webGuinée Littérature
Camara Laye
L’Enfant Noir
Editions Plon. Paris. 1953. 221 p.
Je ne pensais qu’à moi-même et puis, à mesure que j’écrivais, je me suis aperçu que je traçais un portrait de ma Haute-Guinée natale. |
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J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père. Quel âge avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle pas exactement. Je devais être très jeune encore: cinq ans, six ans peut-être. Ma mère était dans l’atelier, près de mon père, et leurs voix me parvenaient, rassurantes, tranquilles, mêlées à celles des clients de la forge et au bruit de l’enclume.
Brusquement j’avais interrompu de jouer, l’attention, toute mon attention, captée par un serpent qui rampait autour de la case, qui vraiment paraissait se promener autour de la case; et je m’étais bientôt approché. J’avais ramassé un roseau qui traînait dans la cour — il en traînait toujours, qui se détachaient de la palissade de roseaux tressés qui enclôt notre concession — et, à présent, j’enfonçais ce roseau dans la gueule de la bête. Le serpent ne se dérobait pas: il prenait goût au jeu; il avalait lentement le roseau, il l’avalait comme une proie, avec la même volupté, me semblait-il, les yeux brillants de bonheur, et sa tête, petit à petit, se rapprochait de ma main. Il vint un moment où le roseau se trouva à peu près englouti, et où la gueule du serpent se trouva terriblement proche de mes doigts.
Je riais, je n’avais pas peur du tout, et je crois bien que le serpent n’eût plus beaucoup tardé à m’enfonúr ses crochets dans les doigts si, à l’instant, Damany, l’un des apprentis, ne fût sorti de l’atelier. L’apprenti fit signe à mon père, et presque aussitôt je me sentis soulevé de terre : j’étais dans les bras d’un ami de mon père !
Autour de moi, on menait grand bruit; ma mère surtout criait fort et elle me donna quelques claques. Je me mis à pleurer, plus ému par le tumulte qui s’était si opinément élevé, que par les claques que j’avais reçues. Un peu plus tard, quand je me fus un peu calmé et qu’autour de moi les cris eurent cessé, j’entendis ma mère m’avertir sévèrement de ne plus jamais recommencer un tel jeu ; je le lui promis, bien que le danger de mon jeu ne m’apparut pas clairement.
Mon père avait sa case à proximité de l’atelier, et souvent je jouais là, sous la véranda qui l’entourait. C’était la case personnelle de mon père. Elle était faite de briques en terre battue et pétrie avec de l’eau; et comme toutes nos cases, ronde et fièrement coiffée de chaume. On y pénétrait par une porte rectangulaire. A l’intérieur, un jour avare tombait d’une petite fenêtre. A droite, il y avait le lit, en terre battue comme les briques, garni d’une simple natte en osier tressé et d’un oreiller bourré de kapok. Au fond de la case et tout juste sous la petite fenêtre, là où la clarté était la meilleure, se trouvaient les caisses à outils. A gauche, les boubous et les peaux de prière. Enfin, à la tête du lit, surplombant l’oreiller et veillant sur le sommeil de mon père, il y avait une série de marmites contenant des extraits de plantes et d’écorces. Ces marmites avaient toutes des couvercles de tôle et elles étaient richement et curieusement cerclées de chapelets de cauris ; on avait tôt fait de comprendre qu’elles étaient ce qu’il y avait de plus important dans la case; de fait, elles contenaient les gris-gris, ces liquides mystérieux qui éloignent les mauvais esprits et qui, pour peu qu’on s’en enduise le corps, le rendent invulnérable aux maléfices, à tous les maléfices. Mon père, avant de se coucher, ne manquait jamais de s’enduire le corps, puisant ici, puisant là, car chaque liquide, chaque gri-gri a sa propriété particulière ; mais quelle vertu précise ? je l’ignore: j’ai quitté mon père trop tôt.
De la véranda sous laquelle je jouais, j’avais directement vue sur l’atelier, et en retour on avait directement l’oeil sur moi. Cet atelier était la maîtresse pièce de notre concession. Mon père s’y tenait généralement, dirigeant le travail, forgeant lui-même les pièces principales ou réparant les mécaniques délicates ; il y recevait amis et clients; et si bien qu’il venait de cet atelier un bruit qui commençait avec le jour et ne cessait qu’à la nuit. Chacun, au surplus, qui entrait dans notre concession ou qui en sortait, devait traverser l’atelier; d’où un va-et-vient perpétuel, encore que personne ne parût particulièrement pressé, encore que chacun eût son mot à dire et s’attardât volontiers à suivre des yeux le travail de la forge. Parfois je m’approchais, attiré par la lueur du foyer, mais j’entrais rarement, car tout ce monde m’intimidait fort, et je me sauvais dès qu’on cherchait à se saisir de moi. Mon domaine n’était pas encore là ; ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pris l’habitude de m’accroupir dans l’atelier et de regarder briller le feu de la forge.
Mon domaine, en ce temps-là, c’était la véranda qui entourait la case de mon père, c’était la case de ma mère, c’était l’oranger planté au centre de la concession.
Sitôt qu’on avait traversé l’atelier et franchi la porte du fond, on apercevait l’oranger. L’arbre, si je le compare aux géants de nos forêts, n’était pas très grand, mais il tombait de sa masse de feuilles vernissées, une ombre compacte, qui éloignait la chaleur. Quand il fleurissait, une odeur entêtante se répandait sur toute la concession. Quand apparaissaient les fruits, il nous était tout juste permis de les regarder nous devions attendre patiemment qu’ils fussent mûrs. Mon père alors qui, en tant que chef de famille — et chef d’une innombrable famille — gouvernait la concession, donnait l’ordre de les cueillir. Les hommes qui faisaient cette cueillette apportaient au fur et à mesure les paniers à mon père, et celui-ci les répartissait entre les habitants de la concession, ses voisins et ses clients; après quoi il nous était permis de puiser dans les paniers, et à discrétion! Mon père donnait facilement et même avec prodigalité : quiconque se présentait partageait nos repas, et comme je ne mangeais guère aussi vite que ces invités, j’eusse risqué de demeurer éternellement sur ma faim, si ma mère n’eût pris la précaution de réserver ma part.
— Mets-toi ici, me disait-elle, et mange, car ton père est fou.
Elle ne voyait pas d’un trop bon oeil ces invités, un peu bien nombreux à son gré, un peu bien pressés de puiser dans le plat. Mon père, lui, mangeait fort peu : il était d’une extrême sobriété.
Nous habitions en bordure du chemin de fer. Les trains longeaient la barrière de roseaux tressés qui limitait la concession, et la longeaient à vrai dire de si près, que des flammèches, échappées de la locomotive, mettaient parfois le feu à la clôture; et il fallait se hâter d’éteindre ce début d’incendie, si on ne voulait pas voir tout flamber. Ces alertes, un peu effrayantes, un peu divertissantes, appelaient mon attention sur le passage des trains ; et même quand il n’y avait pas de trains — car le passage des trains, à cette époque, dépendait tour entier encore du trafic fluvial, et c’était un trafic des plus irréguliers — j’allais passer de longs moments dans la contemplation de la voie ferrée. Les rails luisaient cruellement dans une lumière que rien, à cet endroit, ne venait tamiser. Chauffé dès l’aube, le ballast de pierres rouges était brûlant ; il l’était au point que l’huile, tombée des locomotives, était aussitôt bue et qu’il n’en demeurait seulement pas trace. Est-ce cette chaleur de four ou est-ce l’huile, l’odeur d’huile qui malgré tout subsistait, qui attirait les serpents ? Je ne sais pas. Le fait est que souvent je surprenais des serpents à ramper sur ce ballast cuit et recuit par le soleil ; et il arrivait fatalement que les serpents pénétrassent dans la concession.
Depuis qu’on m’avait défendu de jouer avec les serpents, sitôt que j’en apercevais un, j’accourais chez ma mère.
— Il y a un serpent ! criais-je.
— Encore un ! s’écriait ma mère.
Et elle venait voir quelle sorte de serpent c’était. Si c’était un serpent comme tous les serpents — en fait, ils différaient fort ! — elle le tuait aussitôt à coups de bâton, et elle s’acharnait, comme toutes les femmes de chez nous, jusqu’à le réduire en bouillie, tandis que les hommes, eux, se contentent d’un coup sec, nettement assené.
Un jour pourtant, je remarquai un petit serpent noir au corps particulièrement brillant, qui se dirigeait sans hâte vers l’atelier. Je courus avertir ma mère, comme j’en avais pris l’habitude ; mais ma mère n’eut pas plus tôt aperçu le serpent noir, qu’elle me dit gravement :
— Celui-ci, mon enfant, il ne faut pas le tuer ; ce serpent n’est pas un serpent comme les autres, il ne te fera aucun mal ; néanmoins ne contrarie jamais sa course.
Personne, dans notre concession, n’ignore que ce serpent-là, on ne devait pas le tuer, sauf moi, sauf mes petits compagnons de jeu, je présume, qui étions encore des enfants naïfs.
— Ce serpent, ajouta ma mère, est le génie de ton père.
Je considérai le petit serpent avec ébahissement. Il poursuivait sa route vers l’atelier ; il avançait gracieusement, très sûr de lui, eût-on dit, et comme conscient de son immunité ; son corps éclatant et noir étincelait dans la lumière crue. Quand il fut parvenu à l’atelier, j’avisai pour la première fois qu’il y avait là, ménagé au ras du sol, un trou dans la paroi. Le serpent disparut par ce trou.
— Tu vois : le serpent va faire visite à ton père, dit encore ma mère.
Bien que le merveilleux me fût familier, je demeurai muet tant mon étonnement était grand. Qu’est-ce qu’un serpent avait à faire avec mon père ? Et pourquoi ce serpent-là précisément ? On ne le tuait pas, parce qu’il était le génie de mon père ! Du moins était-ce la raison que ma mère donnait. Mais au juste qu’était-ce qu’un génie ? Qu’étaient ces génies que je rencontrais un peu partout, qui défendaient telle chose, commandaient telle autre ? Je ne me l’expliquais pas clairement, encore que je n’eusse cessé de croître dans leur intimité. Il y avait de bons génies, et il y en avait de mauvais ; et plus de mauvais que de bons, il me semble. Et d’abord qu’est-ce qui me prouvait que ce serpent était inoffensif ? C’était un serpent comme les autres ; un serpent noir, sans doute, et assurément un serpent d’un éclat extraordinaire ; un serpent tout de même !
J’étais dans une absolue perplexité, pourtant je ne demandai rien à ma mère je pensais qu’il me fallait interroger directement mon père ; oui, comme si ce mystère eut été une affaire à débattre entre hommes uniquement, une affaire et un mystère qui ne regarde pas les femmes ; et je décidai d’attendre la nuit.
Sitôt après le repas du soir, quand, les palabres terminées, mon père eut pris congé de ses amis et se fut retiré sous la véranda de sa case, je me rendis près de lui. Je commençai par le questionner à tort et à travers, comme font les enfants, et sur tous les sujets qui s’offraient à mon esprit ; dans le fait, je n’agissais pas autrement que les autres soirs ; mais, ce soir-là, je le faisais pour dissimuler ce qui m’occupait, cherchant l’instant favorable où, mine de rien, je poserais la question qui me tenait si fort à coeur, depuis que j’avais vu le serpent noir se diriger vers l’atelier. Et tout à coup, n’y tenant plus, je dis :
— Père, quel est ce petit serpent qui te fait visite ?
— De quel serpent parles-tu ?
— Eh bien ! du petit serpent noir que ma mère me défend de tuer.
— Ah ! fit-il.
Il me regarda un long moment. Il paraissait hésiter à me répondre. Sans doute pensait-il à mon âge, sans doute se demandait-il s’il n’était pas un peu tôt pour confier ce secret à un enfant de douze ans. Puis subitement il se décida.
— Ce serpent, dit-il, est le génie de notre race. Comprends-tu ?
— Oui, dis-je, bien que je ne comprisse pas très bien.
— Ce serpent, poursuivit-il, est toujours présent ; toujours il apparaît à l’un de nous. Dans notre génération, c’est à moi qu’il s’est présenté.
— Oui, dis-je.
Et je l’avais dit avec force, car il me paraissait évident que le serpent n’avait pu se présenter qu’à mon père. N’était-ce pas mon père qui était le chef de la concession? N’était-ce pas lui qui commandait tous les forgerons de la région ? N’était-il pas le plus habile ? Enfin n’était-il pas mon père ?
— Comment s’est-il présenté ? dis-je.
— Il s’est d’abord présenté sous forme de rêve. Plusieurs fois, il m’est apparu et il me disait le jour où il se présenterait réellement à moi, il précisait l’heure et l’endroit. Mais moi, la première fois que je le vis réellement, je pris peur. Je le tenais pour un serpent comme les autres et je dus me contenir pour ne pas le tuer. Quand il s’aperçut que je ne lui faisais aucun accueil, il se détourna et repartit par où il était venu. Et moi, je le regardais s’en aller, et je continuais de me demander si je n’aurais pas dû bonnement le tuer, mais une force plus puissante que ma volonté me retenait et m’empêchait de le poursuivre. Je le regardai disparaître. Et même à ce moment, à ce moment encore, j’aurais pu facilement le rattraper: il eut suffit de quelques enjambées; mais une sorte de paralysie m’immobilisait. Telle fut ma première rencontre avec le petit serpent noir.
Il se tut un moment, puis reprit :
— La nuit suivante, je revis le serpent en rêve.
« Je suis venu comme je t’en avais averti, dit-il, et toi, tu ne m’as fait nul accueil ; et même je te voyais sur le point de me faire mauvais accueil : je lisais dans tes yeux. Pourquoi me repousses-tu ? Je suis le génie de ta race, et c’est en tant que génie de ta race que je me présente à toi comme au plus digne. Cesse donc de me craindre et prends garde de me repousser, car je t’apporte le succès. » Dès lors, j’accueillis le serpent quand, pour la seconde fois, il se présenta ; je l’accueillis sans crainte, je l’accueillis avec amitié, et lui ne me fit jamais que du bien.
Mon père se tut encore un moment, puis il dit :
— Tu vois bien toi-même que je ne suis pas plus capable qu’un autre, que je n’ai rien de plus que les autres, et même que j’ai moins que les autres puisque je donne tout, puisque je donnerais jusqu’à ma dernière chemise. Pourtant je suis plus connu que les autres, et mon nom est dans toutes les bouches, et c’est moi qui règne sur tous les forgerons des cinq cantons du cercle. S’il en est ainsi, c’est par la grâce seule de ce serpent, génie de notre race. C’est à ce serpent que je dois tout, et c’est lui aussi qui m’avertit de tout. Ainsi je ne m’étonne point, à mon réveil, de voir tel ou tel m’attendant devant l’atelier : je sais que tel ou tel sera là. Je ne m’étonne pas davantage de voir se produire telle ou telle panne de moto ou de vélo, ou tel accident d’horlogerie : d’avance je savais ce qui surviendrait. Tout m’a été dicté au cours de la nuit et, par la même occasion, tout le travail que j’aurais à faire, si bien que, d’emblée, sans avoir à y réfléchir, je sais comment je remédierai à ce qu’on me présente ; et c’est cela qui a établi ma renommée d’artisan. Mais, dis-le-toi bien, tout cela, je le dois au serpent, je le dois au génie de notre race.
Il se tut, et je sus alors pourquoi, quand mon père revenait de promenade et entrait dans l’atelier, il pouvait dire aux apprentis : « En mon absence, un tel ou un tel est venu, il était vêtu de telle façon, il venait de tel endroit et il apportait tel travail. » Et tous s’émerveillaient fort de cet étrange savoir. A présent, je comprenais d’où mon père tirait sa connaissance des événements. Quand je relevai les yeux, je vis que mon père m’observait.
— Je t’ai dit tout cela, petit, parce que tu es mon fils, l’aîné de mes fils, et que je n’ai rien à te cacher. Il y a une manière de conduite à tenir et certaines façons d’agir, pour qu’un jour le génie de notre race se dirige vers toi aussi.
J’étais, moi, dans cette ligne de conduite qui détermine notre génie à nous visiter ; oh ! inconsciemment peut-être, mais toujours est-il que si tu veux que le génie de notre race te visite un jour, si tu veux en hériter à ton tour, il faudra que tu adaptes ce même comportement ; il faudra désormais que tu me fréquentes davantage.
Il me regardait avec passion et, brusquement, il soupira.
— J’ai peur, j’ai bien peur, petit, que tu ne me fréquentes jamais assez. Tu vas à l’école et, un jour, tu quitteras cette école pour une plus grande. Tu me quitteras, petit …
Et de nouveau il soupira. Je voyais qu’il avait le coeur lourd. La lampe-tempête, suspendue à la véranda, l’éclairait crûment. Il me parut soudain comme vieilli.
— Père! m’écriai-je.
— Fils … dit-il à mi-voix.
Et je ne savais plus si je devais continuer d’aller à l’école ou si je devais demeurer dans l’atelier : j’étais dans un trouble inexprimable.
— Va maintenant, dit mon père.
Je me levai et me dirigeai vers la case de ma mère. La nuit scintillait d’étoiles, la nuit était un champ d’étoiles ; un hibou ululait, tout proche. Ah où était ma voie ? Savais-je encore où était ma voie? Mon désarroi était à l’image du ciel : sans limites ; mais ce ciel, hélas! était sans étoiles… J’entrai dans la case de ma mère, qui était alors la mienne, et me couchai aussitôt. Le sommeil pourtant me fuyait, et je m’agitais sur ma couche.
— Qu’as-tu ? dit ma mère.
— Rien, dis-je.
Non, je n’avais rien que je pusse communiquer.
— Pourquoi ne dors-tu pas ? reprit ma mère.
— Je ne sais pas.
— Dors ! dit-elle.
— Oui, dis-je.
— Le sommeil… Rien ne résiste au sommeil, dit-elle tristement.
Pourquoi, elle aussi, paraissait-elle triste ? Avait-elle senti mon désarroi ? Elle ressentait fortement tout ce qui m’agitait. Je cherchai le sommeil, mais j’eus beau fermer les yeux et me contraindre à l’immobilité, l’image de mon père sous la lampe-tempête ne me quittait pas : mon père qui m’avait paru brusquement si vieilli, lui qui était si jeune, si alerte, plus jeune et plus vif que nous tous et qui ne se laissait distancer par personne à la course, qui avait des jambes plus rapides que nos jeunes jambes … « Père! … Père! … me répétais-je. Père, que dois-je faire pour bien faire? … » Et je pleurais silencieusement, je m’endormis en pleurant.
Par la suite, il ne fut plus question entre nous du petit serpent noir : mon père m’en avait parlé pour la première et la dernière fois. Mais, dès lors, sitôt que j’apercevais le petit serpent, je courais m’asseoir dans l’atelier. Je regardais le serpent se glisser par le trou de la paroi. Comme averti de sa présence, mon père à l’instant tournait le regard vers la paroi et souriait. Le serpent se dirigeait droit sur lui, en ouvrant la gueule. Quand il était à portée, mon père le caressait avec la main, et le serpent acceptait sa caresse par un frémissement de tout le corps ; jamais je ne vis le petit serpent tenter de lui faire le moindre mal. Cette caresse et le frémissement qui y répondait — mais je devrais dire: cette caresse qui appelait et le frémissement qui y répondait — me jetaient chaque fois dans une inexprimable confusion: je pensais à je ne sais quelle mystérieuse conversation ; la main interrogeait, le frémissement répondait …
Oui, c’était comme une conversation. Est-ce que moi aussi, un jour, je converserais de cette sorte ? Mais non ; je continuais d’aller à l’école ! Pourtant j’aurais voulu, j’aurais tant voulu poser à mon tour ma main sur le serpent, comprendre, écouter à mon tour ce frémissement, mais j’ignorais comment le serpent eût accueilli ma main et je ne pensais pas qu’il eût maintenant rien à me confier, je craignais bien qu’il n’eut rien à me confier jamais …
Quand mon père jugeait qu’il avait assez caressé le petit animal, il le laissait ; le serpent alors se lovait sous un des bords de la peau de mouton sur laquelle mon père était assis, face à son enclume.