Premières victoires

webGuinée Histoire


Paris, 1987, JA Presses.
Collection Jeune Afrique Livres. Vol. 3. 254 pages


Chapitre 3
PREMIERES VICTOIRES (1956-1957)


Sékou Touré ne perd pas de temps. Ayant construit sa carrière sur le socle du syndicalisme, c’est d’abord sur ce plan qu’il manifeste de facon éclatante sa volonté d’avoir les mains libres. Il applique en Guinée la décision, prise à son initiative quelques mois plus tôt par la fraction majoritaire de la CGT d’AOF-Togo, visant à couper tout lien organique avec la puissante conféderation française en créant en février 1956 la Confederation generale des travailleurs africains (CGTA).

D’aucuns, parmi les syndicalistes eux-mêmes, remarqueront que cette rupture avec la CGT n’était pas pour déplaire aux autorités coloniales. Lui-même s’en explique clairement l’année suivante, au cours d’une conference tenue à Conakry devant les commandants de cercle, ainsi qu’on nommait les administrateurs des régions à l’intérieur d’une colonie. Il fait valoir notamment que le rattachement des syndicalistes africains aux structures métropolitaines ne se justifiait jusque-là que pour des raisons matérielles:

Nous savions parfaitement que cette structure ne correspondait pas à la réalité africaine et aux réalités des conditions de travail de chacune des entreprises, et a plus forte raison des differentes branches professionnelles.

Il ajoutait:

Ce système nous a permis d’éduquer le monde du travail, et quand nous avons senti que les travailleurs comprenaient la nécessité du travail syndical, on n’a pas trop rencontre de difficultés à faire éclater l’ancien cadre.

N’y avait-il pas déjà tout Sékou Touré dans ces phrases ? Et surtout dans ce type de rupture avec l’ancien cadre ? Quoi qu’il en soit, cette initiative ne tardera pas à faire tâche d’huile. L’exemple donné par Sékou Touré est immédiatement suivi par les sections africaines de la CFTC, avec la naissance de la Confédération africaine des travailleurs croyants (CATC) au mois de juillet 1956. Seuls les adhérents de Force ouvrière se maintiennent hors du courant nationaliste: ils attendront février 1958 pour proclamer enfin leur autonomie.

Au Palais-Bourbon, le nouveau deputée guinéen démontre qu’il connaît fort bien les dossiers sociaux.

Au plan politique, les deux parlementaires guinéens du RDA s’installent au Palais-Bourbon où ils sont députés apparentés à l’Union démocratique et sociale de la Résistance (UDSR), le parti de Francois Mitterrand, et pénètrent les rouages de l’Etat francais. Saifoulaye Diallo siège à la commission des Finances et Sékou à celle du Travail et de la Sécurité sociale. Ce dernier intervient maintes fois à la tribune et dépose de nombreux amendements de loi. Tout le monde s’accorde à dire qu’il connaît fort bien les dossiers sociaux. Il ne rate aucune occasion de fustiger la politique commerciale des sociétés de traite et autres comptoirs commerciaux qui, a l’entendre, remplissent les rayons des magasins de liqueurs ou d’objets d’utilité secondaire plutôt que de proposer aux paysans des charrues, des herses, des tracteurs, des instruments modernes de production. Le fougueux député dénonce les décisions du service des Eaux et Forêts, soupçonné de priver les paysans africains des meilleures terres. Il s’inquiète également des conséquences néfastes des fluctuations du cours des matières premières et, plus particulièrement, des produits africains ainsi que de la détérioration continue des termes de l’échange -même si l’expression elle-même, bien entendu, ne sera inventée que plus tard par les économistes des organisations internationales. Il demande qu’on encourage en Guinee la modernisation de l’artisanat, la création d’industries légères, une meilleure formation professionnelle des paysans et des ouvriers, etc.

Ce catalogue de revendications est alors défendu non seulement par Sékou Touré mais aussi par l’ensemble des syndicats africains, à quelques variantes locales près. Tout comme est réclamée par tous la modification du régime des congés payés, défavorable aux travailleurs africains puisque ces dermers ne bénéficiaient à cette époque que de douze jours de congé contre trois semaines à leurs collègues européens. Ou encore l’égalité absolue des conditions de recrutement, d’avancement, de mise à la retraite, de discipline pour tous les fonctionnaires, qu’ils soient d’origine métropolitaine ou d’origine locale, selon les mots du député guinéen, ce qui correspond également au souhait le plus profond des salariés africains dont le sens de la justice s’accorde mal des différents régimes mis en place par l’administration.

Défendues au sein de la commission du Travail et à la tribune de l’Assemblée par Sékou Touré , amplifiées par le journal La Liberté, l’organe du PDG qui monte en épingle chacune des interventions de son animateur, ces revendications, par exemple celles concernant les congés payés, sont parfois acceptées. Sékou Touré y gagne en prestige, d’autant plus qu’il est inlassablement soutenu et poussé en avant par son ami Saifoulaye Diallo, volontairement plus discret. Le rôle de ce dernier fut pourtant loin d’etre négligeable. On lui doit notamment pour une bonne part la pénétration du RDA dans le Fouta Djallon, où rien ne préparait spécialement les partisans de Sékou à jouer un rôle de premier plan. Saifoulaye Diallo, après avoir séjourné au gré des mutations administratives au Niger et en Haute-Volta, rentre au pays natal en 1955. Ce fils de féodal, puisque son père était chef de canton, a opté pour la démocratie. Son premier acte, une fois retrouvée la Guinée, est de libérer (???) les matioubhe, autrement dit les esclaves, de son père. Prenant fait et cause pour le PDG-RDA, il organise à Mamou, ville cosmopolite où les trois grandes ethnies du pays se rencontrent, une section pilote, animée par des hommes bien formés, férus de marxisme, comme Koniba Pleah et Samba Lamine Traoré, tous deux d’origine malienne, ainsi que Fatou Aribot et Doumbouya Bella, Saifoulaye Diallo est réservé et distant. On l’appelle même le sphinx. Intellectuellement mieux formé, plus fin, moins violent, moins volubile, il apparaît alors aux yeux de l’intelligentsia guinéenne — toutes ethnies confondues — comme l’homme politique le plus représentatif du pays. Mais, l’avenir va le montrer, la représentativité que confère naturellement à un homme sa formation et le rapport des forces politiques à un moment donné ne pèse guère face à celle qu’on arrache à bout de bras en s’imposant brutalement à tous au gré des vicissitudes de l’histoire.

Mais, pour l’heure, Sékou Touré n’est encore qu’un simple député guinéen qui habite, lorsqu’il est à Paris, dans un quartier plutôt modeste. Il occupe impasse de la Verrerie, près de I’Hotel de Ville, un studio aménagé par son camarade de l’époque, Fodeba Keita, fondateur des célèbres Ballets africains. Quelques-uns de ses amis politiques radicaux l’accusent pourtant déjà de s’embourgeoiser — n’est-il pas surnommé Monsieur T.P. (trois pièces) ? — et de pactiser avec l’ennemi en se laissant engluer dans des compromissions avec l’administration.

De même, nombre de militants du RDA et les mouvements d’étudiants africains tant à Paris qu’à Dakar lui reprochent d’avoir prôné la rupture avec la CGT et la création de la Confédération generale africaine du travail (CGTA). Sékou Touré n’a cure de ces critiques. Plus pragmatique que ses détracteurs il vise avant tout le pouvoir. Il n’y a rien de fortuit, ainsi, dans ses interventions et prises de positions au Palais-Bourbon. Il se montre essentiellement préoccupé de représenter les intérêts des plus larges masses populaires, notamment les organisations ouvrières et les diverses corporations de fonctionnaires. Il se montre soucieux d’obtenir à leur profit l’application des lois sociales métropolitaines. Les tendances principales qui se manifestent dans ses interventions sont alors nettement intégrationnistes, centralisatrices, unitaires et panafricanistes. Entre janvier 1956 et juin 1958 il ne prend en fait qu’une fois longuement la parole à l’occasion du débat préparatoire au vote de la loi-cadre de juin 1956, également connue sous le nom de loi Defferre. C’est à cette question que Sékou Touré désormais consacrer le plus clair de son temps. Comment aurait-il pu en etre autrement, puisque de cette loi va dépendre l’avenir de toute l’Afrique, au point que l’on peut, trente ans plus tard, mettre à son actif certaines des plus brillantes réussites de nos jeunes Etats comme à son passif certains des problèmes aigus auxquels ils sont confrontés.

Conçue pour défendre la cohésion de l’Union française, la loi Deferre ne touche naturellement pas aux prérogatives de la métropole en matière de défense, de police, de monnaie, de justice ou de diplomatie: la sacro-sainte indivisibilité de la République est à nouveau fermement proclamée. Par ailleurs, la loi se borne à poser des principes généraux, ce qui n’ira pas sans controverses et conflits d’interprétation, tant au niveau des partis métropolitains qu’à celui des deux grands mouvements politiques inter-africains, le Rassemblement democratique africain (RDA) de Houphouet-Boigny et la Convention africaine de Leopold Sedar Senghor. Mais quelles que soient les tergiversations de la centrale RDA, les élus guinéens du PDG ne se trompent pas longtemps sur les avantages immédiats que peut procurer la fameuse loi-cadre. Ne se révèlera-t-elle pas l’outil qui permettra à Sékou Toure de préparer l’indépendance au bénéfice de son seul parti ?

En 1956, l’avenir s’annonce donc radieux pour le jeune leader. Agé de près de 35 ans, il semble d’ailleurs comblé tant par sa vie publique que par sa vie privée, même si cette dernière est des plus agitées. Qu’on en juge.

Les intimes signalent un premier mariage en 1945 avec une femme malinké. C’est le temps de l’apprentissage syndical et Sékou voyage beaucoup. La jeune femme reste souvent seule. La chair est faible. A une heure avancée de la nuit, Sékou, un jour, rentre d’un long voyage. Il frappe longuement à la porte de chez lui. Pas de réponse. Il contourne alors le bâtiment et défonce la fenêtre de la chambre. Une présence masculine dans la maison établit le flagrant délit d’adultère. Il n’en faut pas plus à un homme orgueilleux comme Sékou Touré pour qu’il quitte discrètement les lieux et aille passer la nuit ailleurs. Le lendemain, quand il revient vers 9 heures du matin, la femme fautive a disparu : elle a précipitamment ramasse ses affaires et confié la clef de la maison à un voisin.

Sa seconde épouse, rencontrée à la fin des années quarante, s’appellera Marie Ndaw. Cette charmante femme d’origine sénégalaise est la fille d’un postier retraité. Mais très tôt la brouille s’installe: infidélité et stérilité sont reprochées à la belle Marie. Longtemps Sékou restera alors seul a profiter pleinement de la vie.

Il épousera en troisième noce Andrée, née d’un père français, le Dr Duplantier, qui ne l’a pas reconnue, et d’une mère qui s’appelait Kaissa Kourouma et non Keita comme l’écrivent certains biographes de Sékou Touré . C’est par le vieux Sinkoun Kaba, tuteur d’Andrée, que Sékou fait la connaissance de la jeune mulâtresse. Nous sommes au tout début des années cinquante. A ce moment- là, dit-on, Sékou hésitait entre une Française et une métisse liberienne. Il choisit finalement Andrée sur les conseils de son meilleur ami à l’epoque, le Dr Kanfory Sanoussi. Sékou et Sanoussi parlent longuement de ces questions intimes dans la capitale sénégalaise où le second effectue un stage de radiologie.

Malgre l’insistance de la communauté metisse, le mariage avec Andrée n’aura pas lieu à l’église.

Dès son retour à Kankan, Sanoussi commence les préparatifs du mariage. Il y associe des amis communs: Damantang Camara (futur ministre de Sékou), Nfa Toure, Nfaly Keita, Sékou Touré dit Chavanel, Moussa Camara, Sidiki Diarra (cofondateur du Syndicat des postiers de Guinee). La cérémonie a lieu à Kankan pendant les vacances scolaires de l’année 1953. Un petit incident mérite d’être noté: la colonie métisse de Kankan, qui ne partage guère les convictions marxistes de Sékou, insiste pour que le mariage ait lieu à l’église. Mais Sanoussi parvient-difficilement-à faire annuler cette exigence et Sori Keita, troisième mari de la mère d’Andrée, accorde la main de la jeune fille au musulman noir Sékou Touré. Pour la circonstance, Sanoussi, véritable parrain du mariage, offre au marié un costume « cocktail », selon la mode de l’époque, et loue pendant trois jours pour le jeune couple la voiture « traction avant » du commerçant El Hadj Sékou Sako. Le tout-Kankan — Européens, métis, étudiants — rehausse de sa présence l’éclat de la cérémonie. Les heureux mariés passent leur lune de miel de dix-sept jours chez Sanoussi.

Sékou n’est cependant pas terminée malgré ces noces retentissantes. En 1955, au hasard de ses flirts, il rencontre Marguerite Colle, originaire des Iles de Loos, au large de Conakry, et de confession protestante. Une fille prenommée Aminata, homonyme de la mère de Sékou, perpétuera le souvenir de cet amour éphémère. La jeune femme restera longtemps près d’Aminata dans le secret espoir de devenir un jour Mme Touré. Attente vaine. Elle mourra célibataire. Sékou Touré ne lui manifestera des attentions qu’à titre posthume: c’est sur l’insistance personnelle du chef de l’Etat que l’on priera au temple sur le corps de la défunte.

Pendant tout ce temps, Sékou Touré étend son influence grâce à l’exploitation que lui et ses amis savent faire de la loi-cadre. Deen Omar Camara, surnomme le Baroudeur de choc du PDG, en témoigne en ces termes:

Nous avons profité largement et profondément de la loi-cadre. Nous l’avons vidée de tout son contenu. Nous étions conseillers territoriaux à une époque où l’assemblée territoriale avait plus de pouvoir qu’en auront les assemblées nationales élues après l’indépendance. Nous avions en fait tous les pouvoirs. Nous avons ainsi supprimé la chefferie coutumière et nous avons organisé les comités du PDG dans tous les quartiers et dans tous les villages.

Deen Omar Camara, ancien ambassadeur, sait de quoi il parle, lui qui a vécu toute l’aventure du PDG dans l’ombre de Sékou Touré depuis les premiers meetings du parti au cinéma Vox, ou il assurait le service d’ordre, jusqu’à ce jour de février 1974 il sera arrêté par la milice et interné au Camp Boiro pendant six ans. Aujourd’hui, quand il se souvient, c’est avec la nostalgie de ceux qui ont traversé, dans le camp des vainqueurs, de grands moments historiques. Entre la mise en application de la loi-cadre en 1956 et le 2 octobre 1958, jour de la proclamation de l’indépendance guinéenne, Sékou Touré et ses amis ont poursuivi trois objectifs fondamentaux:

  • l’élimination successive ou simultanée des partis politiques rivaux
  • la suppression de la chefferie coutumière
  • et l’africanisation de l’encadrement dans l’administration.

Un programme ambitieux mais réaliste, comme va le montrer la suite. Le processus s’enclenche dès la première échéance électorale sérieuse, fixée au 18 novembre 1956. Importante, cette consultation populaire l’est à deux titres. D’une part parce que, pour la première fois, sont électeurs et éligibles les citoyens des deux sexes, quel que soit leur statut, âgés de 21 ans et regulièrement inscrits sur la liste électorale de leur commune. D’autre part parce que ces élections peuvent permettre au PDG tirer les bénéfices de son implantation en s’emparant des principales municipalités du pays. On trouve face-à-face, d’un côté le PDG-RDA, de l’autre le Bloc africain de Guinee (BAG), conduit par Diawadou Barry, et le Mouvement socialiste africain (MSA) de Barry Ibrahima dit Barry III. Les amis de Sékou se dépensent sans compter. Ils sont omniprésents pour faire de la propagande. Ils procèdent sans hésiter au renouvellement des bureaux des sous-sections du PDG qui se révèlent défaillantes. Ils organisent des comités de village. A Kindia, à Kankan, le remplacement des membres certains des bureaux provoque d’ailleurs des remous. Mais le centralisme democratique ne s’accommode pas de la contestation. Et le PDG est déjà tenu d’une main de fer :

Sékou Touré, écrit le gouverneur Bonfils, a conservé tout son ascendant et demeure le chef indiscuté du mouvement. Son premier éloignement momentané pour remplir son mandat de député à Paris n’a pas amoindri sa popularité et les manifestations de masse qui ont accompagné son retour prouvent combien son emprise sur les militants reste forte et vivante.

Les contestataires au sein du parti sont donc exclus sans ménagement. Et que dire des moyens mis en oeuvre pour briser l’influence des adversaires politiques du PDG et pour annihiler l’influence de la chefferie coutumière ? Il est désormais clair que pour parvenir à leurs fins, Sékou et ses amis ne redoutent pas de recourir à la violence. De provocations en opérations de commandos, de représailles en arrestations immédiatement qualifiées d’arbitraires, de bagarres en émeutes, des incidents sans nombre vont émailler les diverses consultations populaires qui jalonnent les deux années-clef 1956 et 1957. Ainsi en est-il en particulier des élections de novembre 1956 où le PDG remporte de très nombreux succès, Sékou, pour sa part, réussissant à conquerir la municipalité de Conakry, dont il devient le maire.

Organisés en brigades de vingt hommes, les gones du PDG sont armés de barres de fer.

Le cycle contestation – repression – terreur commence desormais à fonctionner. L’historien officiel Sidiki Kobele Keita l’atteste, montrant que dorenavant le PDG garde l’offensive :

Ses commandos, assure-t-il, dressent des barricades, procedent a des contrôles sévères, exigeant la carte du PDG pour démasquer les provocateurs […] Dès lors, la terreur populaire est organisée: la réaction est prise de panique.

Même son de cloche chez Jean-Paul Alata, alors nouveau venu sur la scène politique guinéenne, qui retracera plus tard dans son livre Prison d ‘Afrique les exactions des hommes de main de Sékou Touré:

Les gônes 15 du PDG, sous la conduite de leur « général » Momo Jo, une petite gouape, brutale et delurée, s’exercent nuit et jour. Organisés en brigades de vingt hommes, ayant de solides liaisons cyclistes, ils sont tous ouvertement armés de matraques et de barres de fer. Leurs groupes déambulent dans les rues de Conakry, agressifs et provoquants. En culotte courte et maillot de corps, ils convertissent les récalcitrants. Ils envahissent en groupe les concessions, exigent la présentation de la carte du parti, obligeant ceux qui ne l’ont pas exhibée à la prendre immédiatement.

La presse locale donne un large écho à ces luttes à la fois tribales et politiques.

A vrai dire, chaque campagne électorale ne fait que servir de révélateur de la lutte à mort engagée prioritairement par Sékou Touré, depuis le début de son entrée dans la vie publique, contre une chefferie coutumière perçue comme &laqno; un élément désagrégeant et irrationnel ». A l’exception de Conakry, capitale du territoire, peuplée de fonctionnaires et de commerçants, déjà prolétarisée du fait de l’implantation de petites entreprises, toutes les régions de la Guinée sont sous la coupe des chefs. Et le PDG a connu les plus grandes difficultés pour s’y implanter durablement. Ainsi, au Fouta, en Moyenne-Guinee, les structures traditionnelles sont pratiquement restées inchangées: la colonisation n’a en rien modifié les paramètres économiques et sociaux mis en place par les ancêtres des familles toujours régnantes, jusqu’à fermer les yeux sur l’esclavage de case. Et l’ascendant des chefs sur les masses paysannes est d’autant plus difficile à mettre en cause qu’il se fonde sur l’autorité morale et spirituelle de l’islam. Autant dire que les militants dépêchés par Sékou Touré pour « travailler  » cette région se rendent en &laqno; terre de mission » et qu’ils ont besoin de trouver des arguments chocs-comme la dénonciation de l’iniquité de l’impôt-pour convaincre. Il en est de même, à quelques nuances près, en Haute-Guinée, où l’influence conjuguée de fortes personnalités musulmanes, des missionnaires du seminaire de Dabadougou, a longtemps contrarié les visées du PDG au bénéfice des grandes familles de Kankan; et même dans la région forestière, malgré le mécontentement des populations à l’égard des sociétés de traite comme a l’égard de chefs trop pauvres pour ne pas être rapaces.

Le chemin du pouvoir passe donc par la lutte sans merci contre la chefferie, soit parce qu’il s’agit de contrôler les urnes en période électorale, soit parce que le chef de canton est la meilleure cible pour un parti politique de type moderne, révolutionnaire, habile à détecter les revendications susceptibles de mobiliser toutes les couches sociales et à adopter la forme et les moyens de lutte les plus adéquats. Mais ce n’est qu’au bout d’un combat acharné que le PDG atteint largement son but de réduire à neant le pouvoir temporel et spirituel de la chefferie. Sékou Touré, appelé dès 1956 à former le premier Conseil de gouvernement de la Guinée en vertu de la loi-cadre, ne fera que parachever ce combat en faisant adopter le 31 décembre 1957 un décret supprimant sur toute l’étendue du territoire la chefferie dite traditionnelle. Ismael Toure, demi-frère de Sékou et grand dignitaire du régime qu’il va fonder, ne se trompe pas sur la portée de cette suppression de la chefferie en expliquant au cours d’une conférence tenue en 1959 devant une délégation de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF):

L’implantation du parti était telle que la Guinée aurait rejeté la constitution de la communauté malgré toutes les pressions. Mais il est tout aussi certain que sans la décision de priver le système colonial de son instrument essentiel de domination (soit la chefferie), le PDG aurait eu les coudées moins franches lors du referendum (pour ou contre l’indépendance) du 28 septembre.

Si Sékou combat sans merci les tenants du pouvoir traditionnel, il ne montre pas moins de détermination, nous l’avons dit, en croisant le fer avec ses adversaires politiques. Il n’hésite pas à les traiter de tous les noms lors de ses interventions, les qualifiant, tour à tour, de réactionnairesfantoches ou vendus au colonialisme. Ce disant, il veut les acculer dans les mêmes retranchements que les chefs traditionnels et les agents de la colonisation. Le tout pour aboutir autant que possible à une claire bipolarisation: le PDG, d’un côté, et, lui, tous les autres. S’il y a deux camps en lutte, Sékou Touré sait cependant s’assurer la neutralité bienveillante d’une partie de l’administration coloniale, qui regroupe ceux qu’il appelle les progressistes .

Tout en vilipendant les « fantôches » et « autres marionettes », Sékou et ses partisans se montrent en fait très selectifs selon que tel secteur de l’administration leur est favorable ou non. C’est ainsi qu’on ne peut s’empêcher de citer encore une fois Deen Omar Camara lorsqu’il évalue retrospectivement les marges de manoeuvres du parti à la veille de l’indépendance :

Le directeur général de la Sureté etait un Eurasien, M. Imbert. C’était un progressiste. Il etait en contact permanent avec le PDG-RDA. Il nous laissait les mains libres. Nous bénéficiions de la complicité de l’administration.

Pas une émeute ou bagarre que Sékou et ses partisans n’attribuent immédiatement à leurs adversaires. Le leader du PDG profite en particulier de sa position de vice-president du Conseil du gouvernement pour mieux traquer ses ennemis en les rendant responsables de tous les troubles et desordres. Oubliant qu’il a lui-même lancé des mouvements anti-impôts, il va jusqu’à dénoncer certaines campagnes antifiscales, qui visèrent par ricochet son gouvernement et inciteraient la population à la rebellion et à la désobeissance aux lois. Après avoir neutralisé habilement le pouvoir des commandants de cercle, auxquels il peut donner des ordres, il s’occupe tout spécialement de certaines circonscriptions administratives, comme Younkounkoun, Telimele, Pita, Labé, Gaoual et Dalaba, connues pour être les fiefs de ses adversaires et taxées par lui de foyers d’agitation et de provocation.

Réorganisations et mutations permettent de s’assurer que le pouvoir sera moins ouvertement contesté, en particulier dans les régions où le Parti du regroupement africain (PRA), après la mise en application de la loi-cadre par les partis pour contrebalancer l’influence du RDA, a quelque influence. Quand il le faut, on organise des incidents en utilisant les groupes de choc du PDG…

Après la lutte contre les autres partis et la neutralisation de la chefferie, le troisième objectif fondamental que poursuit Sékou Toure à la veille de l’indépendance, c’est, nous l’avons dit, l’africanisation des cadres. Une évolution susceptible de lui préparer le terrain pour régner en maître sur la Guinée. Premier aspect de cette africanisation: il faut remplacer les chefs destitués. Il convient en effet d’éviter toute rupture entre le gouvernement central et les populations rurales dans les activités quotidiennes de l’administration. Ainsi est-il décidé que le village deviendra à la place du canton la cellule de base de la communauté. Le chef du village representera l’autorité administrative, sera responsable du maintien de l’ordre, de la securité, de la justice, de la perception des impôts et de la correcte application des décisions gouvernementales. Il sera élu au suffrage universel pour cinq ans. A la suite des scrutins organisés entre les mois de février et avril 1958, le PDG, avec 98 % des voix, s’assure le contrôle total du pays. L’opposition n’existe desormais plus que de nom.

L’africanisation entraîne une compétition féroce pour occuper les postes disponibles avec toutes les implications négatives que cela comporte: recrudescence du regionalisme, du tribalisme, du nepotisme, et violation délibérée des règles démocratiques. Lors de cette phase, en 1957-1958, affirme Ansoumane Magassouba, alors membre du comité directeur du PDG de Youkounkoun, certains cadres ne combattaient presque plus les partis adverses ni ne se souciaient de la liquidation des derniers foyers de résistance [soit: sous l’influence de partis autres que le PDG]; ils s’entretuaient dans une lutte implacable pour les places.

Magassouba n’est pas le seul à s’inquiéter. Certains intellectuels, la plupart des étudiants, les lycéens, fortement influencés à cette époque par un groupement clandestin très actif d’obédience marxiste, le Parti africain de l’independance (PAI), partisan comme son nom l’indique de l’indépendance immédiate, s’indignent d’une certaine dérive affairiste, qui ouve, à leurs yeux, le manque de conviction de Sékou Touré, sont d’autant plus critiques que la rupture du PDG-RDA avec le PCF, la prise de distance avec la CGT et le ralliement … à la ligne réformiste préconisée par Houphouet-Boigny paraissent conforter leur analyse. Cette contestation trouve, et c’est encore plus important, des alliés au sein même du PDG, ou beaucoup de militants sont imprégnés d’une rhétorique marxiste qui donne du poids a leur argumentation politique. Toutefois l’audience des uns et des autres est circonscrite aux villes et ne touche en aucun cas la grande masse des Guinéens, pour laquelle Sékou Touré est déjà le sily, c’est-à-dire l’elephant en langue soussou. Sékou Touré ne prend cependant pas ce rejet de sa politique à la légère. Habile à profiter de toutes les opportunités, il sait que l’africanisation représente un outil pratique pour s’assurer de la fidélité des cadres du parti-fidelité non à des principes ou à une ligne politique mais au chef du parti. La contestation des puristes est donc intolérable et ne sera pas tolérée. Elle sera utilisée par Sékou pour se débarrasser d’un courant critique qui l’empêche encore de pouvoir contrôler sans partage le PDG. Soucieux d’éviter tout débordement sur sa gauche, il s’en prend notamment à la sous-section de Mamou, au syndicat des enseignants et aux étudiants. La sous-section de Mamou, qui regroupe de nombreux intellectuels radicaux, constitue alors, de l’avis général, l’avant-garde du PDG. Forte de cette position, elle entend maintenir la démocratie au sein du parti par l’application des principes sacres de la critique et de l’auto-critique. Ses dirigeants, y compris bien sûr Saifoulaye Diallo, ont pris l’habitude de faire des propositions concrètes chaque fois que la direction territoriale prend des décisions en violation des règles de fonctionnement du parti ou susceptibles de compromettre l’avenir. Elle a en particulier l’audace de se saisir de la décision tendant à attribuer aux conseillers territoriaux un salaire mensuel. De propositions en contre-propositions, elle demande qu’on s’en tienne au principe d’une simple indemnité de fonction. Il n’en faudra pas plus pour qu’on entende Sékou Touré tonner contre la sous-section de Mamou, la rappeler a l’ordre et même finalement la dissoudre en 1956.

Par un curieux hasard, la même ville de Mamou est choisie, presque simultanement, en août 1957, comme siège du congrès des deux syndicats les plus radicaux de Guinée, celui des cheminots et celui des enseignants. Le congres des cheminots met en cause le bilan politique et social du gouvernement en critiquant ses rapports avec le pouvoir colonial. Il défend egalement le principe de l’incompatibilité entre responsabilités politiques et syndicales. Ce qui est oublier, comme le lui rappelle bruyamment Sékou Touré, dans un article du journal du PDG, La Liberté, que la lutte syndicale est la lutte pour le pouvoir. Le syndicat des enseignants est tout aussi virulent, et souleve les mêmes questions.

Créé en 1945, ce syndicat, malgré les pressions du PDG, a refusé de se fondre dans l’Union syndicale des travailleurs guineens (USTG), qui veut regrouper tous les syndicats, et encore moins dans le PDG, qui l’invite à le rejoindre. Déjà, en 1955, lors du congrès de Kindia, ses militants s’étaient opposés avec succès à une tentative de prise de contrôle de la part du PDG et Sékou Touré avait dénoncé ce syndicat qui se cantonne aux partisans du BAG . Quand, à Mamou, les enseignants votent une motion condamnant l’attitude rétrograde du Conseil de gouvernement en matière d’enseignement, Sékou Touré le prend cette fois comme une injure personnelle. D’autant qu’il s’est donné la peine, pendant la durée du congrès, de publier un article dans La Liberté du 27 aout 1957 faisant état des principales réalisations de son gouvernement. Personne, pense-t-il, ne devrait trouver à redire au bilan gouvernemental ainsi dressé.

Le syndicat des enseignants, non content de rejeter l’action gouvernement issu de la loi-cadre, déclenche des hostilités qui culminent avec une menace de grève générale. Sékou Touré décide de réagir sans faiblesse. Il reduit les syndicalistes au silence et montre clairement où doit désormais se positionner tout mouvement syndical ou politique. Le mot d’ordre devient incontournable: il faut rallier le PDG-RDA ou disparaître en tant que force sociale. On le rappelle à chacun en permanence en utilisant la force s’il le faut. Les étudiants, autres éléments récalcitrants, ne tardent pas à se heurter au même autoritarisme. En juillet 1957, l’Union générale des etudiants guinéens (UGEG) organise un congrès à Conakry. Comme il fallait s’y attendre, l’UGEG, section territoriale de la FEANF, reprend les analyses et divers mots d’ordre de la centrale parisienne. Les étudiants vont ainsi critiquer Sékou Touré, son Conseil de gouvernement sur des points plus que sensibles. Ils exigent l’indépendance immediate et inconditionnelle, dénoncent l’affairisme et l’embourgeoisement. La réplique de Sékou Touré ne se fait pas attendre. Il désigne dans des discours les responsables de l’UGEG à la vindicte populaire, promettant de les tenir desormais à l’oeil. C’est sur ces entrefaites que survient la grève des élèves de l’Ecole normale de Kindia, immédiatement sanctionnée par la fermeture de l’établissement. C’est en vain qu’une délégation de l’UGEG tente de discuter dans la capitale sénégalaise avec Sékou, qui cumule les fonctions de grand conseiller de l’AOF à Dakar avec la vice-présidence du Conseil de gouvernement de Guinée. La rencontre avec les dirigeants étudiants, en effet, tourne court. Sékou Touré est décidé à les intimider et, de leur côté, les étudiants jugent l’occasion trop belle pour ne pas décocher quelques flèches. Excédé, le leader guinéen met fin très rapidement à l’audience en déclarant péremptoirement: &laqno; Ce n’est pas le ministre de l’Education qui est reponsable de la fermeture de l’école normale de Kindia, c’est moi. Cette école ne sera jamais plus rouverte. Allez écrire tout cela dans votre chiffon de journal 16. »

On peut donc voir jour après jour Sékou neutraliser ou abattre un à un les ennemis déclarés comme les simples opposants occasionnels. Toutefois la hargne qu’il met à aplanir son chemin ne l’empêche pas de s’emparer sans tarder de certains aspects du programme de ses pires adversaires quand il juge opportun de changer de cap ou quand il s’aperçoit de l’utilisation qu’il peut faire pour son propre compte des arguments qu’on lui objecte. Les étudiants ainsi seront pour le moins surpris de voir, en 1958, Sékou Touré subitement se ranger dans leur camp et devenir un des tenors les plus intraitables du combat pour l’indépendance totale et immédiate. On s’attendait plutôt à ce qu’il continue de s’aligner jusqu’au bout sur les thèses réformistes du RDA ou à ce qu’il s’accroche à son combat personnel pour un exécutif et un parlement fédéraux.

Nkrumah a-t-il fait de Sékou Touré un partisan de l’independance des avril 1957 ?

Cette conversion brusque reste quelque peu mysterieuse. Remonte-t-elle en fait à sa rencontre avec Kwame Nkrumah au mois d’avril 1957 à Abidjan ? Fut-elle la conséquence de la grande campagne lancée par le mouvement étudiant africain ? L’un et l’autre ont pu jouer leur rôle. Mais il est d’autant plus nécessaire de souligner celui des étudiants qu’une certaine historiographie l’occulte allègrement.

Selon le témoignage du Dr Charles Diane, alors responsable en vue du mouvement étudiant africain, le dernier congrès de l’Association des étudiants et élèves de Guinée tenu au Vox du 20 au 24 juillet 1958 marque un tournant décisif. Plus que jamais en étroite union avec tous les etudiants d’Afrique noire (le congrès est dirigé par le president de la FEANF), les jeunes et les travailleurs de Guinée, ce congrès décide en effet de lancer une vigoureuse campagne pour le Non malgré l’opposition du PDG. Deux immenses pancartes portant chacune un slogan résument le programme … :

Pour l’unité des jeunes travailleurs et des étudiants,
Contre la Communauté franco-africaine. Pour une communauté africaine.

Il est évident, précise Diane, qu’il s’agit non seulement de mobiliser l’opinion mais aussi et surtout d’amener les responsables guinéens à prendre position nette. Il est non moins évident que ces pancartes et les interventions au congrès sont dirigées contre les positions qu’on estime équivoques de Sékou Touré. Les rapports, les exposés, les discussions expriment avec une hostilité unanime des participants à toute solution autre que l’indépendance. Aussi apparaît-il que ce sont bien les etudiants qui, de façon officielle, au cours d’un congrès public avec la participation de délégués du PDG, prennent les premiers la décision de faire campagne pour le non, dès juillet 1958, conformément à tous les engagements antérieurs de l’ association, les responsables étudiants se mettent au travail afin de traduire dans les actes la résolution essentielle du congrès. Des thèmes de campagnes sont choisis, des conférenciers délégués dans chaque région, des affiches imprimées et envoyées dans chaque ville. Toujours selon le Dr Diane, l’unité des étudiants et des jeunes travailleurs est un fait acquis dès la fin du congrès. Cette … d’action a été décidée sans grande difficulté malgré les … d’abstention données à l’occasion par les dirigeants du PDG et l’obstruction parfois violente des comités locaux du parti majoritaire de Sékou Touré. Soutenue par démagogie par certains leaders du PRA, la campagne d’explication se développe sur une grande échelle. Elle permet de poser clairement le problème de l’indépendance et surtout de le démystifier aux yeux de la majorité des Guinéens, y compris maints responsables du PDG. Début septembre 1958, témoigne toujours le Dr Diane, les responsables étudiants et quelques dirigeants du PAI ont un entretien avec Sékou Touré dans sa mairie-résidence de Conakry. Le général de Gaulle avait alors fini son périple africain et Sékou Touré semblait encore obstinément accroché à ses espoirs de voir reviser certains paragraphes de la Constitution afin d’expliquer un éventuel réajustement de ses positions et de faire voter oui. Le président de la FEANF introduit la délégation étudiante et demande à Sékou Touré de bien vouloir expliciter la position de son parti face au referendum. Celui-ci fait une longue tirade sur les luttes du RDA et du PDG, puis, répondant à la question, il ajoute :

Nous avons proposé, lors de la rédaction du projet de Constitution, de prévoir la création à Dakar ou à Abidjan d’un exécutif fédéral, avec un gouvernement fédéral et un parlement fédéral. A cette demande rien de concret n’a encore été répondu par la métropole. Cela peut être pour nous un motif valable de répondre « non ». Seulement, ce n’est pas une question institutionnelle. C’est un problème de capacité d’exercer le pouvoir d’Etat tel qu’il résulterait d’un vote négatif. Voyez vous- même la Guinée pour ne parler que d’elle. Nous n’avons aucune infrastructure, nous ne savons même pas fabriquer une allumette, à plus forte raison bâtir des usines. C’est pourquoi nous suivrons le mot d’ordre qui sera adopté par le comité de coordination.

— Mais, monsieur le president, vous savez que Houphouet a déjà fait savoir que le RDA fera voter « oui ».
— Si telle est la position de la majorité, la Guinée votera « oui » car elle n’est pas mûre pour une indépendance dans de pareilles conditions; elle manque de tout: techniciens, cadres administratifs, etc.

— Si c’est la raison essentielle qui vous fait hésiter, nous sommes prêts à demander à tous les universitaires et progressistes africains de venir relever les cadres francais. Vous ne pouvez pas laisser passer une occasion aussi unique de creuser une brêche dans l’édifice colonial français.

Du moment que les gouvernements locaux actuels, issus de la loi-cadre, disposent d’une large autonomie, la brèche est déjà ouverte. Dans dix, quinze, vingt ans ou peut-être beaucoup plus tôt, nous serons en mesure de revendiquer comme l’indépendance totale. Pour le moment cela paraît aventureux.

Au cours de cette même conversation, Sékou Touré, d’après Diane, précise sa position sur la lutte de classes en affirmant notamment :

Quant à engager une action révolutionnaire sur la lutte de classes, c’est une erreur. Nous pensons qu’il faut abandonner la lutte révolutionnaire parce qu’elle correspond pas aux conditions et aux réalités africaines

et de conclure l’entretien, après un long développement philosophique dont il a le secret, Sékou déclare:

Je vous ai dit ma position et ma conviction profonde. En tout cas, et à moins d’un évènement extraordinaire, nous ferons voter « oui ». Vous êtes des marxistes, moi je pense que, dans le contexte present, il faut être réformiste, car j’ai la conviction que les masses ne prendront jamais les armes. Etant donne les retards accumulés du fait même du colonialisme, je ne pense pas que l’Afrique soit mûre pour l’indépendance. c’est pour cela que si j’ai une promesse ferme du général de Gaulle, je demanderai aux Guinéens de voter « oui ». Je ne vous cacherai pas, du reste, que j’ai pris des contacts dans l’entourage du général de Gaulle et de personnalités telles que Mitterrand et Mendès France afin que soit rendue possible la position de l’exécutif avec un parlement fédéral.

Le Dr Diané pense donc que Sékou Touré et son entourage ont finalement plus suivi une impulsion circonstancielle qu’une option mûrement réfléchie pour l’indépendance immédiate. Il n’en demeure pas moins, reconnaît-il,

que leur position a été déterminante pour la décennie et pour l’histoire de l’Afrique dite française. Cette position n’était pas au surplus dépourvue de courage, d’autant plus qu’elle leur imposait dans de brefs délais une revision déchirante des alliances, des habitudes et des problèmes auxquels ils n’etaient nullement préparés.

Si, par leur vigueur, les pressions estudiantines semblent avoir joué un rôle important dans le retournement tardif de Sékou, celui-ci pourrait également s’expliquer aussi, nous l’avons dit, par un certain désir d’imiter Nkrumah. Alors que les dirigeants de l’Afrique occidentale française (AOF) en sont encore à débattre de la qualité des relations entre la France et ses colonies, Nkrumah rompt le 6 mars 1957 tout lien avec l’ancienne puissance tutélaire, la Grande-Bretagne, en ne maintenant qu’une vague appartenance au Commonwealth. Mieux, le président ghanéen nourrit un grand dessein: il souhaite la construction des Etats-Unis d’Afrique noire, qui constitueraient une nouvelle grande puissance sur l’échiquier mondial, indépendante politiquement et économiquement et non alignée. Cette prise de position, manifestement, impressionnera Sékou même si, à court terme, elle ne semble pas modifier ses plans. Quelles qu’aient été en définitive les influences subies, Sékou Touré saisit donc la chance qui lui est offerte de prendre une longueur d’avance par rapport à l’Ivoirien Houphouet-Boigny et au Senegalais Leopold Sedar Senghor sur le chemin de la lutte pour l’indépendance. Sa grande entrée dans l’histoire se prépare. Mais n’anticipons pas.