Conclusion SEKOU TOURE ET SON MYTHE (1918 ? – 1945)

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Ibrahima Baba Kaké
Sékou Touré : Le Héros et le Tyran

Paris, 1987, JA Presses.
Collection Jeune Afrique Livres. Vol. 3. 254 pages

Conclusion

SEKOU TOURE ET SON MYTHE (1918 ? – 1945)

Au cours de cette biographie, nous avons ici et là qualifié le leader guinéen de dictateur. Un qualificatif qu’il mérita certainement selon les normes politiques habituelles. C’est même pour cela que nous l’avons personnellement combattu de longues années. A la réflexion, pourtant, on ne peut qu’en convenir: le traiter de dictateur n’épuise pas l’étrange complexité du personnage, ou mieux du phénomène Sékou. Bien d’autres aspects de sa personnalité doivent être soulignés, et nous avons tenté de le faire: l’enfant malheureux et taciturne, le jeune homme un peu frivole, l’époux distant et compassé, le bon père de famille, l’amant encombré de maîtresses, le syndicaliste faisant flèche de tout bois, le député français cherchant sa voie dans le labyrinthe des partis politiques métropolitains, l’homme d’Etat acquis aux méthodes rationnelles et réductrices de l’Occident mais resté fort superstitieux dans sa vie privée, le chef qui se voulait le digne émule de l’Almamy Samori…

Même en mettant en relief tous ces aspects on n’en a cependant pas fini avec le phénomène. Deux autres de ses facettes peuvent encore retenir l’attention. D’un côté, Sékou Touré incarne bel et bien un personnage d’époque: le militant politique africain des années cinquante. De l’autre, il est devenu un véritable mythe politique, efficace en tant que tel par delà la mort pour servir diverses causes, au prix, bien sûr, de l’oubli, s’il le faut, de ce que fut sa vie réelle. Prenons d’abord les nombreux militants politiques qui arrivent à maturité en 1950. Ils ont tous un commun dénominateur: l’anti-impérialisme Cet engagement implique trois objectifs, toujours les mêmes: lutter pour l’indépendance des colonies; implanter un certain type de société après l’indépendance; et pour ce faire, nouer des alliances qui, en fin de compte, favorisent généralement le camp soviétique. Ces militants n’en sont pas moins appelés à connaître des itinéraires fort différents malgré la cause identique qu’ils ont choisi de servir. Les uns parviennent réellement au pouvoir. D’autres meurent au maquis comme les Camerounais Um Nyobé et Ossendé Afana. Un troisième groupe, de loin le plus nombreux, dont le message n’a apparemment pas trouvé de destinataire, fournit le lot des cas sociaux et autres paumés de l’indépendance. Parmi ceux qui sont tombés au champ d’honneur ou qui sont parvenus au pouvoir, tous n’ont pas bénéficié de la même façon que Sékou Touré de la fameuse solidarité prolétarienne internationaliste. Il est vrai que les situations concrètes étaient très variàbles d’une région d’Afrique à l’autre.

Sékou Touré a-t-il jamais vraiment voulu implanter en Guinée une société socialiste ?

Si l’histoire des mouvements de libération et autres partis africains d’avant-garde est bien à l’ordre du jour, il faut d’ores et déjà s’attacher à faire la part de l’opportunisme et de la conviction véritable chez les militants qui les ont animés, comme Sékou Touré. Ce dernier a le mérite de s’être formé à peu près tout seul et d’avoir tiré le meilleur parti possible des occasions offertes. Ainsi dérobera-t-il aux étudiants et aux autres éléments progressistes du moment en Guinée et alentour une bonne partie de leur programme… avant de leur vouer aussitôt une haine inexpiable. Il n’est pas certain qu’au-delà de son activisme tout-terrain, Sékou ait vraiment voulu implanter en Guinée une société socialiste. De ce programme défendu par tant d’autres, Sékou n’a jamais tiré que ce qu’il a voulu. Et tandis qu’il bâillonnait son peuple, il laissait s’aggraver la main-mise étrangère sur l’économie de son pays. C’est là qu’on n’échappe pas à l’aspect mythique de sa personnalité.

Il paraît aujourd’hui difficile de dire ce que l’histoire lointaine retiendra de ce long règne de vingt-six ans: le bourreau ou le nationaliste ? On peut être pourtant étonné par l’épaisseur qu’a déjà acquise le mythe Sékou Touré. Ainsi il nous est arrivé d’interroger des hommes restés aussi influents que Mamadou Dia ou Madeira Keita. Comme beaucoup d’autres, ces deux témoins privilégiés tiennent Sékou non seulement pour un grand Africain mais aussi… pour un grand démocrate, et cela malgré le Camp Boiro. L’histoire ne se nourrirait-elle que de morts, vite oubliés ou de temps à autre commémorés pour autant qu’ils servent nos causes d’aujourd’hui ?

Quand le présent n’est pas rassurant, les hommes se cherchent des ancêtres. De ce fait, l’histoire est le terreau qui nourrit les mythes les plus divers, certains d’entre eux continuant bientôt leur chemin en toute autonomie. Pour servir diverses causes. C’est ainsi qu’en dehors des témoins qui croient apporter un témoignage objectif en tenant Sékou pour un grand démocrate, il faut mentionner ceux, nettement plus nombreux, qui ne se soucient déjà guère plus, de toute façon, ni du Camp Boiro ni des erreurs monumentales de sa gestion et qui ne se laissent obnubiler que par le mythe.

Persistant, ce mythe peut entraîner toutes sortes de réactions. Y compris celle de vouloir refaire l’Histoire. C’est ainsi qu’il est dans l’ordre du possible qu’on en vienne un jour à réécrire une tout autre biographie du leader guinéen, en montrant par exemple qu’il eut raison contre (presque) tous les Guinéens. Si la vie de Sékou Touré est exceptionnelle, c’est qu’il est de ces rares hommes dont on n’a jamais fini de parler: en bien ou en mal.