Chapitre 4 LE TRIOMPHE (1958-1959)

webGuinée Histoire


Ibrahima Baba Kaké
Sékou Touré : Le Héros et le Tyran

Paris, 1987, JA Presses.
Collection Jeune Afrique Livres. Vol. 3. 254 pages


 

Chapitre 4
LE TRIOMPHE (1958-1959)


La pièce dont Sékou Touré sera finalement le héros triomphant s’est déroulée en plusieurs actes. Certains parmi ceux que nous avons déjà évoqués se jouent sur la scène guinéenne. D’autres prennent place dans un décor plus large, sur la scène internationale. Ainsi en est-il de celui, essentiel, qui a lieu en septembre 1957 à Bamako, à l’occasion du même congrès du Rassemblement démocratique africain (RDA). A l’occasion de cette réunion cruciale du mouvement nationaliste, Sekou réussit on ne peut mieux son entrée en apparaissant à la tribune, non pas vêtu comme d’habitude de l’un de ses élégants costumes trois pièces, mais drapé dans un grand boubou, la tête coiffée d’une toque folklorique qui ne doit pas grand-chose aux traditions guinéennes mais qui semble parfaitement symboliser les retrouvailles avec l’identité africaine. Il est pourtant vite obligé de se montrer, provisoirement du moins, plus discret. C’est à l’hôpital général de Bamako, en effet, que les reporters se rendent pour enregistrer son intervention.

Il s’y trouve hospitalisé car avant le début effectif des travaux du congrès, il a reçu une jeune femme venue lui apporter à manger… et il s’est brisé une côte en pourchassant dans les escaliers la charmante visiteuse plutôt indifférente à ses avances.

Ce discours enregistré est très intéressant pour répérer à quel point sa pensée évoluera au cours de la période qui se situe entre la rencontre avec Nkrumah et la décision de choisir l’indépendance de la Guinée. Il n’est pas question, affirme-t-il alors avec conviction, d’engager l’Afrique noire dans un mouvement d’indépendance.Unissons-nous pour servir l’Afrique et la rendre plus fière de son union avec laFrance ! […]

Sékou Touré remet en personne à de Gaulle le memorandum très modéré du RDA en Juillet 1958.

Bernard Cornut-Gentille peut être satisfait de son protégé. Houphouet-Boigny a moins de raisons de s’en féliciter. Car un débat oppose de bout en bout les deux hommes, à Bamako, à propos de l’opportunité de créer un exécutif fédéral à Dakar. Sékou Touré, comme Senghor au moment de l’adoption de la loi-cadre, plaide maintenant pour l’unité de l’AOF comme de l’AEF. Chacune des deux serait dirigée par un exécutif fédéral démocratise, autonome et qui traiterait sur un pied d’égalité avec la métropole pour constituer un Etat fédéral franco-africain. Houphouet, il est vrai, responsable d’une Côte d’Ivoire qui verse au budget de l’AOF des sommes supérieures à celles qui lui sont allouées, demeure en revanche opposé à l’idée de fondre son pays dans un grand ensemble. Finalement, après que le fondateur du RDA ait été mis en minorité plusieurs fois en quatre jours, le congrès se sépare sur un compromis. Et Sékou Touré, qui se fait transporter de son lit d’hôpital pour prendre part à la dernière séance, est élu vice-président du Rassemblement: adjoint, dauphin et déjà rival de l’Ivoirien.
A vrai dire, l’antagonisme Houphouet-Sékou Touré n’est encore à ce stade que latent puisque le Guinéen s’en tient à la défense d’une communauté franco-africaine. C’est ainsi qu’au début de l’année 1958, au plus fort de la guerre d’Algérie et à l’heure du bombardement de Sakiet Sidi Youssef par l’aviation française, qui cherche à atteindre une base arrière du Front de libération nationale (FLN), on peut entendre Sekou se faire l’avocat d’une communauté France-Afrique, d’élément d’équilibre et de paix dans le monde !
Y a-t-il déjà un premier changement d’attitude chez Sekou juin 1958, quand l’Assemblée nationale française est appelée à se prononcer pour ou contre l’investiture de Charles de Gaulle ? On ne saurait le dire avec certitude. Toujours est-il que si onze deputes africains votent l’investiture, Sékou Touré et Saifoulaye Diallo s’abstiennent, ainsi que Diawadou Barry et Leopold Sedar Senghor. De Gaulle, à peine investi, doit s’attaquer d’urgence à la question lancinante des rapports entre la France et ses colonies. N’oublions pas que la France entière a craint le pire avec les velléités putschistes de son armée le 13 mai 1958, que la guerre d’Algérie bat plus que jamais son plein et que chacun pense que la situation concrète des autres colonies ne saurait demeurer telle quelle. Il est bientôt question d’élaborer une nouvelle constitution française. Le général de Gaulle confie à Michel Debré, garde des Sceaux, le soin de préparer un projet qui sera soumis par voie de referendum au peuple de France et aux populations d’outre-mer. On crée à cet effet, sous le contrôle direct du général de Gaulle, un comité interministériel, composé de Guy MolletLouis JacquinotPierre Pflimlin et Felix Houphouet-Boigny, pour examiner la question des futurs rapports de la métropole avec la France d’outre-mer. Avant la mise au point du projet constitutionnel par le comité interministériel, les partis africains se réunissent pour exposer leur point de vue. Ce dialogue entre partis africains aboutit le 18 juillet 1958 à un memorandum plutôt modéré, remis par Sékou Touré au général de Gaulle en personne. C’est à la suite de cette démarche que le général de Gaulle réunit un comité consultatif constitutionnel, composé de représentants de l’Assemblée nationale, du Sénat et de personnalités indépendantes et présidé par Paul Reynaud. Il aura pour tâche de donner un avis sur le projet constitutionnel établi par le général de Gaulle avec la collaboration du comité interministériel.
Au cours d’une des séances de travail de ce dernier comité, une profonde divergence de vues avait opposé Felix Houphouet-Boigny et ses collègues métropolitains Michel DebréGuy MolletLouis Jacquinot et Pierre Pflimlin. Houphouet exige en effet que soit inscrit dans la Constitution le droit à l’indépendance. Le général de Gaulle finit par trancher la question, après une suspension de séance, en appuyant la ferme position prise par Felix Houphouet-Boigny. Le droit à l’indépendance figurera dans la nouvelle Constitution, et c’est ce qui permettra à la France de couper avec la Guinée après son vote négatif au referendum du 28 septembre 1958.
Ainsi vont les tractations vues de la métropole. Que se passet-il alors dans les territoires d’outre-mer, les principaux intéressés à l’évolution en cours ? Les deux plus importantes formations politiques d’Afrique noire farouchement opposées sur le terrain sont

  • le Parti du regroupement africain (PRA) présidé par Léopold Sédar Senghor et
  • le Rassemblement démocratique africain (RDA) qui a pour leader Felix Houphouet-Boigny.

Elles soutiennent des thèses contradictoires voire nettement tranchées et chacune des deux assiège le général de Gaulle pour faire triompher son point de vue sur l’avenir de l’Afrique.

La position du PRA est clairement exposée lors de son congrès tenu à Cotonou du 25 au 27 juillet 1958 . Fortement poussé dans cette voie par la délégation nigérienne dirigée par Djibo Bakary, vice-président du Conseil de gouvernement à Niamey, des personnalités influentes du moment comme les sénégalais Ly AbdoulayeMahtar M’Bow ou Mamadou Dia, les étudiants de la FEANF, le congrès se prononce pour l’indépendance immédiate. Cette résolution nette et radicale, populaire, est accueillie avec enthousiasme, mais les instances dirigeantes du PRA vont tenter de transiger en confiant à Leopold Sedar Senghor et à Lamine Gueye le mandat de défendre les résolutions du congrès de Cotonou devant le comité consultatif constitutionnel à Paris. Tandis que les deux parlementaires sénégalais tentent de trouver une solution de juste milieu, à savoir la reconnaissance droit à l’indépendance mais assorti de délais d’application raisonnables, les partisans du RDA ne se tiennent pas pour battus. Houphouet-Boigny se précipite à l’hôtel Matignon pour faire valoir devant de Gaulle ses arguments en réfutant les conditions du PRA. Si l’on veut exorciser le démon de l’indépendance, explique Houphouet, c’est tout de suite qu’il faut ….r obligeant les territoires et les dirigeants à choisir immédiatement entre la République federale franco-africaine et la Fédération. Pour affermir sa position et même tenter une démonstration de force, Houphouet réunit autour de lui à Paris les secrétaires généraux de toutes les sections territoriales du RDA.
Nous sommes le 3 août 1958 et à la suite de cette grande réunion du comité de coordination, organe directeur du mouvement, les élus du RDA seront reçus le 5 août par le général de Gaulle. Pour flatter Sekou… et l’inciter à être solidaire des positions du mouvement, ses collègues le chargent d’exposer leur point de vue modéré qui préconise une autonomie com… ni exécutif fédéral ni a fortiori indépendance immediate. Le député-maire de Conakry, bien qu’il n’ait pu faire triompher ses vues, s’acquitte de sa mission avec une parfaite loyauté au nom de l’unité du RDA. Mais dès le lendemain Sékou Touré, maladroitement écarté sous l’influence d’Houphouet du groupe de travail chargé de l’outre-mer au comité consultatif constitutionnel, estime qu’il n’a plus rien à faire à Paris. Il choisit de partir le 7 août, la veille même du jour où de Gaulle doit prononcer une allocution capitale devant le comité constitutionnel. Sekou entend montrer ainsi que désormais, il se désintéresse du débat. En réalité c’est un homme mortifié qui a pris l’avion de l’Union aéronautique de transports (UAT), après une ultime soirée parisienne au cabaret Keur-Samba, en compagnie d’une amie française, Monique Cazaux, animatrice du cercle France-Afrique. Sur le chemin du retour, il s’arrête à Dakar, pour se concerter avec ses amis de l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (UGTAN), qui a remplacé en 1957 la CGTA après la rupture avec la CGT. Suit l’intermède qui va avoir pour les relations franco-guinéennes les conséquences les plus graves et les plus fâcheuses.
Interrogé par Léopold Sedar Senghor sur les conséquences qu’aurait une réponse négative d’un territoire africain au referendum sur la Constitution, le général de Gaulle a répondu devant le comité consultatif constitutionnel:
Eh bien ce territoire aura fait secession, il sera alors considéré comme étranger, et la France saura tirer toutes les conséquences de ce choix. A Dakar, dans le studio qu’il occupe au premier etage de l’hotel du Grand Conseil, Sékou Touré est informé de cette petite phrase du général.
Déjà déçu puisqu’il a toute raison de penser que les thèses d’ Houphouet-Boigny seront préférées aux siennes, c’est alors qu’il envisage une rupture qui laverait le camouflet reçu à Paris. Il prend pour lui, personnellement, l’allusion faite par le général de Gaulle devant Senghor au sujet d’une éventuelle sécession. Qui d’autre pouvait-on viser que l’enfant terrible du RDA qu’on savait mécontent ? Une impression qui se con firme lorsqu’il écoute sur Radio-Dakar le compte rendu de la séance du comité consultatif constitutionnel. Après avoir résumé l’économie du projet constitutionnel, de Gaulle arrive au cur du débat: &laqno; Bien entendu, et je le comprends, on peut avoir envie de la sécession. Elle impose des devoirs. Elle comporte des dangers. L’indépendance a ses charges. Le référendum vérifiera si l’idée de sécession l’emporte. Mais on ne peut concevoir un territoire indépendant et une France qui continuerait de l’aider.
Quand un reporter de Radio-Dakar lui propose, à chaud, de commenter la déclaration de De Gaulle, Sékou, prudent, lui demande d’attendre qu’il ait eu connaissance du texte intégral. A lire la déclaration que le leader guinéen rédige le lendemain, on comprend.

Allons, mon petit, ne vous faites pas de mauvais sang ! Si nécessaire on leur serrera la vis !

Pendant qu’il a été exaspéré par la menace de De Gaulle et que ce qui s’est passé à Dakar a été crucial pour l’évolution de sa position :

Mon amour-propre pour la dignité de l’Afrique, écrit-il, a été choqué. On nous dit que nous pouvons prendre l’indépendance, mais que ce sera avec toutes ses conséquences. Eh bien je réponds, moi, que ces conséquences ne sont pas seulement africaines. Elles peuvent être aussi francaises. Si le texte constitutionnel ne comporte pas le droit à l’autodétermination et à l’indépendance, même si tous les territoires étaient d’accord pour l’adopter, la Guinée rejetterait le projet.

Et de l’avis de l’immense majorité des Guinéens, elle aurait bien fait. Parce que l’on vivait, ces semaines-là, une telle accélération de l’histoire qu’il était devenu alors impensable que l’on en restât, comme il en était question, à la loi-cadre de Gaston Deferre, fût-elle améliorée. Il fallait en outre compter avec cette procédure du référendum, qui est des plus solennelles, d’autant qu’elle etait appliquee pour la premiere fois en Afrique noire. Chacun se disait que l’engagement a prendre en septembre 1958 scellerait, et pour longtemps, le destin des territoires. Il ne fallait en tout cas pas se tromper: une erreur d’appréciation pouvait fermer la porte à toute ouverture sur une Afrique souveraine. Sékou Touré ne manque donc pas alors d’arguments. D’ailleurs son point de vue est tout a fait partage par Leopold Sedar Senghor et Bakary Djibo.
A Paris, les métropolitains qui ont une certaine connaissance de l’Afrique s’inquiètent. La revue économique Marchés Tropicaux reproche à la déclaration de De Gaulle d’avoir posé sans nuance les termes de l’alternative, au risque d’imposer aux Africains une pression morale intolerable, et reclame &laqno; une solution dans laquelle, effectivement, chaque territoire se sentirait libre […]. Marchés Tropicaux, on s’en doute, n’a pas la réputation d’exprimer les points de vue les plus novateurs. Les critiques et suggestions publiées dans son numéro du 16 août 1958 n’en sont que plus significatives de l’inquiétude des milieux d’affaires et des maisons de commerce. Elles seront d’ailleurs prises en considération.
Le 19 août, de Gaulle accepte d’introduire deux amendements proposés par le comité consultatif constitutionnel. Le premier prévoit qu’un territoire d’outre-mer qui aura voté oui, c’est-à-dire choisi l’adhésion à la Communauté, pourra quand même ultérieurement opter pour l’indépendance. Ce qui devait désamorcer la charge d’infamie contenue dans le terme secession, qui avait été utilisé avec toute l’intonation péjorative que sait y mettre de Gaulle; et ce qui ôte, a priori, son principal argument à Sekou. Le deuxième amendement stipule que les territoires pourraient entrer dans la Communauté groupes ou non entre eux, ce qui introduisait la possibilité d’une fédération au niveau de l’AOF, la décision relevant de l’initiative des assemblées locales. Une évolution qui, là encore, aurait dû satisfaire le leader guineen. Le Sénégal et le Soudan (Mali actuel), deux ans plus tard, useront d’ailleurs de cette dernière possibilité quand ils décideront de constituer ensemble l’éphémère Fédération du Mali.
On peut imaginer la satisfaction qu’aurait éprouvée Sekou Toure si ces deux amendements avaient été introduits grâce à son intervention. Et l’on mesure par là même l’erreur commise par Houphouet-Boigny le jour où il a décidé d’écarter le leader guinéen du comité consultatif constitutionnel. Au festival des vanités, de Gaulle, Houphouet et Sékou Touré ont alors rivalisé de coquetterie. C’est donc sur un fond de bouderie que va s’engager, au moment où tout aurait du s’arranger, le dialogue de sourds entre Conakry et Paris.
De Gaulle n’a encore rien dit officiellement de la modification essentielle apportée à son projet. Il entend en reserver la primeur aux Africains à l’occasion du discours qu’il prononcera à Brazzaville, lors de la tournée africaine qu’il entreprend du 20 août au ler septembre. Celle-ci le conduit d’abord à Tananarive, où il annonce que les membres de la Communauté seraient des Etats, puis à Brazzaville, où il proclame ***tonc que les territoires africains auront le droit à l’indépendance, et enfin a Abidjan, Conakry et Dakar.
A l’origine, l’arrêt à Conakry n’est pas prévu au programme; il est décidé in extremis sur l’insistance de deux hommes, Bernard Cornut-Gentille et Diallo Telli.
L’ancien haut-commissaire et le secrétaire general de l’AOF sont l’un et l’autre convaincus que tout peut encore s’arranger entre de Gaulle et Sekou, pourvu qu’ils aient une conversation franche. Mais de Gaulle n’a pas l’intention d’aller au-delà des dernières concessions qu’il a faites. A Cornut-Gentille qui s’inquiète, il repond: Allons, mon petit, ne vous faites pas de mauvais sang, si c’est necessaire on leur serrera la vis
De Gaulle, c’est Jupiter. Sekou, lui, c’est Achille. Il s’est terré sous sa tente. A-t-il eu seulement connaissance de la proclamation de Brazzaville ? L’a-t-il lue ? Probablement oui, mais il n’en laisse rien paraitre. Quelques heures avant l’arrivée du général, il discute avec le gouverneur Jean Mauberna, qui le lui avait demandé, du discours qu’il doit prononcer devant l’Assemblée en présence de son hôte. Il réclame au dernier moment que Gabriel d’Arboussier, sécrétaire general du RDA et futur ministre sénégalais, se joigne à eux. Tous trois, épaule contre épaule, pèsent chaque ligne du texte prépare par le leader guinéen. A un moment, d’Arboussier sursaute: Tu retardes. Tu réclames le droit à l’independance: tu l’as depuis Brazzaville ! Sekou modifie son projet de discours. Mais son visage est fermé.

L’accueil reserve au général est pourtant des plus chaleureux : Recevons-le mieux que Vincent Auriol, ordonne le chef du PDG à son ministre de l’Intérieur, Fodeba Keita. Les enfants des écoles, les travailleurs, les fonctionnaires, sont mobilisés. Les présidents des sections PDG de Conakry et de sa banlieue ont reçu la consigne de montrer l’emprise du parti sur les masses.

La foule crie: Sily ! Sily ! Sily ! De Gaulle ignore encore que Sily, c’est Sékou Touré

Ce 25 août, en fin d’après-midi, sur tout le parcours menant de l’aérodrome à Conakry, le parti a réuni la population. Chaque groupe est vêtu de boubous et turbans de couleur uniforme. Tam-tams et balafons, chants et danses, de Gaulle est reçu en triomphe. Comme un empereur, pense-t-il dans la voiture découverte qui passe entre deux vagues humaines scandant Sily, Sily, Sily. De Gaulle ignore à cet instant que Sily, c’est Sekou. Un Sekou qui partage sa voiture mais non son pouvoir. La Guinée, c’est lui. De Gaulle, donc, ne se pose pas de questions. Il prend pour lui l’enthousiasme populaire. Et quoi de plus sincère que cet enthousiasme d’une population qui sait sa dignité retrouvée en tout état de cause, qui ne doute pas qu’elle touche au port de la liberté recouvrée, qui mêle dans une même admiration la sagesse du vieux chef gaulois et la pugnacité du jeune chef africain. C’est un moment magique.
De Gaulle est ravi de l’accueil de Conakry, encore plus extraordinaire que celui d’Abidjan ou de Brazzaville, pourtant des plus éclatants. Et c’est ce peuple qui dirait non à la France ? Il ne peut pas le croire. L’hostilité de Sekou à son projet constitutionnel n’est qu’un mouvement d’humeur déjà passé ou presque. Il suffirait d’un geste, pense de Gaulle, se tournant vers le Sily:
-J’espère que ce sera aussi bien à Dakar.
– Je le souhaite, mon général, et j’espère d’ailleurs voir la réception de mes yeux car je dois me rendre à Dakar demain.
– Alors, mon cher président, dit de Gaulle paternel, faites-moi le plaisir de prendre place dans mon avion personnel.

Arrivé au palais du gouverneur, le général demande à Mauberna:
-Eh bien, monsieur le gouverneur, que pensez-vous des résultats du referendum ici ?
– La réponse sera celle que voudra Sékou Touré. Quelle que soit sa décision ce sera du 95 %. Je ne crois pas que cette décision soit prise

Le gouverneur se trompe. La décision est prise. Quand il est rentré de Dakar, Sekou est toujours sous le coup de l’humiliation. Il est également convaincu que le Sénégal et le Niger voteront non. Il rédige dans ce sens le texte du discours qu’il doit prononcer. Un texte, nous dit Bela Doumbouya, reponsable du PDG alors présent, qui indique la volonté de la Guinée de choisir l’indépendance. Et dans des termes si violents que la réunion des cadres qui l’examine en première lecture demande qu’il soit moins provocateur. Une commission est constituée pour l’assouplir. Sekou s’est engagé devant les dirigeants du parti à choisir l’indépendance immédiate, comme le Ghana et le Togo. Il ne sera pas seul: Senghor, Djibo, c’est sûr, l’accompagneront. A eux trois, pense-t-il, ils seront en position assez forte pour atténuer le choc. En attendant, les Guinéens auront compris qu’ils ont un chef digne de ce nom.

Après tout, ils ne sont pas si nombreux, ceux qui ont tenu tête victorieusement au général ! Sékou Touré revêt le boubou blanc et la toque de feutre qui representeront désormais les attributs de son pouvoir. C’est à pied, depuis le palais du gouverneur, qu’il accompagne de Gaulle jusqu’à l’Assemblée nationale [territoriale]. La salle est comble de militants venus assister au défi que doit lancer leur chef.
Le leader guineen n’a pas prononcé trois phases, raconte Jean Lacouture qui assistait au spectacle dans la tribune de presse, que l’on sent qu’il va se passer quelque chose. Ce n’est pas tourné vers son hote, qu’il parle, mais vers la foule. Et la foule, au fond de la salle, c’est une masse de militants d’où monte une puissante rumeur et qui salue d’ovations frénétiques chacune des formules où l’orateur met en cause le système colonial ou évoque l’avenir de l’Afrique. Et surtout celles-ci: Nous préferons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage, ou encore: Nous ne renoncerons pas et nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l’independance. Ce texte insignifiant pour les Français qui en avaient pris connaissance, et qui, relu aujourd’hui, paraît presque modéré, le ton âpre, passionné, polémique, les « ports de voix », l’attitude altière de Sékou Touré et plus encore l’echo que lui faisait la masse groupée au fond de la salle, en firent une philippique. Prononcée face à l’homme âgé, chargé de gloire et habité d’idées généreuses, qui représente la France et qui est l’hôte de la Guinée, elle ne laisse pas de provoquer, chez les moins chauvins des auditeurs francais, un lourd malaise. Sekou a voulu montrer à de Gaulle qu’il n’était pas son féal, un vassal complaisant. Emporté par sa fougue, chauffé par l’assistance, il dresse un réquisitoire contre la métropole plutôt qu’il ne présente un plaidoyer. De Gaulle est piqué au vif. On n’a jamais parlé à la France avec une telle hargne, une telle véhémence. Pour un homme de sa génération, l’outrage dépasse les bornes. Il répondra, certes, mais avec hauteur: On a parlé ici d’indépendance. Je le dis ici, plus haut encore qu’ailleurs, que l’indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre en disant « non » la proposition qui lui est faite et dans ce cas je garantis que la métropole n’y fera pas obstacle !
Il n’y a plus de mon cher président. En une demi-heure, ce 25 août 1958, le sort des relations franco-guinéennes vient de se jouer sur des humeurs, sur des fautes de psychologie, sur des impolitesses. De Gaulle évitera dorénavant de prononcer le nom de Sekou Toure. A peine a-t-il regagné le palais du gouverneur, raconte Georges Chaffard, qu’il réunit dans le bureau du gouverneur MM. Cornut-Gentille, Messmer et Mauberna: Messieurs, voilà un individu avec lequel nous ne pourrons jamais nous entendre. Nous avons plus rien à faire ici. Allons, la chose est claire : le 29 septembre au matin, la France s’en ira. Et comme les trois personnages, interloqués, esquissent une timide réfutation, le général tranche: La Guinée, messieurs, n’est pas indispensable à la France. Qu’elle prenne ses responsabilités.
Mais que fait Sékou Touré au même moment ? Il recueille les fruits de son triomphe, au milieu de ses camarades du parti qui le congratulent. Avec un brin d’inquiétude qui tempère l’admiration que l’on peut éprouver pour celui qui a osé et qui n’en est pas tombé foudroyé. En attendant, de Gaulle lui fait dire qu’il n’y a pas de place pour lui dans la Caravelle présidentielle. Bernard Cornut-Gentille et Messmer lui font savoir que, contrairement à ce qui était prévu, ils ne passeront pas la nuit sous son toit. Les bagages de ces deux personalités sont récupérés chez lui, en son absence. Le lendemain matin, sous une pluie battante, Sékou Touré accompagne de Gaulle àa l’aéroport. Les deux hommes ne desserrent pas les dents. La veille au soir, le Guinéen avait demandé audience au général; il avait refusé de le recevoir.
Une dernière tentative sera faite, avec la complicité de Bernard Cornut-Gentille, à Dakar. L’ancien haut-commissaire de l’AOF a envoyé son avion personnel à Conakry pour que Sékou Touré puisse se rendre dans la capitale sénégalaise comme il l’avait prévu. A Dakar, les deux hommes s’entretiennent ensemble toute la nuit. Maintenant, la position guinéenne est définitivement arrêtée: la Guinée se fédèrera avec les autres pays de la région pour créer une AOF indépendante dotée d’un exécutif indépendant. Et l’AOF formera avec la France, l’AEF et Madagascar une confédération. En cas de refus de De Gaulle, la Guinée indépendante fera cavalier seul. Peut-il expliquer sa position au général ?
Une fois de plus, de Gaulle refuse de le recevoir. Et Bernard Cornut-Gentille est en train de se dire que ce Sékou Touré qui lui doit tant, dont il se portait garant, a trahi sa confiance. Pour sa part, de Gaulle a décidé de laisser agir Félix Houphouët-Boigny. Réunis à Paris, les membres du bureau du RDA convoquent Sékou Touré, qui refuse de se déplacer: il n’admet pas les termes d’un communiqué du parti critiquant ses positions et réaffirmant qu’aucun dirigeant du RDA, isolé ou groupé, n’est habilité à faire des déclarations qui ne seraient pas dans le sens de la décision de notre réunion du 3 août . Le leader guinéen vient de rompre les ponts avec le Rassemblement. Il ne se rendra même pas à Abidjan aux obsèques d’Ouezzin Coulibaly, l’homme qui, mandaté par le RDA, l’avait aidé à mettre sur pied le PDG en Guinée.
La présence d’émissaires du RDA venus à Conakry assister à la conférence territoriale du PDG n’empêche pas le vote, le 14 septembre, d’une motion confirmant à l’unanimité le mot d’ordre de son secrétaire général: Nous voterons « non » à une Communauté qui n’est que l’Union française rebaptisée, c’est-à-dire la vieille marchandise dont on a changé l’étiquette. Nous voterons « non » à l’inégalité; nous voterons « non » à l’irresponsabilité. A partir du 29 septembre, nous serons un pays indépendant .
Le Sily reste tout aussi intransigeant quand Senghor lui fait expliquer par Mamadou Dia peu avant le référendum la complexité du problème économique sénégalais qui l’oblige à renoncer au « non » en faveur du « oui ». Le saut dans l’inconnu se fera seul, mais il se fera.
En fait, les Guinéens ne croient pas réellement au risque de sanctions économiques, et encore moins à une cessation de l’assistance technique, alors que le Maroc et la Tunisie, qui aident le FLN algérien, en bénéficient toujours. A quatre jours du referendum, quand le gouverneur Mauberna, en présence de Saifoulaye Diallo, met en garde Sékou Touré contre un retrait immédiat de l’aide française, il rit, incrédule. Pourtant, les avertissements se font de plus en plus pressants: entre le 20 et le 23 septembre, le président français de la chambre de commerce de Conakry, accompagné du president des Français libres de Guinée, a fait un voyage à Paris dans l’espoir de fléchir de Gaulle. En vain. Et le gouverneur Mauberna a même reçu l’ordre de quitter le pays le 26 au plus tard. Le gouvernement français est bien décidé à casser.
Ce n’est que le 24 septembre que les Guinéens s’inquiètent sérieusement. Sékou Touré se rend avec une délégation du PDG chez le gouverneur. Il lui demande de prévenir Paris que la Guinée souhaiterait signer des accords d’association avec la Communauté dès le lendemain du referendum comme l’article 88 du projet constitutionnel le permet. Paris ne le souhaite pas.

Sékou Touré fume sans arrêt des Gitanes ou des Gauloises son dernier lien avec la France.

Deux jours plus tard, c’est le fameux 28 septembre 1958.
Le referendum se déroule dans le calme. Chacun sait que les jeux sont faits. Le matin, un haut fonctionnaire français, M. Risterucci, est arrivé de Dakar avec, dans sa serviette, les notifications à faire au gouvernement guineen sitôt proclamés les résultats. Ceux-ci, conformes aux previsions, ne sont annonces officiellement que le 2 octobre. Sur 1405 986 inscrits et 1 200 151 votants, le non s’impose avec 1 130 292 bulletins contre 56 959 oui.
M. Risterucci délivre alors la note du gouvernement français aux nouvelles autorités guinéennes. Sékou Touré apprend que les fonctionnaires français vont être rapatriés, que les investissements doivent être interrompus, que l’aide financière au budget guinéen sera supprimée. Selon un témoin, le journaliste du Monde Andre BlanchetSékou Touré donnait l’impression d’un homme plutôt fébrile, contracté, peut-être inquiet mais n’adoptant ni une attitude de défi, ni la marque du désespoir.
Un autre journaliste constatait le même jour: La réponse, donnée par la Guinée de Sékou Touré à la France heurte la grande majorité des Français attachés à la coopération à long terme entre leur pays et l’Afrique parce que, contrairement à ce qu’affirme le premier président guinéen, elle n’atteint pas seulement le général de Gaulle ou son projet de constitution communautaire mais elle signifie l’abandon d’une certaine conception de la coopération inter-raciale et supra-nationale au bénéfice du nationalisme le plus étroit. Cette rupture guinéenne a quelque chose d’injuste et de démesuré. C’est un geste moins héroique qu’inutilement politique. Mais ce geste, c’est celui qui a, pendant quelques annees, propulsé Sekou Toure aux sommets de la gloire, non seulement en Afrique mais dans le monde entier.
La Guinée a voulu le divorce ? Elle l’aura. Mais sans pension alimentaire, dit-on alors à Paris. S’agissait-il de punir un enfant rebelle ? Ou de montrer à tous les autres pays de l’Afrique francophone, à ceux qui avaient dit oui qu’ils avaient eu raison de faire le bon choix ? En tout cas, aux offres de coopération immédiates du gouvernement guinéen, Paris répond sur papier sans en-tête, sans signature, ou par de simples accusés de réception. Quand Paris répond. Les instituteurs et les professeurs français*** cours à Conakry ou dans les provinces, après les grandes vacances, sont priés de débarquer à l’escale de Dakar. Aux techniciens du secteur privé, on dit qu’ils sont libres de travailler en Guinée, mais sans la moindre garantie de l’Etat français. Les banques coupent tout crédit, les pensions des anciens combattants ne sont plus versées. Sur place, le palais du gouverneur a été vidé de ses meubles, le téléphone arraché. Les dossiers que les fonctionnaires francais ne pouvaient emporter ont été brûlés. Les formulaires des PTT ont été jetés à la mer. Les responsables du chemin de fer sont partis. Les formules de fabrication ont disparu de l’usine de Seredou, qui fournissait la quinine.
On ne peut pas dire que la France officielle se soit retiréee avec élégance. Sékou Touré, lui, est vite abattu. Il s’attendait tout sauf à une telle réplique: Tous les Guinéens savent, et ses proches plus que personne, écrit alors Georges Chaffard, que Sékou Touré a frisé la depression lorsque, à la suite d’un incroyable carrousel de notes diplomatiques, verbales, officieuses, officielles, il se heurta à un « non » definitif du gouvernement français de lui lancer sa bouée de sauvetage d’une association avec la France et la Communauté. Il reste prostré dans le palais du gouverneur, pratiquement inhabitable mais qui a été si longtemps sa suprême ambition, fumant cigarette sur cigarette, de ces Gitanes dont il dira plus tard qu’elles sont mon dernier lien avec la France. Il est si lent à comprendre la réalité qu’il retarde la publication des premières reconnaissances officielles, celles du Liberia et du Ghana, dans l’espoir d’obtenir celle de jure de la France, antérieurement à tout autre. Le gouvernement français avait opté pour une sorte de quarantaine. Camara Faraban, alors un des conseillers les plus écoutés de Sékou Touré, nous a raconte comment, pendant les huit premiers jours de l’indépendance, lui et quelques uns de ses amis ont du soutenir le moral chancelant de leur chef et lui montrer qu’il existait d’autres issues que la France.

Et c’est ainsi que se forgea soudain le mythe du nationaliste intransigeant dont la lucidité, le courage, l’abnégation avaient fini par vaincre le colonialisme francais. L’homme qui pendant des années avait fini par s’installer dans le confort somme toute enviable d’un parlementaire de la métropole va dorénavant se forger l’image d’un révolutionnaire conséquent, parvenu à ses fins au terme d’un combat sans merci.

Peux-tu me dire si le texte que tu as remis à de Gaulle contenait le mot d’independance.

Trente ans après les événements de Guinée, qu’en dit le président Houphouët-Boigny, témoin privilégié, à défaut d’être neutre, de toute l’affaire ? Un entretien de ce dernier avec l’historien ivoirien Jean-Noël Loucou, publié dans le quotidien abidjanais Fraternité-Matin du 19 avril 1986, apporte un éclairage intéressant. D’après ce récit, Sékou Touré apparaît surtout comme un homme pressé de jouer un rôle à tout prix, quitte à tromper tout le monde. S’agissant du mémorandum remis par Sékou Touré à de Gaulle, Houphouët assure qu’il ne prônait pas l’indépendance, contrairement à qui sera affirmé plus tard à Conakry: Le mémorandum [de 1958] ne contenait pas le mot d’indépendance. Quand je me rendis en visite à Faranah [à la fin des années soixante-dix], je dis à Sékou:
– « Je me suis tu jusqu’ici sur cette question de l’indépendance. Mais peux-tu me dire puisque nous sommes entre nous si le texte que tu as remis à de Gaulle contenait le mot d’indépendance ? » Ce mot n’y figurait pas comme je viens de le dire
. Selon Houphouët, le général n’avait accepté d’abord qu’un seul amendement au texte de la future Constitution, celui relatif à la révision quinquennale des accords de la Communauté. C’est au moment où plus personne ne s’y attendait qu’il avait cédé sur le point de l’indépendance, en demandant à Michel Debré de l’inscrire expressément dans le texte constitutionnel.

Malraux, le ministre français de la Culture, et Houphouet avaient été chargés d’aller expliquer le texte ainsi adopté dans des meetings à Paris. De Gaulle pour sa part avait décidé d’aller porter lui-même la bonne nouvelle en Afrique. Et voici comment le président Houphouet-Boigny rend compte de la fameuse étape de Conakry :

A Conakry, Sékou Touré a organise les choses. Il s’y connait en fausse agitation. C’est le côté hableur du personnage. Il voulait que l’on dise que c’est à la suite de son intervention que de Gaulle a modifié le texte constitutionnel. Il prononce son fameux discours et irrite de Gaulle par ses propos. Dignité contre dignité, de Gaulle répond: « Vous pouvez prendre l’independance ! » Sekou m’a ensuité envoyé une délégation pour me demander de rattraper l’incident de Conakry.

S’agissant du processus général de la décolonisation, le jugement de Houphouet relativise également pour le moins l’importance des initiatives de Sékou Touré :

Quand on parle de la décolonisation de l’Afrique noire on oublie que le processus, du moins de 1956 à 1960, s’est décidé à Paris. Et j’étais alors le seul Noir parmi les décideurs blancs. En obtenant l’inscription de l’indépendance dans le texte constitutionnel, nous la rendimes possible. On exagère la portée des réunions de Cotonou. Le général de Gaulle n’était pas homme à se laisser impressionner par l’agitation et les criailleries de quelques syndicalistes. Mais, comme je l’ai dit, c’est l’action du RDA de 1946 à 1956, puis au gouvernement (avec ma nomination comme ministre en 1955) qui a enclenché le processus de décolonisation et a permis de le conduire a terme.

Quoi qu’on puisse en penser rétrospectivement, et même Houphouet a raison de croire qu’on surestime largement portée, le « non » guinéen valut un immense prestige à la Guinée à travers le monde : dès le lendemain du 28 septembre, tous les progressistes de la planète-et même si la plupart d’entre eux eussent été incapables de situer la Guinee sur une carte-virent en Sékou Touré un personnage historique.

Et que dire des Africains ? Jusqu’alors, ils étaient nombreux les intellectuels, les étudiants, les syndicalistes qui n’avaient pas de mots assez durs pour fustiger, comme van den Reysen, un Togolais responsable de la FEANF, dans L’Etudiant en Afrique noire, en mai 1958, le Sékou Touré ministre de la loi-cadre, grassement payé avec l’argent des travailleurs, le Sékou Touré qui pousse les Guinéens au meutre […] parle de liquidation du système colonial, de lutte pour l’émancipation, mais évite de prononcer le mot magique de notre temps : indépendance ! Tous communient tout à coup autour du nouvel héros et glorifient son nom. Son passé est gommé. Ce qui était opportunisme et compromission devient strategie et tactique.
Le Mahdi est arrivé, un prophète est né. Il ne va pas manquer de chantres pour dire son éloge et de missionnaires pour se mettre à la disposition de la révolution africaine qu’il incarne. Tous les militants de l’indépendance, frustrés de la victoire dans leur propre pays, accourent, idéalistes et désintéressés, avec l’espoir de lui apporter leur expérience et leurs talents. Evoquons, pour ne citer qu’eux, ces professeurs qui, en plus de leurs nombreuses heures de cours au lycée Donka et dans d’autres établissements, s’attèlent immédiatement à la réforme de l’enseignement. Parmi eux, on n’oubliera pas de si tôt les Senegalais David Diop et Niang Seyni, le Burkinabe Joseph Ki-Zerbo, I’Ivoirien Harris Memel Fote, le Beninois Louis Senainon Behanzin et les Haitiens Mac Lorrain et Adrien Bance. Mais combien ils seront nombreux aussi les autres cadres, de toutes origines, comme le Sénégalais Sall Khalilou, qui prend la direction des chemins de fer.
A l’étranger, il n’est pas un grand journal qui ne dépêche son envoyé special brosser le portrait en pied du Toussaint Louverture des temps modernes. Rien d’étonnant quand il s’agit d’un communiste, comme Suret-Canale qui, en 1971, pour justifier les pendaisons de Conakry, sera encore assez aveugle pour comparer Sékou Touré à Robespierre. Mais on trouve aussi tous les reporters de la presse américaine, sans doute parce qu’elle n’aime pas le général de Gaulle, pour contribuer à l’édification du mythe: la Guinée de Sékou Touré est le pays qui a sauvé l’honneur de l’Afrique.
Le triomphe de Sekou n’est pas uniquement personnel. Il rejaillit sur l’Afrique entière, et surtout sur les jeunes nationalistes. Du coup, Conakry devient le centre de ralliement en Afrique des opposants et des mouvements de libération nationale. De ceux qui affluent alors de toutes parts avec les projets de société les plus contrastés, on peut citer les leaders du Parti africain de l’independance (PAI) tels les Senegalais Majhemout Diop ou Niang Seyni, les Camerounais Ruben Um Nyobe et Felix Moumie de l’Union des populations camerounaises (UPC), les syndicalistes ivoiriens Camille Adam et Ngo Blaise, le Nigerien Djibo Bakary de la Sawaba. Et Conakry soutient de loin ceux qui n’ont pas les moyens de rejoindre la nouvelle Mecque laique. C’est ainsi que la colonie dahoméenne de Conakry est autorisée a manifester en 1959 son soutien à Justin Ahomedegbe de l’Union démocratique dahoméenne (UDD-RDA), alors en opposition au gouvernement Hubert Maga. Sekou ne se contente d’ailleurs pas d’accueillir à bras ouverts des réfugiés politiques de tous horizons, il se fait ambassadeur de sa propre cause un peu partout dans le monde. En 1960 à New York, où il est reçu en grande pompe, les Nations unies bousculent leurs traditions protocolaires pour écouter le porte-parole de l’Afrique libre. Il utilise cette tribune pour poser la question de la libération totale du continent noir. A Washington, il discute d’égal à égal avec Eisenhower, le président de la première puissance du monde. Poursuivant cette tournée triomphale, il est bientôt à Londres ou il préconise la suppression des barrières linguistiques et autres entre l’Afrique francophone et l’Afrique anglophone. Sur la même lancée il visite l’Allemagne fédérale avant d’embarquer pour l’Union soviétique et la Tchécoslovaquie. Pas une capitale qu’il n’aborde sans délivrer son message à la fois debordant de générosité et ponctué de réserves prudentes: à Moscou, par exemple, il déclare admirer la révolution socialiste tout en affirmant pour sa part n’être pas communiste.
Expérimentée pour la première fois en Guinée par Sékou Touré, on ne retrouvera que bien plus tard dans d’autres pays africains l’emploi continu de cette tactique particulière connue sous le nom de fuite en avant. Puisque revolution il y a, Sekou sera ultra-revolutionnaire.