nommé inspecteur général du commerce le 8 novembre 1964 (le jour même où est adoptée la Loi-cadre qui radicalise les mesures contre les commerçants) et administrateur général des biens saisis et vacants (poste qui lui donne la haute main sur les propriétés des Français et Libanais qui ont quitté le pays ou qui ont été emprisonnés) ; il est en particulier chargé de réprimer la délinquance économique 193.
En 1967, il est nommé directeur général aux affaires économiques et financières à la présidence.
Se considérant comme un “Africain blanc”, il prend après l’indépendance la nationalité guinéenne (elle lui est accordée par un décret du 23 août 1960). Ses prises de position sont négatives vis-à-vis des intérêts français en Guinée ; son attitude est très radicale (Sékou Touré affirma un jour à l’auteur que la plupart de ses mesures “antifrançaises” lui avaient été inspirées par Alata !) ; il a même proposé à Sékou Touré — qui n’a pas retenu l’idée — de former un corps expéditionnaire guinéen pour aller combattre les troupes françaises en Algérie 194 ; aussi n’est-il pas surprenant que le gouvernement français recoure contre lui à la procédure très exceptionnelle de la déchéance de la nationalité française (décret du 19 juin 1962). Alata est finalement le seul ressortissant français à être frappé par cette mesure, qui avait été envisagée parallèlement, à la demande formelle du Premier ministre Michel Debré, à l’encontre de quelques autres Français — en général communistes ou progressistes — qui se sont mis au service de la Guinée : des enseignants comme le professeur Jean Suret-Canale ou Mademoiselle Christiane Grange, ou des économistes comme Gérard Cauche 195.
Entre temps converti à l’Islam, Jean-Paul Alata s’était séparé de sa première femme (une Française, prénommée Renée), s’était marié localement avec une Guinéenne prénommée Aïssatou, puis avait épousé (selon la tradition guinéenne), le 6 novembre 1969, Nantenin Kanté, monitrice d’enseignement sportif (plus précisément de natation) au ministère de la Jeunesse 196.
Arrêté à son tour le 11 janvier 1971, interné au camp Boiro, il fut amené, après avoir été lui-même torturé, à participer au bout de quelques semaines aux interrogatoires de ses codétenus, à les convaincre d’avouer leurs “activités contre-révolutionnaires” et à les aider à rédiger des dépositions accusatrices pour eux-mêmes et pour d’autres ; c’est une fonction qu’Ismaël Touré, président du Comité révolutionnaire, qualifiait d’“expert” 197.
Un fils lui étant né alors qu’il était déjà emprisonné 198, Sékou Touré et le comité révolutionnaire exerçaient sur lui le chantage que l’on imagine. Comme il le faisait parfois avec ceux des détenus qu’il connaissait bien, Sékou téléphonait ou écrivait à Alata, mêlant proclamations de fidèle amitié, félicitations pour leur engagement en faveur de la Révolution et promesses de libération : Sékou Touré savait à merveille doser espoirs et menaces, séduction et sévérité, indifférence complète et rappel ému des relations d’autrefois. Jusque dans l’enfer des camps, certains détenus y sont restés sensibles.
Alata fut finalement libéré le 14 juillet 1975 199, en même temps qu’un groupe d’une vingtaine de Français, qui ne lui pardonnèrent jamais son attitude passée, ni ses activités au Camp Boiro. Sans la présence de l’auteur à ses côtés dans l’avion de la SABENA qui ramenait les détenus libérés vers l’Europe dans la nuit du 14 au 15 juillet 1975, ses compagnons de captivité lui eussent fait subir un très mauvais sort.
Une semaine après son retour en France, Alata écrivait une première lettre à l’auteur :
« Le 22 juillet 1975
Cher Monsieur,
Je m’excuse d’avoir à vous importuner mais vous êtes, en fait, le seul lien que j’ai avec un monde qui est devenu pour moi un monde étranger …
Comme je vous l’avais signalé dès votre première et si humaine prise de contact avec nous dans l’avion au départ de Conakry, mes problèmes ne sont pas tous facilement compréhensibles, et en tout état de cause ils sont profondément différents de ceux de mes codétenus, libérés le 14 juillet 1975.
- Je suis officiellement déchu de la nationalité française depuis 1962
- Je suis ipso facto par le jugement du 25 janvier 1971 déchu de la nationalité guinéenne
- Ayant obtenu légalement en 1969 à Conakry un jugement de divorce avec ma première femme française — jugement que j’avais fait signifier en France —, je sais maintenant que rien n’en a été transcrit bien que ma femme soit depuis — de juillet 1970 à juillet 1971 — revenue vivre à Conakry au foyer de mon fils aîné et avec un passeport à son nom de jeune fille
- Je me suis fort légitimement remarié en octobre 1969 à une guinéenne, Nantenin Kanté, que je n’entends absolument pas abandonner à son sort.
- J’ai eu de cette femme un enfant, né pendant ma détention le 7 mai 1971, enfant que le Président Ahmed Sékou Touré a accepté, le 7 août 1971, de me faire présenter par sa mère — ma femme — au bureau du Capitaine Touré Siaka (N.B.: le commandant du Camp Boiro)
- Mon fils s’est marié légitimement en 1967 avec une jeune guinéenne dont il a eu deux enfants : Jean-Paul Fama Alata le 28 septembre 1967 et Miriam Alata le 2 juillet 1970. On l’a expulsé de Guinée en juillet 1971 et depuis, malgré plusieurs lettres personnelles au Président Sékou Touré, il n’a pu obtenir ses enfants …
- Si le Gouvernement français m’a déchu en 1962, j’ai eu — sur un plan très particulier et que je ne puis facilement exposer autrement que de vive voix — à rendre pendant de longues années — en fait de 1964 à mon arrestation — des services entièrement bénévoles, mais fort dangereux 200.
- Le Président Ahmed Sékou Touré n’a pas accepté d’envoyer à mon fils son diplôme de l’Institut polytechnique de Conakry, ce qui le paralyse dans sa situation en France
Après mon checkup sanitaire :
- je pèse 61 kgs contre 96 kgs à mon entrée au camp
- j’ai surmonté il y a environ 2 ans un infarctus cardiaque qui aurait pu m’emporter et me laisse évidemment des traces graves
- Je suis impotent pour environ 6 mois, la polynévrite dont je souffre étant allée d’après les neurologues aux limites de la paralysie
- je souffre d’un décollement de la rétine à l’oeil droit et d’un affaiblissement de plusieurs dixièmes de la vue
- j’ai 10 dents à faire remplacer, perdues toutes au camp et j’en passe.
Ceci pour vous faire comprendre que loin d’être un “choyé” du régime, je me trouve un des 5 ou 6 plus mal traités des étrangers internés.Sur le plan matériel, je n’ai absolument rien. Je vis aux crochets de ma première femme, ce qui dans ma situation relatée plus haut est une honte indigne, et à ceux de mes deux aînés.
A qui m’adresser ?
Vous avez commis une belle action en me sortant de l’enfer. Accepterez-vous de la poursuivre en m’introduisant auprès de services non seulement compétents mais compréhensifs et rapides car je suis aux abois ?
Je compte entièrement sur vous.
Très respectueusement,
Jean-Paul Alata »
Quelque jours plus tard, Jean-Paul Alata entamait une longue et douloureuse quête pour tenter de faire venir en France sa femme et leur jeune fils. Il envoya à Nantenin Kanté plusieurs lettres, plusieurs aussi au président Sékou Touré. Ainsi celle-ci, l’une des plus émouvantes :
« Le Chesnay, le 19 septembre 1975
Monsieur le Président,
Nous sommes à une semaine du 17ème anniversaire du vote historique qui a donné l’indépendance au Peuple de Guinée. C’est cette date que je veux choisir pour te lancer un ultime appel au secours.
Quelle que soit l’opinion que d’autres t’ont forgée de moi, je te supplie au nom du Passé de te souvenir que ce jour là, j’ai tout oublié de mon passé français pour t’aider de mes fragiles forces à dire NON au colonialisme et à l’oppression et OUI à la liberté et à la dignité.
Trop de tes compagnons de ces jours-là ont disparu aujourd’hui.
Nous tous t’avons aimé et admiré plus qu’aucun autre homme ne l’a peut-être été au monde.
Je suis désormais un apatride car tu m’as renvoyé dans un pays dont je n’ai pas la nationalité.
Je te supplie une ultime fois au nom de l’amitié dont tu as affirmé la pérennité à mon égard dans les deux lettres que tu m’as envoyées au long de ma longue nuit de Boiro, envoie moi en France, avec Nantenin Kanté, mon fils qui porte tout de même ton nom. Pourquoi lui avoir donné ce nom si tu veux me l’arracher, lui et sa mère, à l’amour que je leur porte et qui est mon seul soutien en ce monde ?
Rends moi mes petits enfants qui sont mon sang 201.
Président, une dernière fois, au nom du 28 Septembre 1958, aie pitié de ton vieux compagnon. Ne l’accule pas au désespoir. Reçois toute l’expression de mon amitié.
Jean-Paul Alata »
Alata ne reçut aucune réponse à ces diverses lettres, et commença alors à penser que la dénonciation, dans un livre, des conditions qui régnaient dans les prisons guinéennes pouvait fléchir le président Sékou Touré. C’est sans nul doute à cette date qu’il se mit à écrire, bien que dans plusieurs correspondances, il eût fait part à l’auteur de ses hésitations et de ses scrupules 202. Alata pensait bien connaître son ancien compagnon et ami Sékou Touré, ainsi que ses réactions éventuelles ; pour sa part, l’auteur estimait que cette démarche n’aboutirait à rien d’autre qu’à durcir la position de Sékou Touré, et il persistait à proposer de continuer des démarches personnelles auprès de Sékou, comme certaines autres semblables aboutirent 203 heureusement.
En juin 1976, Alata reçut une lettre de son épouse, non datée mais adressée depuis Conakry.
« Ténin Kanté
Maîtresse de la Natation
Stade 28 septembre
Chéri,
J’accuse réception de tes lettres, en particulier celle que tu as bien voulu adresser à ma mère à Kankan, son contenu a été bien compris et nous en avons été très flattées. Dès sa réception, j’ai été chez le Patron (Ndla : c’est-à-dire Sékou Touré) qui, après avoir pris connaissance de son contenu, a déclaré qu’il n’y voyait aucun inconvénient mais qu’il souhaiterait que tu en parles à notre Ambassadeur Seydou Keita qui, à son tour fera les démarches nécessaires. Il a promis qu’à ta première demande sous couvert de l’Ambassadeur, il se fera un devoir de m’envoyer à ce dernier pour me mettre à ta disposition.
J’attends donc que tu te manifestes à notre Ambassade et que tu me tiennes au courant. J’attends impatiemment. Tu as le petit bonjour de Mohamed qui se porte à merveille. Rien de mal dans la famille, tout va très bien.
Bien à toi.
Ta femme chérie qui t’embrasse
Ténin Kanté »
Dès réception de cette lettre, Alata, qui flairait une manoeuvre (bien probable, mais Sékou Touré était également capable parfois de gestes de véritable générosité) écrivit directement au président :
« Puteaux, le 10 juin 1976
Monsieur le Président,
Ma femme Tenin Kanté vient de me faire savoir que vous auriez donné votre accord de principe à notre réunion. Vous lui avez indiqué qu’il me suffisait de prendre contact avec Seydou Keita, votre Ambassadeur en France.
Je ne comprends réellement pas l’utilité de l’intervention d’un tiers dans nos relations. Dès mon arrivée en France, je vous ai sollicité pour que vous acceptiez de m’envoyer mafemme et mon fils.
C’est de vous seul que dépend la réalisation de mon ultime espoir. Personne d’autre ne saurait, mieux que Vous, comprendre ce que Tenin et mon enfant représentent pour moi. Vous, qui avez reçu toutes les lettres écrites de Boiro et où je ne vous parlais que d’eux, savez que ce n’est qu’en me les rendant que vous me permettrez de vivre, enfin, normalement et sauvé du désespoir. Je vous adresse donc, respectueusement, cette ultime supplique, en vous remerciant à l’avance de votre geste humanitaire.
Veuillez croire, Monsieur le Président, en mes sentiments les plus respectueux. »
N’ayant pas obtenu de réponse à cette lettre, Alata décide d’aller de l’avant ; le manuscrit de La Vérité du Ministre 204 qu’il a remis aux éditions du Seuil a été réécrit, à la demande de l’éditeur, à la première personne et devient Prison d’Afrique ; les épreuves du livre sont prêtes dans le courant de juillet 1976. C’est à peu près à cette date que l’auteur et le ministère français des affaires étrangères en apprennent l’existence 205.
A la même période, le climat des relations franco-guinéennes s’est brusquement dégradé à la suite de l’arrestation de Diallo Telli et de la dénonciation du “Complot peul”, dans lequel certains n’hésitent pas à impliquer la France. Le président Sékou Touré lui-même s’interroge, ou fait semblant de s’interroger 206. Ce n’est qu’à partir de la fin du mois d’août que l’atmosphère se rassérène quelque peu. Les autorités françaises estiment qu’il ne faut pas faire courir de nouveaux risques aux relations fragilisées entre Paris et Conakry.
De son côté, l’Association des familles des prisonniers politiques français en Guinée, qui avait déjà exclu Jean-Paul Alata de ses rangs, tente de le convaincre de surseoir à la publication, ce qu’Alata refuse peu après 207.
Sans aucun enthousiasme mais avec détermination, convaincu de toute manière que les tribunaux administratifs annuleraient cette mesure 208, l’auteur se décida donc à proposer à titre de geste politique vis-à-vis de Sékou Touré l’interdiction de l’ouvrage d’Alata 209.
Cette mesure fut prise lors de la publication du livre, par un arrêté signé le 21 octobre 1976 (paru le lendemain au Journal officiel) du ministre de l’intérieur, Michel Poniatowski, qui en interdit sur l’ensemble du territoire 210 la circulation, la distribution et la mise en vente 211. Elle provoqua un tollé de protestations 212 et paradoxalement, en dépit de ses compromissions et ambiguïtés passées, Alata devint un champion de la dénonciation des violations des droits de l’homme en Guinée. Dès le 22 novembre, Jean-Paul Alata et Maître Antoine Weil, avocat des éditions du Seuil, protestent contre cette mesure lors d’une conférence de presse. A tel point que l’année suivante, en même temps qu’il entamait en juin 1977 sa violente campagne contre François Mitterrand et le Parti socialiste français 213, Sékou Touré demanda publiquement à la France l’extradition de Jean-Paul Alata, qui pourtant s’était entre temps installé en Côte d’Ivoire. Cette demande publique fut complétée par une lettre adressée au président Valéry Giscard d’Estaing.
« Conakry, le 11 juin 1977
Monsieur le Président,
Nous saisissons le retour à son poste de notre Ambassadeur auprès de Votre Excellence, Monsieur Seydou Keita, pour Vous réitérer la volonté ferme et sincère du Peuple et du Gouvernement Guinéens pour une coopération franche et loyale entre nos deux Peuples et nos deux Gouvernements.
Monsieur le Président,
Nous ne doutons pas un seul instant que des soucis identiques guident et animent toutes les activités de Votre Excellence.
Nous nous plaisons de reconnaître volontiers que Votre action personnelle a eu une part décisive dans la compréhension par Vos concitoyens de la particularité de la République de Guinée. Nous Vous en remercions bien sincèrement et ferons en sorte que cela ne se démente jamais.
Votre Excellence se souviendra sans nul doute que c’est sur Son intervention personnelle 214 que nous avons bien voulu mettre à la disposition des Autorités Françaises le Citoyen Guinéen Jean-Paul Alata, impliqué dans l’agression dont notre Peuple a été victime le 22 Novembre 1970.
C’est en raison de la compréhension mutuelle qui a toujours caractérisé nos rapports tant officiels que personnels, que nous avons l’honneur de prier Votre Excellence de bien vouloir accepter de remettre le citoyen Guinéen Jean-Paul Alata à la disposition du Peuple et du Gouvernement de la République de Guinée.
Le Parti-Etat de Guinée et nous-même Vous en sauront gré.
En souhaitant à Votre Excellence santé vigoureuse, nous formons des voeux ardents pour des succès toujours plus grands pour le Grand Peuple Français.
Veuillez agréer, Excellence Monsieur le Président et Cher Ami, les assurances renouvelées de ma très haute considération et estime personnelle. »
Quelques jours plus tard, le président de la République française répondait par une fin de non-recevoir.
« Paris, le 6 juillet 1977
Monsieur le Président,
Par votre lettre du 11 juin, que m’a remise S.E. l’Ambassadeur Seydou Keita, vous avez bien voulu signaler à mon attention les activités de Jean-Paul Alata et me demander de le remettre à la disposition du peuple et du gouvernement de Guinée.
L’intéressé, à l’égard duquel je me plais à reconnaître que vous avez fait preuve de beaucoup de largeur de vue en le faisant libérer en même temps que les prisonniers français, ne se trouve plus sur le territoire français, m’indique le Ministre de l’intérieur. Instruction a, au surplus, été donnée à nos postes frontières de refouler Jean-Paul Alata si celui-ci s’y présentait. Vous savez en outre que dans l’intérêt des bonnes relations entre nos deux pays, la saisie du livre que l’intéressé se proposait de publier a été ordonnée.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma haute considération (mots manuscrits : « personnelle et celle de mon très cordial souvenir »)
Il ne fut alors plus question d’Alata dans les relations entre les deux pays.
Un peu plus d’un an plus tard, au début de septembre 1978, JeanPaul Alata meurt à Treichville, près d’Abidjan, officiellement d’une crise cardiaque.
La rumeur courut bientôt dans les milieux guinéens de Côted’Ivoire que cette mort n’était pas naturelle et qu’il avait été assassiné à l’instigation de Sékou Touré, qui aurait réussi à retrouver sa trace. Cette rumeur pourrait être exacte : l’auteur a reçu des informations de bonne source selon lesquelles Jean-Paul Alata aurait bien été empoisonné par une boisson “préparée” qu’il aurait absorbée. Détail tragique, fondé lui aussi sur des confidences faites — huit ans après les faits — par l’intéressée elle-même à des familiers qui l’ont rencontrée à Abidjan : sa femme Nanténin Kanté, sans nul doute envoyée auprès d’Alata par Sékou Touré, a laissé entendre qu’elle avait (sous la menace ?) procédé elle-même à cet empoisonnement 215.
Notes
191. Un certain Alata milite dans les années 47-48 dans les rangs de la section de Saint-Louis du Sénégal de la formation gaulliste RPF (il est cité fréquemment dans le livre de Robert Bourgi, « Le général de Gaulle et l’Afrique noire » (Paris, LGDJ, 1980). Il ne m’avait pas été possible, à cause de l’absence de prénom, de déterminer s’il s’agissait bien de la même personne ou d’un homonyme; le professeur Jean Suret-Canale a confirmé à l’auteur qu’il s’agissait bien du même homme.
192. Alata a affirmé que cette mutation était due à ses engagements politiques de l’époque ; mais selon certains témoignages, elle serait en fait une sanction disciplinaire : Alata aurait été pris à accorder des ristournes fiscales à des commerçants syro-libanais ou français, moyennant finances, évidemment.
193. Voir en annexe 1 la relation d’une de ses “inspections” à l’intérieur du pays, et la manière dont Sékou Touré a réagi à ce propos.
194. Pierre Rossignol, emprisonné à Kindia de son arrestation d’avril 1960 jusqu’au 1er avril 1962 au titre du « complot français », témoigne toutefois de la reconnaissance à Alata, qui à la demande de Sékou Touré, y a rendu visite certains prisonniers — notamment le suisse Francis Fritschy — plus d’un an après leur incarcération, sans doute au moment du voyage en Guinée de François Mitterrand et Pierre Mendès-France en août 1961 — mais n’avait pas obtenu de Sékou l’autorisation de rendre visite à Rossignol lui-même, considéré comme l’“âme” du complot ; en revanche, Rossignol l’a entendu (à travers la porte de sa cellule) demander aux gardiens de mieux le traiter ; suite à cette visite, la porte de la cellule de Rossignol demeurait souvent entrebâillée et il reçut une couverture et quelques objets pour améliorer sa vie quotidienne (selon Pierre Rossignol, dont il a déjà été question dans le chapitre 44 sur le “complot pro-français”, entretien avec l’auteur à l’hôtel Ibis de Poitiers-Futuroscope, 23 février 2003).
195. Archives Michel Debré conservées à la Fondation nationale des sciences politiques, carton 2DE 73 (avril 1959-février 1962). Consulté sur cette éventualité, l’ambassadeur Pons donna un avis motivé très hostile à ces mesures en ce qui concerne les trois intéressés, mais n’émit aucun avis contraire en ce qui concerne Alata. Un autre Français très engagé, Maurice Gastaud, qui a dirigé à Conakry pendant cinq ans une école de cadres financée par la Fédération syndicale mondiale (FSM) n’est pas mentionné dans ces correspondances (conversation téléphonique de Maurice Gastaud avec l’auteur, 16 juillet 2002, et rencontre avec lui quelques jours plus tard à Paris).
196. Voici les renseignements fournis par Jean-Paul Alata lui-même à l’auteur, dans une lettre du 4 janvier 1976 dont je ne puis citer que des extraits : “Ma femme s’appelle Ténin Kanté. Elle est née à Siguiri le 28 janvier 1948, d’après les indications de sa carte d’identité, mais en réalité deux ans plus tôt. Son père vit toujours. Il est établi bijoutier à Kankan auprès du marché et y est très connu. Moussa Kanté a été un des meilleurs artisans de Guinée. Elle doit travailler comme monitrice d’enseignement au Ministère de la Jeunesse et de la Culture. Un de ses oncles, Traoré Sékou Fanta Mady, autrefois mon collaborateur, était inspecteur de police à Conakry. Mon fils Ahmed Sékou Alata est né le 7 Août 1971 à l’Hôpital Donka …”
197. Ce rôle d’“expert” est bien relaté dans l’ouvrage d’Alpha Abdoulaye Diallo Porthos, La Vérité du ministre (Paris, Calmann-Lévy, 1985 ; nouvelle édition L’Harmattan, 2005)
198Ce fils fut prénommé Ahmed Sékou Alata ; bien qu’emprisonné et durement traité au Camp Boiro, Jean-Paul Alata conservait vis à vis de Sékou des sentiments fraternels d’admiration !
199. Alata ne figurait pas parmi les 18 prisonniers initialement libérés le 14 juillet 1975. L’auteur retourna alors voir le président guinéen en lui faisant valoir qu’une libération seulement partielle des ressortissants français ne satisferait pas le gouvernement de Paris et qu’il fallait absolument libérer toux ceux qui figuraient sur une liste que l’auteur avait en sa possession. Sur cette liste, que l’auteur avait établie à titre personnel et qui n’avait aucune valeur officielle, figuraient plusieurs double-nationaux franco-libanais et franco-guinéens, ainsi que Jean-Paul Alata (avec la mention : déchu de la nationalité française). Sékou Touré prit alors la décision de libérer quatre détenus supplémentaires, trois franco-libanais et Alata. L’objectif de l’auteur était évidemment d’obtenir le plus de libérations possible, quelles que fussent les conditions de nationalité réelle des détenus. Dans l’avion de la SABENA qui ramenait les prisonniers vers Bruxelles (en passant par Monrovia et Abidjan), Jean-Paul Alata ne dut qu’à la présence de l’auteur à ses côtés de ne pas être malmené sérieusement par ses anciens codétenus.
200. Cette phrase énigmatique qui semble sous-entendre qu’Alata a plus ou moins appartenu aux services secrets français — accusation qui fut d’ailleurs portée contre lui lors de ses interrogatoires et “avouée” dans sa déposition — n’a pu être ni élucidée, ni confirmée. L’auteur note cependant que les dossiers de la DGSE (qu’il a été autorisé à consulter au siège même de cette institution, sous le contrôle du colonel Max Valade) comportent à plusieurs reprises les noms d’Alata et de Guichard comme étant à l’origine de diverses informations sur la Guinée. Mais être informateur occasionnel ne signifie pas forcément être “agent”, ni avoir été rémunéré en permanence à ce titre.
201. Jean-Paul Alata fait allusion (sans les nommer) aux deux enfants, Miriam et Jean-Paul Fama, que son fils d’un premier mariage, Jean-François Alata, expulsé de Guinée en juillet 1971, avait eus de son mariage avec une guinéenne d’origine libanaise, Zohra Nachar (dite Nicole Nachar). Ils les mentionne en revanche expressément, avec toutes les précisions d’état-civil, dans une note du 16 septembre 1975. L’auteur a rencontré ces enfants, avec leur mère, lorsqu’il était ambassadeur en Guinée, et a obtenu pour eux en 1976 une inscription à l’école française de Conakry ; ils ont ensuite régulièrement reçu des secours de l’ambassade de France. Jean-François Alata a demandé à l’auteur (et a reçu de lui) un certificat destiné aux services fiscaux français certifiant qu’il subvenait aux besoins de sa famille guinéenne ; en fait, il a envoyé une seule fois un chèque de 300 francs et ne s’est plus préoccupé de ses enfants, dont il n’a jamais souhaité avoir de nouvelles ! (faits que relate Nicole Nachar dans une lettre à l’auteur en date du 24 juillet 1985, et qu’elle a de nouveau confirmés à l’auteur lors d’une rencontre le 28 avril 2005 dans les bureaux à Conakry de la représentation de la Commission de l’Union européenne, où elle occupe un modeste emploi. Elle s’est présentée à l’auteur, dont elle craignait sans doute qu’il ne la reconnaisse pas après une trentaine d’années, comme “Nicole Alata” !). Jean-François Alata a écrit quatre livres qui traitent directement ou indirectement de la Guinée : L’Africain blanc , Racines brisées, Les colonnes de feu et Aminata ou le viol de l’innocence.
202. “Je suis paralysé par la crainte de nuire à ceux qui restent détenus” (lettre du 19 août 1975) ; “Etant donné la reconnaissance que je vous garde pour votre intervention en Guinée, je ne puis agir sans vous donner tous les éléments de mon action” (lettre du 19 septembre 1975) ; “Rien n’est arrangé malgré les opinions très optimistes que vous aviez eues dans l’avion du 14 juillet. Vous avez fait ce jour là un geste qui m’interdit de songer à des solutions de désespoir sans vous en avertir au préalable” (lettre du 4 décembre 1975) ; “C’est toute ma vie que je vous confie là, Excellence” (lettre du 4 janvier 1976) ; “Je dois à la vérité de vous dire que je suis passé aux actes à la mesure de mes possibilités” (lettre du 29 mars 1976). Mgr. Raymond-Marie Tchidimbo, qui resta détenu au Camp Boiro jusqu’en août 1979, confirme que les actions de Jean-Paul Alata entraînèrent des représailles de la part des autorités guinéennes : “L’interruption de ces envois de colis mensuels se situe quelques semaines après la parution du livre de J.P. Allata (sic)” (lettre écrite du Camp Boiro à l’auteur par Mgr Tchidimbo le 30 juin 1979, soit six semaines environ avant sa propre libération).
203. Ainsi, l’auteur obtint en janvier 1978 de Sékou l’envoi en France de la petite fille de Jacques Demarchelier, Madeleine, alors âgée de 11 ans, cependant que sa mère Antoinette (apparentée de loin au président Sékou Touré) avait déjà pu faire le voyage de Paris l’année précédente. C’est également en 1978 que Souleymane Sy Savané, inspecteur général des services d’Etat à la Présidence, français d’origine guinéenne, marié à une Française expulsée avec leurs deux enfants, fut libéré après deux années d’incarcération au camp Boiro ; quelques semaines plus tard, il fut autorisé à quitter la Guinée pour la France. Quelques autres cas furent réglés positivement, d’autres cas malheureusement ne purent l’être (en particulier ceux des Guinéens, hauts cadres ou officiers généraux, ayant épousé des françaises.)
204. C’est finalement ce même titre qu’Alpha-Abdoulaye Diallo dit “Porthos”, donnera à son livre-témoignage sur les dix années (1971-1980) qu’il passa lui-même au Camp Boiro (La Vérité du Ministre, Paris, Calmann-Lévy, 1985 ; nouvelle édition chez L’Harmattan en 2005).
205. Jean-Paul Alata, totalement dénoué de ressources, était allé par ailleurs frapper à de nombreuses portes pour trouver des occupations. C’est ainsi que, considéré comme spécialiste de la Guinée, il put faire paraître un article sur l’économie guinéenne dans le numéro 85 (mai-juin 1976) d’Afrique contemporaine, revue publiée par la Documentation française, qui relève des services du Premier ministre. La même année, il est également invité à une séance de l’Académie des sciences d’Outre-mer, où il fait une communication sur “Problèmes culturels guinéens depuis l’indépendance”. Il collabore pendant un temps à Afrique-Presse. Politique africaine a également publié dans son numéro 7 de 1982 un entretien d’Alata avec Anne Blancart, sous le titre “L’aveu sous les Tropiques” (le texte figure en annexe). Enfin, son témoignage apparaît dans un film québécois consacré aux droits de l’homme en Guinée, La danse avec l’aveugle.
206. Voir le chapitre 75 sur l’arrestation de Diallo Telli
207. Voir l’échange de lettres en annexe.
208. C’est effectivement ce qui se passera devant le Tribunal administratif de Paris le 4 juin 1980, puis devant le Conseil d’État le 9 juillet 1982. En revanche, Madame Simone Rozès, présidente du Tribunal de grande instance de Paris, saisi en référé, avait fait droit au « déclinatoire de compétence » du ministre de l’intérieur et s’était déclarée incompétente le 2 novembre 1976, renvoyant le fond de l’affaire devant les juridictions administratives.
209. On trouvera en annexe quelques pages tirées de ce livre, avec quelques commentaires que j’ai cru indispensable de faire. On notera que mon nom est totalement absent de cet ouvrage, alors qu’il paraît difficile d’escamoter mon rôle dans la libération des détenus français, en particulier de Jean-Paul Alata, dont on sait qu’il ne figurait pas parmi les prisonniers qui me furent initialement remis, et que ce n’est qu’à la suite de mon insistance auprès de Sékou Touré qu’Alata fut également libéré.
210. Les 6.000 exemplaires imprimés furent cependant mis en vente au-delà des frontières françaises. Par ailleurs, la revue mensuelle « Africa » publiée à Dakar présente dans son numéro de novembre 1976 de larges extraits de l’ouvrage. Le livre d’Alata a également connu des versions en anglais et en portugais. Les anciens ambassadeurs des États-Unis en Guinée James Loeb et William Attwood ont écrit une préface pour l’édition américaine.
211. La motivation juridique était évidemment assez spécieuse : pour le ministre de l’intérieur, ce livre était « de provenance étrangère » au sens de la loi du 29 juillet 1881, puisqu’il avait été écrit par un auteur étranger, car déchu de la nationalité française.
212. En particulier la signature d’un texte de protestation par MM. François Jacob, Pierre Nora, Claude Gallimard, Alexandre Minkowski, Claude Bourdet et Jérôme Lindon. Le directeur des éditions du Seuil, Jean Lacouture, déclara cependant à l’auteur, lors d’une vente de livres à Sciences Po. en 1984, qu’il comprenait parfaitement les mesures prises et qu’il les aurait suggérées lui-même s’il avait occupé les mêmes fonctions !
213. Voir le chapitre 77 sur la controverse avec le Parti socialiste français en 1977. La partie du discours qui concerne Jean-Paul Alata figure ci-dessous en annexe.
214. Inexact. Voir note de bas de page 198.
215. Nanténin Kanté vit toujours à Conakry et la relation de l’empoisonnement de son mari à l’instigation de Sékou Touré est là-bas une rumeur récurrente, et l’auteur a pu le vérifier dans la capitale guinéenne en mai 2003. Nanténin Kanté a toutefois téléphoné depuis Conakry à l’auteur en août 2009 pour démentir véhémentement avoir joué un rôle dans le décès de son mari.