webGuinée Histoire
Ibrahima Baba Kaké
Sékou Touré : Le Héros et le Tyran
Paris, 1987, JA Presses.
Collection Jeune Afrique Livres. Vol. 3. 254 pages
Chapitre 9
TOUS AZIMUTS (1971-1984)
Même si, au plan des résultats, elle n’a finalement eu qu’une valeur symbolique, la révolte des femmes est venue confirmer ce que les précédents mouvements semblaient montrer: tous les secteurs de l’opinion guinéenne, toutes les couches sociales représentatives sont prêtes, à la première occasion, à monter au créneau pour manifester ne serait-ce que leur mécontentement. Entre 1965 et 1978, le dictateur semble d’ailleurs n’avoir eu d’autre préoccupation majeure que d’éviter de telles manifestations en réduisant les Guinéens au silence. Pendant ces treize ans il s’arrête même totalement de voyager, ignorant jusqu’aux sommets de l’OUA, dont il était pourtant l’un des pères fondateurs.
On assiste donc à un nouveau tournant essentiel du régime en 1978 quand Sékou Touré se remet à voyager. Cette ouverture vers l’extérieur sera pour le moins intense puisqu’il visitera en six ans une centaine de pays. Ainsi sera-t-il à nouveau considéré comme l’un des chefs de file parmi les leaders de l’Afrique et du Tiers Monde. Que signifie cette spectaculaire réorientation de la politique extérieure à laquelle nous assistons ?
En réalité, cela fait déjà quelques années que l’isolement de la Guinée est devenu intenable. D’autant que les pressions en faveur d’une libéralisation du régime viennent de tous les côtés. Aussi bien de la part de ceux qui sont favorables au régime que de la part de ceux qui veulent l’abattre. En dépit de ses efforts, l’opposition extérieure n’est parvenue jusque-là que difficilement à éclairer l’opinion internationale. Elle marque cependant enfin des points avec la sortie et la saisie en octobre 1976 du livre de Jean-Paul Alata Prison d’Afrique. L’auteur de cet ouvrage, on l’a vu, est un ancien collaborateur de Sékou qui, « pour avoir cessé de lui plaire », a été dans les cellules du camp Boiro.
La loi a cessé de prévaloir en Cuinée où la terreur est devenue monnaie courante.
Libéré à la demande des autorités françaises lorsque les relations entre les deux pays commencent à s’améliorer, il écrit Prison d’Afrique pour raconter ses diverses épreuves. Aussitôt Sékou réclame l’interdiction de ce témoignage qui dénonce le système concentrationnaire guinéen. Il obtient satisfaction. Faisant jouer une vieille loi de 1889 destinée à réprimer les menées anarchistes, rafraîchie en 1939 pour freiner la pénétration de la propagande nazie en France, le ministre français de l’Intérieur, Michel Poniatowski, fait saisir la totalité des exemplaires de Prison d’Afrique. Détail scabreux: l’homme qui a fait toutes les démarches à Paris au nom du gouvernement guinéen, l’ambassadeur Seydou Keita, a été longtemps spécialiste au camp Boiro des interrogatoires poussés
Mais à quelque chose malheur est bon: c’est grâce à la grande polémique qui naît en France autour de la saisie du livre de Jean-Paul Alata que l’opposition guinéenne extérieure réussit à se faire entendre. Pour la première fois, on parle largement en France et ailleurs du goulag guinéen. L’ensemble de la gauche française, ainsi que les organisations internationales humanitaires, sortent enfin de leur longue réserve. Le Parti socialiste français, notamment, prend des positions si tranchées -surtout au congrès du parti à Nantes en 1977- qu’il est bientôt qualifié de parti de la souillure par le dictateur guinéen. On espérait pourtant que Sékou Touré saisirait l’occasion du 20è anniversaire de la proclamation de l’indépendance pour annoncer la libération de milliers de Guinéens encore emprisonnés dans différents camps de détention répartis à travers le pays. Ne voyant rien venir, Amnesty International demande dans un communiqué publié le 2 octobre 1978 à Paris d’accor der l’amnistie à tous les prisonniers encore détenus en Guinée, et de permettre à une organisation internationale de procéder sur place à une enquête sur les conditions de détention des prisonniers politiques. C’est également cette date du 2 octobre que choisit le Regroupement des Guinéens de l’extérieur (RGE), mouvement d’opposition au régime, pour organiser à Paris, dans la grande salle des fêtes de l’hôtel Lutetia, une soirée-débat avec projection du film d’Alain d’Aix et Morgan Laliberté La Danse avec l’aveugle -film qui évoque les tortures couramment pratiquées dans les prisons guinéennes. En fait les pressions des organisations humanitaires ont commencé bien plus tôt. C’est ainsi qu’on ne peut passer sous silence la lettre adressée le 25 mai 1977 au secrétaire général des Nations unies Kurt Waldheim par l’Association internationale pour les Droits de l’homme, à la tête de laquelle se trouvent des célébrités comme Gunnar Myrdal, Andréï Sakharov et Fenner Brockway. Cette lettre, contresignée par les quatre ambassadeurs successivement accrédités à Conakry par les Etats-Unis, disait ceci:
C’est avec un profond regret que nous présentons une telle communication aux Nations unies parce que les violations des Droits de l’homme ici dénoncées se déroulent dans un pays dirigé par un homme qui s’attira le respect du monde quand il conduisit son pays à l’indépendance. Néanmoins, nous avons réuni les preuves évidentes de la détention systématique dans ce pays de toute personne présumée être en opposition avec le gouvernement; de tortures, d’assassinats ou de réduction à la famine des prisonniers politiques; de l’exil forcé de deux millions de Guinéens […] La loi a cessé de prévaloir en Guinée où la terreur est devenue monnaie courante.
A cette date, en fait, Sékou Touré a déjà largement amorcé le tournant du régime qui le conduit à s’ouvrir à l’extérieur. Dès 1975, après dix ans de brouille, le dictateur guinéen a entrepris de renouer avec la France. Un processus qui aboutira, le 20 décembre 1978, à l’arrivée du président Valéry Giscard d’Estaing en visite officielle en Guinée. Ce voyage qui consacre la réconciliation Paris-Conakry a été rendu possible par l’obstination du diplomate français: André Lewin.
Ce bel homme, blond, âgé de 45 ans à l’époque, a été porte-parole du secrétaire général des Nations unies. C’est à ce titre qu’il s’est rendu en Guinée avec Kurt Waldheim en 1974. Ce n’était pas son premier contact avec les problèmes africains. En 1967 déjà, membre du cabinet d’André Bettencourt, alors secrétaire d’Etat français aux Affaires étrangères, il avait eu à connaître divers dossiers franco-africains, et en particulier des démêlés diplomatiques franco-guinéens. Mais à partir de 1974, c’est à une mission de grande portée qu’il s’attaque: Kurt Waldheim en fait, après son voyage, son représentant personnel auprès des Guinéens avec mission de tenter d’abord de libérer un prisonnier allemand, arrêté après les événements de 1970, et, l’un n’allant pas sans l’autre, de contribuer à désenclaver diplomatiquement la Guinée. Pendant deux ans André Lewin fera la navette entre New York, Conakry, Bonn et Paris. Dès 1974 il obtient un premier résultat: la réconciliation entre la Guinée et l’Allemagne fédérale, accusée quatre ans auparavant d’avoir participé au complot de 1970 contre le dictateur. La porte était ouverte. Restait à y faire passer la France, d’autant que Paris, rapidement, l’encourage à persévérer dans ce sens.
Tout en gardant son statut de représentant du secrétaire général de l’ONU, le diplomate français s’emploie à remplir sa nouvelle tâche avec des méthodes inspirées de celles d’Henry Kissinger: petits pas et relations personnelles-vite excellentes-avec Sékou Touré. Aussi, en 1975, André Lewin réussit-il l’impossible: Sékou Touré lui remet le 14 juillet dix-huit prisonniers français détenus pour participation à tel ou tel complot . Moins d’un an après, dépouillé de sa casquette onusienne et nommé ambassadeur de France à Conakry, il présente ses lettres de créances au président guinéen. Et c’est ainsi qu’il organise patiemment la fameuse visite officielle de Valéry Giscard d’Estaing vingt ans après le face à face tumultueux Sékou-de Gaulle.
En 1978, Paris ne pouvait que se féliciter des retrouvailles avec la Guinée. La France va, comme elle le souhaite, reprendre sa place dans un pays dont les ressources minérales sont alléchantes et où tout reste à faire. Elle récupère un régime au bout du rouleau. En renouant avec Conakry, le gouvernement français poursuit aussi sans doute un autre objectif: stopper la pénétration soviétique en Afrique. Moscou entretenait alors environ mille coopérants en Guinée, contre trois cent cinquante Cubains et cent Allemands de l’Est. Lorsqu’on fait observer à André Lewin que ses compatriotes ne sont à ce moment-là que dix, il rétorque en souriant: Ce n’est pas mal en un an !
Dès que Sékou Touré est parvenu à normaliser ses relations avec la France, il s’estime en position de négocier avec ses frères ennemis de Côte d’Ivoire et du Sénégal, si souvent dénoncés comme des valets de l’impérialisme. Un sommet est alors organisé à Monrovia le 17 mars 1978, réunissant les présidents de Côte d’Ivoire et du Sénégal en compagnie de ceux du Togo, de Sierra Léone, de Gambie et du Libéria, puissance invitante. Des accords alors conclus, il ressort que le président guinéen se résignera à cesser de pourchasser ses ressortissants émigrés dans les pays voisins ou d’exiger qu’ils lui soient livrés -dès lors que les organisations d’exilés politiques ne recevront pas d’aide pour préparer le renversement du régime. Ainsi le dictateur sort-il de son dramatique isolement, qui n’était évidemment pas étranger à la violence de sa pratique du pouvoir. Les espoirs nés à Monrovia conduiront en 1979 Sékou Touré en visite officielle tant en Côte d’Ivoire qu’au Sénégal. Le voyage à Yamoussoukro, du 26 au 28 février 1979, donne lieu à un large échange de vue entre Houphouët-Boigny et Sékou Touré. Beaucoup d’observateurs en concluent que dorénavant Sékou Touré peut aspirer à prendre la relève du Vieux , ou à tout le moins hériter de sa qualité de coordonnateur avisé des relations inter-africaines et franco-africaines. Mais avant le rapprochement avec ses voisins immédiats, Sékou Touré avait fait une réapparition triomphale au sommet de l’OUA, après une absence de treize ans. Reprenant sa place, dès 1978, parmi ses pairs africains, il devient progressivement, et paradoxalement, le chef de file du groupe des Etats modérés. A ce titre il participe à de nombreux comités de médiation ou de bons offices de l’OUA, en particulier au comité de mise en uvre de la résolution sur le référendum au Sahara occidental. Les partisans de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) lui reprocheront cependant de pencher, en raison de son amitié pour Hassan II, en faveur des thèses marocaines, même si, soucieux d’accueillir un sommet de l’OUA à Conakry, il se défend de tout parti pris.
Cette tentative de normalisation tous azimuts des relations entre la Guinée et ses partenaires africains et occidentaux ne représente évidemment pas une panacée. La situation intérieure, que ce soit au plan de l’économie ou à celui des Droits de l’homme, ne s’améliore pas; et ce que Sékou Touré gagne d’un côté, il le perd souvent de l’autre. A Paris les épouses des disparus politiques en Guinée rappellent inlassablement que la Guinée reste un état répressif et policier. Dans le même temps on assiste à la dégradation des relations de Conakry avec l’Union soviétique, accusée d’avoir laissé l’économie guinéenne se débattre dans de graves difficultés sans lui proposer aucun remède sérieux. Sékou Touré repousse même sèchement une invitation à se rendre en URSS, ourtant adressée par Leonid Brejnev en personne. Les rapports avec les Cubains n’évoluent guère mieux Sékou Touré a été très déçu par Fidel Castro qui, en 1977, lui avait promis un rapide retrait de ses soldats de l’Angola.
Plus que jamais la République populaire de Guinée dépend de son principal client : les USA.
Surveillant de très près l’évolution des rapports de la Guinée avec le bloc de l’Est, Washington n’hésite pas à prendre immédiatement la relève pour soutenir le régime quand le besoin s’en fait sentir. Tout est bon pour détacher Conakry de Moscou. Au point que d’aucuns n’hésitent pas à affirmer encore aujourd’hui que certains excès et débordements du dictateur furent rendus possibles par les garanties américaines sur le plan économique et financier. Jamais, de fait, les activités des groupes américains n’ont été le moins du monde perturbées en Guinée. En échange de quoi ?
En août 1979, le président Jimmy Carter reçoit à Washington un Sékou Touré en passe de devenir le sage de l’Afrique. Officiellement il ne s’agit que d’une visite de travail , mais Sékou Touré est logé à la Blair House, résidence habituelle des chefs d’Etat en visite officielle . La moisson est substantielle. L’aide américaine se monte alors à 10 millions de dollars par an -dont 6 millions dans le cadre du programme Vivres pour la paix et 2,5 millions pour les projets de développement rural. Surtout, les milieux d’affaires font tout pour redorer le blason du dictateur. A Pittsburgh (Pennsylvanie), il est royalement reçu par les grands producteurs américains d’aluminium, parties prenantes de la Compagnie des bauxites de Guinée (CBG). La République populaire de Guinée va plus que jamais dépendre ainsi de son principal client, les Etats-Unis: en 1981, ils absorbent 95,8 millions de dollars d’exportations guinéennes et comptent pour 53 millions de dollars dans les importations.
Jimmy Carter évincé de la Maison Blanche en 1980 avec ses scrupules sur les Droits de l’homme, Sékou Touré peut désormais apparaître très ouvertement comme un allié privilégié des Américains. Sur les conseils du roi du Maroc Hassan II, Ronald Reagan invite le président guinéen à Washington, cette fois en visite officielle. David Rockefeller organise alors à son intention, le 18 juin 1982, un séminaire à New York pour promouvoir l’investissement en Guinée. Mais les investisseurs ne se mobiliseront pas beaucoup plus qu’auparavant ils se contentent, comme dans les années postérieures à l’indépendance, de rester présents dans les secteurs profitables, l’extraction et l’exportation des matières premières. Rien d’étonnant quand on sait que l’exploitation minière représente 97 % des recettes d’exportation du pays alors que la part du secteur manufacturier dans le produit intérieur brut est inférieure à 5 %. Une économie on ne peut plus aliénée à l’extérieur.
Si les Etats-Unis feignent d’ignorer la situation des Droits de l’homme en Guinée, celle-ci pèse plus que jamais sur la visite officielle que le chef d’Etat guinéen doit effectuer en France en septembre 1982. Les membres du parti socialiste ne se privent pas de faire savoir qu’ils désapprouvent cette invitation de celui qui en 1977 comparaît Mitterrand —désormais à l’Elysée— à Hitler. Mais Conakry donne de nouveaux gages à Paris en soutenant la position de la France au Tchad. Et il faut bien rendre l’invitation de 1978 au président Giscard d’Estaing, quitte à traîner les pieds.
De report en report, c’est en effet finalement en 1982 que Giscard d’Estaing devait le recevoir à Paris. Mais, contre toute attente, c’est François Mitterrand qui est élu président de la République française en 1981. Sékou Touré qui, dit-on, avait même réuni les marabouts afin de prier pour Giscard d’Estaing ne sait plus où donner de la tête. Comme bien d’autres chefs d’Etat africains, il était persuadé de la réélection de Giscard.
Comment rattraper la situation, puisque le voyage de Paris est essentiel au couronnement de la réconciliation franco-guinéenne à laquelle il accorde, dans sa nouvelle stratégie d’ouverture, une importance primordiale. C’est alors que s’instaure un imposant va-et-vient d’émissaires entre Paris et Conakry, qui aboutira à une confirmation de l’invitation de Giscard. Raison d’Etat oblige.
Sékou tient d’ailleurs d’autant plus à ce voyage en France qu’il a besoin de restaurer son image de marque. Des attentats, en effet, se succèdent les uns aux autres, trahissant son impopularité grandissante. Le 21 février 1981, le chef de l’Etat guinéen doit prendre l’avion pour se rendre en Afrique centrale. Peu avant son départ, des charges de plastic explosent à l’aéroport. Sékou Touré est sain et sauf. L’attentat n’est pas revendiqué. Les Allemands de l’Est qui travaillent à la réfection de l’aérogare sont un moment suspectés. Des dizaines de jeunes marchands ambulants sont arrêtés, ainsi que divers cadres guinéens séduits par l’appel à la réconciliation lancé par Sékou Touré et récemment rentrés au pays. Un jeudi d’avril 1982, veille de la grande prière , un jeune homme escalade l’enceinte du palais présidentiel et court vers les appartements du chef de l’Etat pour attenter à ses jours. Certaines sources affirment que Sékou a été à cette occasion légèrement blessé, d’autres soutiennent qu’il est sorti totalement indemne de l’incident. Une anecdote parlante dans tous les cas: si les gardes n’ont pu abattre le jeune homme, c’est que leurs armes -la confiance ne règne guère au palais !- n’étaient pas chargées.
Ces deux attentats en suivent un autre, plus spectaculaire encore, qui a eu lieu le 14 mai 1980. Sékou préside ce jour-là une soirée artistique au Palais du peuple à Conakry, pour l’anniversaire de la création du PDG-RDA. Les Ballets de Guinée jouent L’Orpheline, une pièce musicale tirée d’un conte du terroir. Au moment où les tam-tams se déchaînent, une grenade explose, trois rangées derrière le président. Une autre roule à ses pieds, mais rien ne se passe: elle n’a pas ete correctement dégoupillée. Jetés on ne sait par qui, des tracts gisent parmi les blessés, revendiquant l’attentat au nom d’un mystérieux front patriotique. Plus tard Sékou Touré dira, en se vantant, que de toutes façons la grenade roulant à ses pieds ne pouvait pas exploser car il était invulnérable, il avait la baraka . Sékou viendra donc à Paris du 18 au 23 septembre 1982. Un séjour plutôt mouvementé, le premier que Sékou effectuait en France depuis l’indépendance de la Guinée. Au-delà des relations d’Etat à Etat, François Mitterrand, qui connaît bien Ahmed Sékou Touré, tient à créer les conditions d’une réconciliation personnelle. Ils vont tout se dire, assurait un conseiller; rien ne sera oublié. Ni la polémique avec le PS ni les Droits de l’homme. Pendant des années, alors que la France gaulliste —de Gaulle, puis Pompidou — avait boudé la Guinée, la gauche française n’avait en effet pas oublié l’acte révolutionnaire de 1958, ni le combat syndical et politique de Sékou Touré. En 1972, ainsi, François Mitterrand s’était rendu, pour la dernière fois, à Conakry et il avait alors obtenu du chef de l’Etat guinéen, qui se disait encore son ami, la libération de trois détenus français. C’est après seulement que les accusations de Sékou Touré avaient conduit à une rupture entre les deux hommes. Mais si Mitterrand a quelques raisons personnelles et sentimentales de renouer avec lui, il en a aussi de plus politiques: le leader guinéen est donné favori pour être en 1983 président de l’OUA; il pourrait également prendre la tête du Mouvement des non alignés en 1985.
Sékou Touré : La dignité et la liberté de l’être et du peuple me sont chères.
A l’Elysée, le premier jour, le président guinéen assure que les relations franco-guinéennes connaîtront un avenir merveilleux et exalte la communauté d’idéaux entre Paris et Conakry. Interrogé sur les écarts d’opinion qui pourraient séparer les deux capitales sur certains problèmes, le chef de l’Etat guinéen répond sans ambages: Une coopération enregistre toujours quelques divergences parce que chaque peuple a sa personnalité […] Les Droits de l’homme sont mieux respectés en Guinée que dans certains pays du monde […] La dignité et la liberté de l’être et du peuple me sont chères.
Au moment où Sékou Touré est reçu à l’Elysée, les familles françaises de huit prisonniers disparus en Guinée lâchent dans le ciel de Paris, au cours d’une manifestation, des ballons multicolores portant le nom de chacun d’entre eux.
L’épouse française d’un de ces huit prisonniers a entamé, en outre, une grève de la faim à la chapelle de la gare Montparnasse. De plus une centaine d’opposants guinéens se réunissent place de l’Alma, à l’appel du collectif guinéen de l’opposition. Les manifestants, portant des banderoles hostiles à Sékou, se rendent ensuite aux abords du Quai d’Orsay où le dictateur guinéen est l’hôte à dîner de M. Claude Cheysson, ministre des Relations extérieures du président Mitterrand. C’est là qu’ils sont dispersés par les forces de police, qui en interpellent une cinquantaine.
La deuxième journée de la visite officielle est marquée par divers entretiens politiques, mais aussi économiques, en vue d’une relance de la coopération entre les deux pays. Le chef de l’Etat guinéen est accueilli à l’Hôtel de Ville par M. Jacques Chirac, avant d’être reçu à déjeuner par le Conseil national du patronat français (CNPF), dans un grand hôtel de la capitale.
Sékou Touré, dont les déplacements sont entourés d’un très important dispositif de sécurité pour prévenir tout attentat éventuel de la part d’opposants, se déclare ce jour-là très satisfait des premières conversations qu’il a eues en quarantehuit heures et qualifie de positif le bilan politique de son séjour. Traduisant le sentiment de toute la délégation guinéenne , il reproche cependant publiquement à la presse, au cours de sa réception à la mairie de Paris, de le présenter comme un dictateur sanguinaire à propos des violations des Droits de l’homme en Guinée. Il défie même quiconque de trouver en Guinée quelqu’un d’emprisonné pour délit d’opinion ou délit politique . Pour Sékou, seuls ont été arrêtés des Guinéens agents de l’impérialisme qui ont tenté de renverser son régime. Dans les milieux gouvernementaux français, on souligne que le problème des Droits de l’homme n’a pas été oublié lors des conversations officielles au nom de la raison d’Etat, mais que le gouvernement français a préféré avoir à ce sujet des discussions discrètes.
La troisième journée du séjour est consacrée à la visite du centre d’enrichissement de l’uranium d’Eurodif, près d’Orange. Sékou en profite pour annoncer: La France et la Guinée sont déjà associées dans une même expérience de prospection de l’uranium dans mon pays. Nous pourrons bientôt passer à la phase active de la production de l’uranium en Guinée, ce qui pourrait constituer une contribution de mon pays au fonctionnement de cette usine.
Le dimanche soir 19 septembre, à Paris, une entrevue entre le président guinéen et Mme Nadine Barry, présidente de l’Association des femmes françaises des prisonniers politiques en Guinée, ne devait pas donner de résultats. Sékou Touré, en effet, refuse catégoriquement de répondre aux questions concernant les maris guinéens de ces Françaises. Il est vrai qu’il avait fait savoir peu avant que les huit prisonniers politiques concernés avaient été exécutés. Au cours d’une conférence de presse donnée le lundi 20 septembre, il se déclare prêt à accepter l’enquête d’un tribunal international, réfutant une fois de plus les accusations de violations des Droits de l’homme en Guinée. Il qualifie de fait historique sa visite en France. Et à propos de ses contacts avec les responsables français, il met l’accent sur la réciprocité d’attitude face à un objectif com` mun qui est la relance de la coopération entre les deux pays , soulignant que les vues entre Conakry et Paris sur les problèmes bilatéraux et mondiaux sont proches pour ne pas dire identiques .
C’est ce même lundi 20 septembre, après la conférence de presse, que Sékou Touré prend congé du président Mitterrand, avant de quitter Paris en début d’après-midi pour Bucarest. Importante en son temps, cette visite officielle de Sékou Touré en France apparaît rétrospectivement comme un événement véritablement capital: le dernier obstacle de taille à la réinsertion guinéenne dans la mouvance occidentale a été levé et l’alliance avec les pays de l’Est a perdu toute sa consistance.
Ce tournant idéologique du régime, en cours depuis la fin des années soixante-dix, est on ne peut plus perceptible au XIIè congrès du Parti démocratique guinéen (PDG), en décembre il 1983. Les slogans ne prêchent plus la révolution mais le développement de la production et l’ouverture à l’Ouest. Le chef de l’Etat guinéen, qui est en voie de briser l’isolement du pays, entend en effet faire redémarrer l’économie exsangue de son pays et cherche de tous côtés de nouveaux alliés. Parmi ceux-ci, les Etats arabes, déjà courtisés depuis quelques années, figurent au premier plan. Allié de toujours, puisque l’amitié entre Sékou et la couronne marocaine date du début des années soixante, le Maroc aide déjà puissamment la Guinée mais cette assistance est évidemment insuffisante. C’est avec tout l’islam que Sékou Touré entend désormais coopérer.
Le Saint Coran est devenu ainsi tout à coup, dès les années soixante-dix, le livre de chevet de Sékou Touré, même si jusque là sa foi n’avait jamais paru débordante. Cette reconversion intérieure accompagne la reconversion au plan international. Plus que jamais Sékou Touré se réclame de Samori, illustre défenseur de l’islam, tout en misant sur les pétro-dollars pour alléger sinon compenser ses éternels déboires économiques. Dans le passé, aux débuts de l’indépendance, Sékou n’avait pas hésité à déclencher des campagnes destinées à soumettre le phénomène religieux au contrôle du régime, qui s’affichait socialiste. Aussi les Guinéens tombent-ils des nues lorsqu’il se met à tenir des propos comme ceux-ci: Même si tous les Arabes extraordinairement abandonnaient l’islam, nous Guinéens, nous resterions musulmans. Le marxisme de Sékou s’est apparemment volatilisé. Désormais il caresse la grande majorité musulmane dans le sens du poil et, à défaut du bonheur matériel, il se préoccupe de son bonheur spirituel.
C’est ainsi que, peu à peu, l’islam est devenu la religion d’Etat. Les premières mesures sont prises dès 1978: chacune des régions du pays est dotée d’un conseil islamique, chargé de veiller à l’application des principes coraniques. Douze membres choisis dans chaque conseil islamique forment le Conseil national islamique présidé par l’imam de la mosquée de Conakry, qui a rang de ministre. Des vols spéciaux vers Jeddah sont organisés par Air Guinée, et, pour donner l’exemple, le responsable suprême effectue lui-même une dizaine de fois le pèlerinage à La Mecque. Son épouse Andrée doit se convertir, après un voyage à La Mecque, en Hadja Andrée. N’ayant pas perdu, avec son retour à l’islam, son sens de la démesure, Sékou ne ménage aucun effort pour impressionner les foules. C’est ainsi qu’à l’occasion des prières du vendredi ou des grandes fêtes nationales musulmanes, il fait venir à Conakry les imams les plus prestigieux d’Arabie Saoudite, comme ceux de Médine ou de La Mecque, qui sont toujours reçus avec un faste inouï. Le nouveau prosélyte, au début des années quatre-vingt, était en passe de faire de Conakry la capitale de l’islam noir , selon ses propres dires. Il impose aux Guinéens le respect des cinq préceptes de base de l’islam et fait sanctionner sévèrement l’adultère. Sékou, dit-on, serait allé jusqu’à se proclamer mahdi (messie) en 1978 si le roi Fahd ne s’y était fermement opposé. Devant tant de zèle, les pays arabes se montrent munificents. L’Arabie Saoudite l’aide à construire la mosquée de Conakry, de loin la plus prestigieuse d’Afrique noire. Et ce grand flirt avec l’islam devait rapporter en huit ans une aide de 743 millions de dollars au pays, principalement à travers des prêts de la Banque arabe pour le développement de l’ Afrique noire (BADEA).
Le rêve de Sékou Touré: accéder à la présidence de l’OUA pour son XXè sommet en 1984.
Par ailleurs, le chef de l’Etat guinéen, qui participa activement aux activités de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), obtient la vice-présidence du comité Al Qods (Jérusalem). En 1981, il est même nommé président du comité islamique des bons offices entre l’Irak et l’Iran.
Il suffit de voir l’estime dans laquelle il est désormais tenu dans les capitales arabes pour en conclure que la nouvelle diplomatie de Sékou Touré lui fait gagner des points importants. Ainsi, lors du sommet islamique de Casablanca, en janvier 1984, le président guinéen fait un exposé sur la nécessité de lever la mesure de suspension prononcée contre l’Egypte en usant fréquemment de termes très durs à l’encontre des Arabes. Pendant le débat, ni la Syrie ni la Libye, malgré leur irritation extrême, ne profèrent la moindre parole mettant en cause la personne du président guinéen. Ce qui ne pouvait que frapper dans une atmosphère qui incitait à la polémique. Aux yeux des pays arabes, et c’est ce qui explique cette indulgence, Sékou est désormais considéré comme un doyen.
Conforté par sa réconciliation avec la France, ses retrouvailles avec le Sénégal et la Côte d’Ivoire, son aura personnelle dans le monde arabe -ainsi d’ailleurs que dans les nouveaux Etats révolutionnaires africains comme les Républiques populaires du Congo et du Bénin-, Sékou Touré, après vingt-cinq ans de règne, aspire à une reconnaissance bien légitime pour l’un des plus anciens leaders du continent: son rêve, désormais, est d’accéder à la présidence de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), à l’occasion de son XXè sommet, prévu pour mai 1984 à Conakry.
Elu en principe au début de chaque sommet, le président en exercice de l’OUA exerce un mandat de douze mois. Sékou Touré est quasiment sûr d’être élu: l’usage a prévalu de porter à la présidence de l’Organisation le chef de l’Etat hôte de la conférence. Mais le dossier envenimé de la guerre du Sahara fait planer les plus grands doutes sur sa tenue. La division entre les pays qui veulent admettre la RASD à Conakry et ceux qui, derrière le Maroc, déclarent qu’ils boycotteront la réunion s’il en est ainsi, fait rage. Sékou Touré déploie alors une activité intense pour sauver son sommet : il se rend notamment à Alger puis à Rabat pour essayer de trouver une solution de compromis.
Le contexte, il est vrai, semblait justifier tous les efforts de Sékou Touré pour conforter sa nouvelle image de modéré . La France officielle, passant outre aux réticences de la base du parti socialiste, avait décidé de jouer sans retenue la carte de Sékou Touré en Afrique, pariant sur son influence stabilisatrice sur un continent en crise. A ce soutien s’ajoutait celui non moins important du président Houphouët-Boigny, de plus en plus résolu, manifestement, à lui passer la main dans le secteur vital des affaires interafricaines.
C’est au milieu de tout ce remue-ménage que le dictateur guinéen devait répondre, le 26 mars 1984, à l’appel du destin.