webGuinée Littérature
Camara Laye
L’Enfant Noir
Editions Plon. Paris. 1953. 221 p.
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Décembre me trouvait toujours à Tindican. Décembre, c’est la saison sèche, la belle saison, et c’est la moisson du riz. Chaque année, j’étais invité à cette moisson, qui est une grande et joyeuse fête, et j’attendais impatiemment que mon jeune oncle vint me chercher.
La fête évidemment ne tombait pas à date fixe : elle dépendait de la maturité du riz, et celle-ci à son tour dépendait du ciel, de la bonne volonté du ciel. Peut-être dépendait-elle plus encore de la volonté des génies du sol, qu’on ne pouvait se passer de consulter. La réponse était-elle favorable, il ne restait plus, la veille de la moisson, qu’à demander à ces mêmes génies un ciel serein et leur bienveillance pour les moissonneurs exposés aux morsures des serpents.
Le jour venu, à la pointe de l’aube, chaque chef de famille partait couper la première javelle dans son champ. Sitôt ces prémices recueillies, le tam-tam donnait le signal de la moisson. Tel était l’usage. Quand à dire pourquoi on en usait ainsi, pourquoi le signal n’était donné qu’après qu’une javelle eût été prélevée sur chaque champ, je n’aurais pu le dire à l’époque ; je savais seulement que c’était l’usage et je ne cherchais pas plus loin. Cet usage, comme tous nos usages, devait avoir sa raison, raison qu’on eût facilement découverte chez les anciens du village, au profond du coeur et de la mémoire des anciens ; mais je n’avais pas l’âge alors ni la curiosité d’interroger les vieillards, et quand enfin j’ai atteint cet âge, je n’étais plus en Afrique.
J’incline à croire aujourd’hui que ces premières javelles retiraient aux champs leur inviolabilité ; pourtant je n’ai pas souvenir que ces prémices connussent une destination particulière, je n’ai pas le souvenir d’offrandes. Il arrive que l’esprit seul des traditions survive, et il arrive aussi que la forme, l’enveloppe, en demeure l’unique expression. Qu’en était-il ici ? Je n’en puis juger, si mes séjours à Tindican étaient fréquents, ils n’étaient pas si prolongés que je pusse connaître tout. Je sais seulement que le tam-tam ne retentissait que lorsque ces prémices étaient coupées, et que nous attendions fiévreusement le signal, tant pour la hâte que nous avions de commencer le travail, que pour échapper à l’ombre un peu bien fraîche des grands arbres et à l’air coupant de l’aube.
Le signal donné, les moissonneurs prenaient la route, et je me mêlais à eux, je marchais comme eux au rythme du tam-tam. Les jeunes lançaient leurs faucilles en l’air et les rattrapaient au vol, poussaient des cris, criaient à vrai dire pour le plaisir de crier, esquissaient des pas de danse à la suite des joueurs de tam-tam. Et, certes, j’eusse sagement fait à ce moment de suivre les recommandations de ma grand-mère qui défendait de me trop mêler aux jongleurs, mais il y avait dans ces jongleries, dans ces faucilles tournoyantes que le soleil levant frappait d’éclairs subits, tant d’alacrité, et dans l’air tant d’allégresse, tant d’allant aussi dans le tam-tam, que je n’aurais pu me tenir à l’écart.
Et puis la saison où nous étions ne permettait pas de se tenir à l’écart. En décembre, tout est en fleur et tout sent bon ; tout est jeune ; le printemps semble s’unir à l’été, et la campagne, longtemps gorgée d’eau, longtemps accablée de nuées maussades, partout prend sa revanche, éclate ; jamais le ciel n’est plus clair, plus resplendissant; les oiseaux chantent, ils sont ivres ; la joie est partout, partout elle explose et dans chaque coeur retentit. C’était cette saison-là, la belle saison, qui me dilatait la poitrine, et le tam-tam aussi, je l’avoue, et l’air de fête de notre marche ; c’était la belle saison et tout ce qu’elle contient — et qu’elle ne contient pas qu’elle répand à profusion! — qui me faisait danser de joie.
Parvenus au champ qu’on moissonnerait en premier lieu, les hommes s’alignaient sur la lisière le torse nu et la faucille prête. Mon oncle Lansana ou tel autre paysan, car la moisson se faisait de compagnie et chacun prêtait son bras à la moisson de tous, les invitait alors à commencer le travail. Aussitôt les torses noirs se courbaient sur la grande aire dorée, et les faucilles entamaient la moisson. Ce n’est plus seulement la brise matinale à présent qui faisait frémir le champ, c’étaient les hommes, c’étaient les faucilles.
Ces faucilles allaient et venaient avec une rapidité, avec une infaillibilité aussi, qui surprenaient.
Elles devaient sectionner la tige de l’épi entre le dernier noeud et la dernière feuille tout en emportant cette dernière ; eh bien! elles n’y manquaient jamais. Certes, le moissonneur aidait à cette infaillibilité : il maintenait l’épi avec la main et l’offrait au fil de la faucille, il cueillait un épi après l’autre, il n’en demeurait pas moins que la prestesse avec laquelle la faucille allait et venait, était surprenante.
Chaque moissonneur au surplus mettait son honneur à faucher avec sûreté et avec la plus grande célérité ; il avançait, un bouquet d’épis à la main, et c’était au nombre et à l’importance des bouquets que ses pairs le jaugeaient.
Mon jeune oncle était merveilleux dans cette cueillette du riz : il y devançait les meilleurs. Je le suivais pas à pas, fièrement, et je recevais de ses mains les bottes d’épis. Quand j’avais à mon cour la botte dans la main, je débarrassais les tiges de leurs feuilles et les égalisais, puis je mettais les épis en tas ; et je prenais grande attention à ne pas trop les secouer, car le riz toujours se récolte très mûr, et étourdiment secoué, l’épi eût abandonné une partie de ses grains. Je ne liais pas les gerbes que je formais ainsi : c’était là déjà du travail d’homme; mais j’avais permission, la gerbe liée, de la porter au milieu du champ et de la dresser.
A mesure que la matinée avançait, la chaleur gagnait, prenait une sorte de frémissement et d’épaisseur, une consistance à quoi ajoutait encore un voile de fine poussière faite de glèbe foulée et de chaume remué. Mon oncle, alors, chassant de la main la sueur de son front et de sa pomme, réclamait sa gargoulette. Je courais la chercher dessous les feuilles, où elle gîtait au frais, et la lui tendais.
— Tu m’en laisseras ? disais-je.
— Je ne vais pas la boire toute, dis donc.
Je le regardais boire de longues gorgées à la régalade.
— Allons! voilà qui va mieux, disait-il en me rendant la gargoulette. Cette poussière finit par encrasser la gorge.
Je mettais mes lèvres à la gargoulette, et la fraîcheur de l’eau se glissait en moi, rayonnant subitement en moi ; mais c’était une fraîcheur fallacieuse : elle passait vite et, après, j’avais le corps inondé de sueur.
— Retire ta chemise, disait mon oncle. Elle est trempée. Ce n’est pas bon de garder du linge mouillé sur la poitrine.
Et il reprenait le travail, et de nouveau je le suivais pas à pas, fier de nous voir occuper la première place.
— Tu n’es pas fatigué ? disais-je.
— Pourquoi serais-je fatigué ?
— Ta faucille va vite.
— Elle va, oui.
— On est les premiers !
— Ah! oui ?
— Mais tu le sais bien ! disais-je. Pourquoi dis-tu « ah! oui ? »
— Je ne vais pas me vanter, tout de même !
— Non.
Et je me demandais si je ne pourrais pas l’imiter, un jour, l’égaler, un jour.
— Tu me laisseras faucher aussi ?
— Et ta grand-mère ? Que dirait ta grand-mère ? Cette faucille n’est pas un jouet ; tu ne sais pas comme elle est tranchante !
Je le vois bien.
Alors ? Ce n’est pas ton travail de faucher. Je ne crois pas que ce sera jamais ton travail ; plus tard …
Mais je n’aimais pas qu’il m’écartât ainsi du travail des champs. « Plus tard … » Pourquoi ce « plus tard … » ? Il me semblait que, moi aussi, j’aurais pu être un moissonneur, un moissonneur comme les autres, un paysan comme les autres. Est-ce que …
— Eh bien, tu rêves ? disait mon oncle.
Et je prenais la botte d’épis qu’il me tendait, j’enlevais les feuilles des tiges, j’égalisais les tiges. Et c’était vrai que je rêvais : ma vie n’était pas ici … et elle n’était pas non plus dans la forge paternelle. Mais où était ma vie ? Et je tremblais devant cette vie inconnue. N’eût-il pas été plus simple de prendre la suite de mon père, « L’école … l’école … pensais-je ; est-ce que j’aime tant l’école? » Mais peut-être la préférais-je. Mes oncles … Oui, j’avais des oncles qui très simplement avaient pris la suite de leur père; j’en avais aussi qui s’étaient frayé d’autres chemins : les frères de mon père étaient partis pour Conakry, le frère jumeau de mon oncle Lansana était … Mais où était-il à présent ?
— Alors, tu rêves toujours, disait mon jeune oncle.
— Oui. Non … Je …
— Si tu continues de rêver, nous allons cesser d’être les premiers.
— Je pensais à mon deuxième oncle Bô. Où est-il à présent ?
— Dieu le sait ! A sa dernière visite, il était … Voilà que je ne sais même plus où il était ! Il n’est jamais au même endroit, il est comme l’oiseau : il ne peut demeurer sur l’arbre, il lui faut tout le ciel !
— Et moi, serai-je aussi, un jour, comme l’oiseau ?
— Qu’est-ce que tu me racontes ?
— Eh bien! tu dis que mon deuxième oncle Bô est comme l’oiseau.
— Voudrais-tu être comme lui ?
— Je ne sais pas.
— Tu as encore le temps d’y penser, en tout cas. En attendant, débarrasse-moi de ma botte.
Et il reprenait sa cueillette ; bien que son corps ruisselât, il la reprenait comme s’il l’entamait seulement, avec le même coeur. Mais la chaleur malgré tout pesait, l’air pesait ; et la fatigue s’insinuait : les lampées d’eau ne suffisaient plus à l’éloigner, et c’est pourquoi nous la combattions en chantant.
— Chante avec nous, disait mon oncle.
Le tam-tam, qui nous avait suivi à mesure que nous pénétrions plus avant dans le champ, rythmait les voix. Nous chantions en choeur, très haut souvent, avec de grands élans, et parfois très bas, si bas qu’on nous entendait à peine ; et notre fatigue s’envolait, la chaleur s’atténuait.
Si alors, suspendant un instant ma marche, je levais le regard sur les moissonneurs, la longue file des moissonneurs, j’étais frappé, délicieusement frappé, délicieusement ravi par la douceur, l’immense, l’infinie douceur de leurs yeux, par les regards paisibles — et ce n’est pas assez dire : lointains et comme absents! — qu’ils promenaient par intervalles autour d’eux. Et pourtant, bien qu’ils me parussent tous alors à des lieues de leur travail, que leurs regards fussent à des lieues de leur travail, leur habileté n’était pas en défaut ; les mains, les faucilles poursuivaient leur mouvement sans défaut.
Que regardaient à vrai dire ces yeux ? Je ne sais pas. Les alentours ? Peut-être ! Peut-être les arbres au loin, le ciel très loin. Et peut-être non! Peut-être ce yeux ne regardaient-ils rien ; peut-être était-ce de ne rien regarder de visible, qui les rendait si lointains et comme absents. La longue file moissonneuse s’enfonçait dans le champ, abattait le champ ; n’était-ce pas assez ? N’était-ce pas assez de cet effort et de ces torses noirs devant lesquels les épis s’inclinaient ? Ils chantaient, nos hommes, ils moissonnaient ; ils chantaient en choeur, ils moissonnaient ensemble : leurs voix s’accordaient, leurs gestes s’accordaient ; ils étaient ensemble ! — unis dans un même travail, unis par un même chant. La même âme les reliait, les liait ; chacun et tous goûtaient le plaisir, l’identique plaisir d’accomplir une tâche commune.
Etait-ce ce plaisir-là, ce plaisir-là bien plus que le combat contre la fatigue, contre la chaleur, qui les animait, qui les faisait se répandre en chants ?
C’était visiblement ce plaisir-là ; et c’était le même aussi qui mettait dans leurs yeux tant de douceur toute cette douceur dont je demeurais frappé délicieusement et un peu douloureusement frappé, car j’étais prés d’eux, j’étais avec eux, j’étais dans cette grande douceur, et je n’étais pas entièrement avec eux : je n’étais qu’un écolier en visite — et comme je l’eusse volontiers oublié !
De fait, je l’oubliais ; j’étais fort jeune encore et j’oubliais ; ce qui me traversait l’esprit, et tant de choses me traversaient l’esprit, avait le plus souvent moins de durée, moins de consistance que les nuées qui traversent le ciel ; et puis j’étais à l’âge — mais j’ai toujours cet âge ! — où l’on vit avant tout dans le présent, où le fait d’occuper la première place dans une file de moissonneurs avait plus d’importance que mon avenir même.
— Presse-toi ! disais-je à mon oncle
— Ah ! te voilà réveillé ? disait-il.
— Oui, mais ne perds pas de temps !
— Est-ce que j’en perds ?
— Non, mais tu pourrais en perdre. Nous ne sommes pas tellement en avance.
— Tu crois ?
Et il jetait un regard sur la moisson.
— C’est cela que tu appelles n’être pas tellement en avance ? disait-il. Eh bien ! je n’ai sûrement pas perdu de temps, mais peut-être ferais-je bien à présent d’en perdre un peu. N’oublie pas que je ne dois pas non plus trop distancer les autres : ce ne serait pas poli.
Je ne sais d’où vient que l’idée de rusticité — je prends le mot dans son acception de manque de finesse, de délicatesse — s’attache aux champs ; les formes de la civilité y sont plus respectées qu’à la ville ; on y observe un ton cérémonieux et des manières que, plus expéditive, la ville ne connaît pas. C’est la vie, la vie seulement, qui y est plus simple, mais les échanges entre les hommes — peut-être parce que tout le monde se connaît — y sont plus strictement réglés. Je remarquais dans tout ce qui se faisait, une dignité dont je ne rencontrais pas toujours l’exemple à la ville; et on ne faisait rien à quoi on n’eût été au préalable invité, même s’il allait de soi qu’on le fit : on y montrait en vérité un extraordinaire souci de la liberté d’autrui. Et pour l’esprit, s’il était plus lent, c’est que la réflexion procédait la parole, mais aussi la parole avait-elle meilleur poids.
Lorsque midi approchait, les femmes quittaient le village et se dirigeaient en file indienne vers le champ, chargées de fumantes platées de couscous. Sitôt que nous les apercevions, nous les saluions à grands cris. Midi ! Il état midi ! Et sur toute l’étendue du champ, le travail se trouvait interrompu.
Viens! disait mon jeune oncle. Viens !
Et je galopais à sa suite.
— Pas si vite ! disais-je. Je n’arrive pas à te suivre !
— Tu n’as donc pas le ventre creux ? disait-il. Le mien est si creux que je pourrais y loger un boeuf !
Et de fait l’appétit était merveilleusement aiguisé. La chaleur avait beau être forte, et le champ, avec sa poussière et son frémissement, être une fournaise, l’appétit n’en était pas freiné nous étions assis autour des plats, et le couscous brûlant, plus brûlant encore du fait des épices, disparaissait, s’engouffrait, coupé, aidé de rasades fraîches, puisées dans les grandes jarres couvertes de feuilles de bananier.
La trêve se prolongeait jusqu’à deux heures, et les hommes la passaient à dormir à l’ombre des arbres ou à affûter les faucilles. Pour nous, infatigables, nous jouions, nous allions tendre des pièges ; et nous menions grand bruit à notre accoutumée, nous nous gardions néanmoins de siffler, car on ne doit ni siffler ni ramasser du bois mort durant tout le temps que dure la moisson : ce sont des choses qui attirent le malheur sur le champ.
Le travail de l’après-midi, beaucoup plus court, passait comme une flèche : il était cinq heures avant que nous nous en doutions. La grande aire était maintenant dépouillée de sa richesse, et nous regagnons en cortège le village — les hauts fromagers déjà, les tremblantes fumées des cases déjà nous faisaient signe — , précédés de l’inlassable joueur de tam-tam et lançant à tous les échos la chanson du riz.
Au-dessus de nous, les hirondelles déjà volaient plus bas, bien que l’air fût toujours aussi transparent, mais la fin du jour approchait. Nous rentrions heureux, las et heureux. Les génies nous avaient constamment secondés : pas un de nous qui eût été mordu par les serpents que notre piétinement dans les champs avait délogés. Les fleurs, que l’approche du soir réveillait, exhalaient de nouveau tout leur parfum et nous enveloppaient comme de fraîches guirlandes. Si notre chant avait été moins puissant, nous eussions perçu le bruit familier des fins de journée : les cris, les rires éclatants mêlés aux longs meuglements des troupeaux rejoignant l’enclos ; mais nous chantions, nous chantions ! Ah! que nous étions heureux, ces jours-là !