Littérature Camara Laye

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Camara Laye
Dramouss
Editions Plon. Paris. 1966. 246 pages


Conakry

J’avais quitté Orly en plein mois d’août, un mois qui, habituellement chaud à Paris, était frais, cette année-là ; une fraîcheur pas trop vive, mais la fraîcheur tout de même (et je ne l’aimais guère, je ne m’y étais jamais fait complètement). Et l’avion, prenant de l’altitude, m’avait entraîné dans une lumière où déjà je pouvais reconnaître le ciel de ma terre natale.
Après six années, je regagnais enfin mon pays; et depuis que j’avais décidé ce départ, mon impatience n’avait pas cessé de croître; une fièvre s’était comme emparée de moi. C’est que toutes ces années qui m’avaient tenu au loin étaient à proprement parler des années d’exil, car la terre natale — quoi que l’on fasse et en dépit de la générosité ou de l’hospitalité qu’on trouve en d’autres pays — sera toujours plus qu’une simple terre : c’est toute la Terre ! C’est la famille et ce sont les amis, c’est un horizon familier et des façons de vivre que le coeur sans doute emporte avec soi, mais qu’il n’est jamais satisfait de confronter avec la réalité, jamais satisfait de tremper et de retremper dans la réalité. Au terme de ce voyage, mon grand pays me faisait signe.
Une brève escale à Dakar, et l’avion était reparti. Alors, empli d’une impatience que je ne cherchais plus à refréner, je me mis à guetter l’apparition de ma Terre. Et bientôt passé le semis d’îles de la Guinée dite portugaise, elle m’était apparue, basse, très basse, et pas seulement parce que je la regardais du ciel, mais parce qu’à cet endroit c’est une terre comme conquise sur la mer : une terre de lagunes, une terre rouge où je devinais des cocotiers, des rizières et l’innombrable armée de palétuviers qui fixent au continent les boues généreuses, jamais lasses de nourrir les moissons, et elles-mêmes inlassablement nourries par les alluvions d’innombrables fleuves et rivières. Sur ma gauche, le pays insensiblement s’élevait, devenait un pays de hautes montagnes; mais il me fallait l’imaginer entièrement : le regard ne portait pas si loin, et même le mien eût-il porté jusqu’aux cimes du massif, il se fût perdu dans la brume.
Et puis se dessina l’île de verdure, l’île de maisons enfouies dans la verdure, qu’est Conakry, à l’extrémité de la presqu’île de Kaloum. Conakry ! Conakry !
L’avion descendait. Si j’avais pu distraire mon attention de la ville, peut-être aurais-je aperçu au loin le haut sommet du Kakoulima, qui est à la naissance de la presqu’île ; mais je n’arrivais pas à arracher mon regard; et lorsque la ville disparut, l’avion déjà se posait dans la plaine où viennent mourir les paisibles collines qui font suite au Kakoulima.
Je descendis de l’avion et promenai le regard autour de moi, comme étonné, après tant d’années, d’être enfin revenu. Une aire d’atterrissage ne diffère guère d’une autre aire d’atterrissage; ce n’est et ce ne peut être qu’une étendue désolée. Mais il y avait ici cette lumière, il y avait cette fraîcheur de tons qui n’appartiennent qu’à cette terre, qu’à ma Terre, et dont mes yeux n’avaient plus l’habitude; une lumière plus frémissante et plus pénétrante, une verdure plus nourrie et plus fraîche, un sol plus éclatant qu’ailleurs. Mon cœur ne l’avait pas oublié, mais mes yeux… Mes yeux clignaient ! Cette fraîcheur et cette lumière, c’était bien ma Basse-Guinée; et aussi cette chaleur humide que je respirais, et ce soleil qui dardait ses rayons !
Je pris le car qui conduisait à la ville; très rapidement, il atteignit la banlieue. Là, la misère était monnaie courante. Les constructions, à Madina et à Dixinn notamment, étaient fort précaires; elles tenaient debout un peu trop par miracle; l’art de l’équilibriste y avait plus de part que celui de l’architecte.
— C’est ça, la banlieue de Conakry ! murmura mon voisin dans le car.
— Oui, répondis-je dans le même murmure. Vous n’avez pas l’air satisfait.
— Non. Il n’y a rien ici. Absolument pas de constructions, de bâtisses présentables ! D’ailleurs, les colons n’ont jamais voulu qu’il y ait quelque chose de présentable. Ils ont pensé, et ne pensent qu’à garnir leur portefeuille, pour passer d’agréables congés en Europe. C’est à ça qu’ils pensent, les colons et non au bonheur du Nègre.
— Je ne suis pas d’accord avec vous, fis-je.
— Comment ? Comment, vous êtes du côté des colons, à présent ?
— Je ne suis du côté de personne. Je m’en tiens à la vérité. D’autre part j’estime que le moment n’est pas encore venu de condamner ou de blâmer, les colons. Ce moment viendra quand nous aurons su prouver, dans l’abnégation, par notre travail, par des réalisations concrètes, que nous sommes supérieurs aux colons.
— Non, non ! répéta mon voisin. Ces gens n’ont rien fait.
— Reconnaissez quand même, cher Monsieur, que la colonisation nous a donné beaucoup.
— Non ! Elle nous a retardés.
— Retardés ! … Certes, il y a eu des côtés négatifs dans la colonisation, je l’admets. Mais, tout compte fait, le bilan de la colonisation, dans ce pays, est positif.
Il se tut et désormais il ne m’adressa plus la parole. Quant au car, il continuait de rouler; et partout où il passait, il y avait toujours quelque endroit où la chaussée attendait un peu de goudron, où elle découvrait ses entrailles, et toujours des entrailles un peu sommaires. Et partout, ou presque, des égouts qui tablaient un peu trop sur la seule pente des maisons; et trop de chaussées sans bitume, boueuses à cette saison pluvieuse, et nids à poussière à la saison sèche. Le car roulait; tantôt il tournait à droite, tantôt à gauche.
Au bout d’une demi-heure, j’atteignis la maison de mes parents, qui n’est guère qu’à une quinzaine de kilomètres de l’aéroport. Là, je retrouvai mes tantes et mes oncles. Mais Mimie ?… Où était Mimie ? Une tante me répondit qu’elle se trouvait en banlieue, chez une amie. Hors d’haleine, je m’étendis sur un lit.
Comment allais-je retrouver Mimie ? Dans quelle mesure le temps avait-il pu la marquer ? Je l’avais quittée en 1947. Était-elle demeurée, comme auparavant, calme et extraordinairement courageuse ? Avait-elle toujours les pieds sur terre ? Était-elle toujours aussi réaliste ?
Pendant que ces pensées me traversaient l’esprit, subitement, j’entendis une voix féminine. Je me levai aussitôt et j’aperçus au seuil de la porte, Mimie, encore plus belle, plus ensorcelante, plus émouvante que l’image dont j’avais gardé le souvenir. Nous nous regardâmes quelques instants sans dire mot, comme indifférents l’un à l’autre, ou comme si par timidité nous avions craint de manifester nos sentiments en présence de mes tantes, toujours prêtes à nous taquiner. Et puis, d’un même élan, l’élan de nos âmes et de nos coeurs tout à coup enfiévrés, oubliant ces présences importunes, nous nous retrouvâmes subitement dans les bras l’un de l’autre.
Nous ne parlâmes guère, Mimie et moi, durant des heures ; c’est-à-dire que notre joie de nous retrouver, après tant d’années, passait l’entendement. Nous nous contentions, aux rares moments où mes tantes ne nous prêtaient pas attention, d’échanger des sourires, ou encore, de nous presser les mains…
Même par la suite, au repas de midi, notre bavardage fut superficiel : il portait sur des sujets anodins. Mais bientôt, quand j’abordai mes souvenirs d’Europe, je sentis que Mimie, malicieusement, évitait la moindre allusion à sa propre vie. Après qu’elle eut pris congé, je la rejoignis dans sa chambre et lui lançai un regard interrogateur. Je voulais, sans plus tarder, tout savoir : comment elle avait vécu à Dakar, comment elle y avait été traitée par les gens, mais surtout, si elle m’était restée fidèle… Lorsqu’elle m’aperçut, elle baissa la tête, et pendant un bout de temps un silence mortel plana autour de nous. Je la tirai par le bras.
— Allons donc faire un tour en ville.
— Je prends mon foulard.
Toujours en silence, nous nous dirigeâmes vers la ville, pour y visiter quelques quartiers, mais en passant par la corniche. La brise jouait dans le foulard de Mimie. J’allumai une cigarette et, craignant de la brusquer, je retins quelques questions relatives à nous deux, à notre amitié, à nos mutuelles promesses.
« J’attendrai, pensai-je, le moment psychologique, je veux dire : l’instant où notre timidité se sera tout à fait dissipée, pour glisser dans la conversation quelques paroles se rapportant à nos problèmes intimes. »
— Tout a beaucoup changé, risquai-je.
— Tout a changé, répéta-t-elle. De l’autre côté, là-bas, aux îles, il y a des entrepôts, parce qu’il y a le minerai… Des villas aussi. Superbes. Mais elles ne sont ni pour toi, ni pour moi… Elles appartiennent aux Sociétés étrangères, conclut-elle dans un éclat de rire.
— Oui, approuvai-je, c’est exact. Est-ce la route de Donka ? Lorsque nous étions plus enfants, la ville était loin, très loin, d’atteindre Dixinn.
— Cela commence à compter !
Au pont de Tumbo, au sortir de la ville, j’aperçus en face de moi la voie ferrée du Conakry-Niger. Mais, un peu plus loin, il semblait y avoir une autre voie.
— Il y a deux lignes ? dis-je.
— Toujours la même histoire, dit-elle. L’histoire des Sociétés étrangères. La seconde ligne appartient à la Compagnie Minière.
A présent, nous avancions sur la route du Niger, en tournant le dos au pont de Tumbo. Nous entrions dans la ville de la mer; mais d’abord, je ne la reconnus pas très bien. Certes, c’étaient les avenues et les boulevards que j’avais quittés, et les mêmes arbres; mais, en trop d’endroits, ce n’étaient plus les mêmes maisons. J’en reconnaissais sans doute quelques-unes. Mais d’autres, beaucoup d’autres, je les voyais pour la première fois. Arrivés au centre de la ville, nous étions fatigués de marcher. N’en pouvant plus, je fis signe à un taxi. Mais il était déjà trop loin pour que le chauffeur entendît mon appel.
Le signe, je l’avais fait automatiquement, comme je l’eusse fait à Paris. Mais soudain je me fis la réflexion qu’appeler un taxi, à cet endroit de Conakry, c’était chose fort nouvelle aussi.
— Es-tu surpris de voir des taxis à Conakry. Nous sommes à la mode, nous aussi, dit Mimie.
— Oui, la mode vient lentement, mais sûrement… Mais la ville est petite.
— En effet, elle est étroite et petite. Nous venons d’en faire le tour en moins de deux heures. Pour compenser le manque de maisons modernes, la Providence, heureusement, nous pourvoit de verdure. Pense combien la vue que nous avions de la corniche était reposante !
— C’est une vue magnifique ! répondis-je.
— Il paraît que là-bas, à Paris, c’est beau. Mais qu’il fait bien froid !
Il fait très froid là-bas. Tellement froid que, d’ici, tu n’en peux avoir aucune idée.
— Ici, dit-elle, il va commencer à pleuvoir énormément. Il tombe au moins quatre mètres d’eau. Crois-moi, rien n’a changé depuis ton départ ; cette saison mérite toujours le nom de saison des pluies. Nous sommes maintenant en août, mais la saison commence en juin pour finir en octobre-novembre, ajouta-t-elle. Toi qui n’as jamais passé de vacances à Conakry, je t’apprends que tu ferais mieux d’enfermer tes costumes dans ta valise, car en ce moment l’eau va tomber en cataractes. Un vrai déluge, qui laissera le ciel sinon très pur, en tout cas sérieusement dégagé.
— Merci, Professeur, fis-je en souriant. Tu m’apprends un tas de choses que j’ignorais.
Elle éclata de rire, satisfaite, semble-t-il, des compliments que je venais de lui faire.
A présent, elle était tout à fait d’étendue ; je profitai de cette occasion pour orienter la conversation vers notre intimité; vers les problèmes qui, à tous deux, nous tenaient particulièrement à cœur.
— Je crois, risquai-je, que nous pourrions parler de nous deux, maintenant.
Mais à peine eussè-je prononcé cette phrase qu’elle baissa la tête, comme gênée de voir bientôt le voile se lever sur son passé ; ce passé auquel tout à l’heure, elle refusait de faire la moindre allusion ; elle redevint soudain la fille timide, la fille secrète, que j’avais connue jadis. Malgré tout, elle répondit froidement
— Peut-être.
L’amour qu’elle me portait s’était-il évanoui ? Notre élan de tout à l’heure, l’élan commun de nos âmes et de nos cœurs, était-il un véritable élan ou bien un simulacre ? Je me dis alors que lorsque nous avions été séparés, elle à Dakar et moi à Paris, les intervalles entre nos lettres avaient été souvent longs, et cela, sans doute (continuais-je à ruminer) se produisait à mesure que les rendez-vous de Mimie avec d’autres garçons devenaient plus fréquents, ou bien que l’amour qu’elle leur portait devenait plus profond, si bien que, le cœur voué, entièrement voué, à d’autres garçons, elle n’éprouvait plus rien pour moi : elle ne m’aimait plus !
Toutes sortes d’idées m’obscurcissaient l’esprit, quoique je n’eusse aucune raison réellement valable de m’attrister.
— Je n’aurais pas dû venir. Ma présence à Conakry te rend malheureuse !… Je l’avais prévu. Aussi, avant de venir, avais-je pris la précaution de me nantir de mon billet de retour. Demain, je repartirai, dis-je.
Alors, subitement, en scrutant son visage, je sentis que mes pensées n’étaient pas fondées, que mes arguments étaient faux ; mais si absurdes et si faux qu’ils fussent, ils m’apparaissaient cependant comme seuls capables d’obliger Mimie à lever le voile sur sa vie, plus précisément sur la portion de sa vie que j’ignorais totalement. Comme pour me convaincre de son honnêteté, elle leva la tête et porta le regard vers le ciel, puis elle posa le regard au niveau de ma tête, comme si elle eût découvert là-haut quelque chose, comme si elle y eût trouvé la réponse qu’elle devait me faire. Et, vigoureusement, elle protesta :
— Je ne veux pas que tu repartes.
« Si elle s’oppose à mon départ, c’est qu’elle m’aime toujours », pensai-je.
— Ah oui ? dis-je, feignant d’être surpris.
— Oui !
Et doucement elle continua :
— Ce fut un choc lorsque j’ai reçu ta lettre. Je savais que finalement tu reviendrais. Toi et moi, nous sommes en train de vivre l’instant que je redoutais. Mais je suis heureuse que cet instant se soit produit. « Elle est loin d’oublier mes relations avec Françoise, me dis-je, au fond de moi-même. Cette fille, ce bourgeon de femme, qui, de France, harcelait de lettres mes parents, pour que ceux-ci consentissent à notre mariage. »
— Si c’est de Françoise que tu veux parler, j’aime mieux te dire qu’il y a longtemps que j’en ai fini avec elle. D’ailleurs elle n’était rien d’autre pour moi qu’une interlocutrice ; je veux dire une personne que j’aimais bien, et avec qui j’échangeais des idées, dans l’unique dessein de nous informer mutuellement sur les manières de vivre de nos pays respectifs. Quand vas-tu oublier enfin tout cela ? Quand vas-tu balayer le passé, pour porter le regard vers l’avenir ?
— Oublier ! dit-elle doucement, en coupant le mot et en l’appuyant. Bien sûr, des milliers de garçons trompent leur fiancée !
— Quelle réponse pourrais-je donc te faire ? murmurai-je. Je te répète que tout cela est à présent bien fini. Mais alors que dirais-tu, si je devais épouser deux, trois ou quatre femmes, nombre admis par le livre sacré, le Coran ?
Je disais cela pour la taquiner. Mais la phrase l’irrita et elle « sortit de son fourreau » . Elle se mit à crier.
— Si c’est cela que tu as en tête, je te dis tout de suite non, non et non Tu ne feras jamais cela ! Entends-tu ?… Jamais … Je serai la seule femme chez toi ou je n’y serai pas. Que cela soit entendu et compris une fois pour toutes !
— Ne te fâche pas, Mimie. Tu seras la seule, l’unique femme chez moi … Ne comprends-tu pas la plaisanterie ?
— Bon !… D’accord ! … Si c’est une plaisanterie, d’accord. Mais on ne sait jamais, avec vous, les hommes. Vous exprimez souvent vos désirs par une plaisanterie !… Comprends-tu, alors ? dit-elle, revenant à ce qui lui tenait à cœur. Je commençais à croire qu’il n’y avait plus de refuge pour moi.
— Je t’écoute, Mimie.
Elle me regarda. Peut-être voulait-elle se rendre compte de l’effet que ces mots produisaient sur moi. Ce ne fut sans doute pas l’effet attendu. Elle affermit sa voix et continua :
— C’est difficile, pour vous, les hommes, de comprendre les femmes.
— Tu devrais-quand même tenter de me faire comprendre.
Nous étions sortis à quatorze heures, et dix-huit heures venaient de sonner à la Cathédrale. Nous revenions à la corniche. J’allumai de nouveau une cigarette et proposai à Mimie de nous asseoir sur un banc.
Elle y prit place, près de moi, bien près de moi; nos hanches se touchaient. Mon cœur battait fort, très fort. Tout mon cœur et toute mon âme étaient tendus vers elle, comme magnétisés par une passion sublime, indéfinissable. Je la regardai : elle était plus sereine et plus belle que jamais. La brise, qui soufflait doucement, décuplait mon bonheur, en jouant dans son foulard, dont les pans balayaient ses épaules. Elle désirait parler, mais j’aurais aimé qu’elle se tût. Ma pensée, subitement, alla loin. Tantôt elle se posait sur l’avenir que j’imaginais, plein de bonheur, tantôt sur le passé, puis sur le présent… Et bientôt, elle se confondait avec l’infini : elle montait très haut, infiniment haut. Je voulus dire à Mimie : « Tu es belle », mais je me retins. Une force plus puissante que ma volonté, et la pensée subite que la vie ne se déroule pas toujours selon des plans préétablis, m’arrachèrent à mes rêves et m’obligèrent à l’écouter.
— C’était un cauchemar, reprit-elle. J’ai appris d’abord que tu étais marié. Et puis que ta femme écrivait régulièrement à ta famille. Et enfin tout le reste !… Un jour, je me suis sentie tellement mal que l’on m’a fait entrer à l’hôpital Ballay, où je suis restée je ne sais combien de temps. Les pauvres médecins prenaient ma température, me soignaient. Mais ma maladie était plutôt morale que physique. Pour me traiter, il m’eût fallu des psychiatres.
Elle se tut un bout de temps, puis reprit :
— Mais, un jour, le voile s’est levé à demi ; je me suis dit : « Que faire ? Il est marié ! » Comme pour me venger (ce n’était, ce ne pouvait être, qu’un semblant de vengeance) Hady venait à la maison, et je le laissais venir… A proprement parler, chaque fois que je le voyais, j’avais mal à hurler. C’est drôle, lorsqu’une fille n’aime pas un garçon !… Alors je demandais au bon Dieu de faire retomber le voile sur mon esprit, je le suppliais de me rendre enfant, de me restituer la disponibilité d’un enfant, afin que je fusse dans l’incapacité de me souvenir.
— Calme-toi maintenant, dis-je d’un air coupable. Calme-toi, je t’en supplie ! Tout cela est fini. Oui, bien fini.
Elle me lâcha la main, se leva, puis essuya avec un pan de son foulard ses yeux soudain baignés de larmes. J’eus tout à coup la gorge serrée, mais je ne pleurai pas. Un homme peut-il pleurer devant une jeune fille ? Les pleurs de l’homme sont atroces; à l’opposé de ceux des femmes, bien souvent ils n’apparaissent pas ; mes larmes, au lieu de noyer mes yeux, avaient noyé le plus profond de mon être, ma conscience même.
Elle s’éloigna de moi et, s’accoudant à une des murettes de la corniche, elle regarda, à l’exemple de nombreux visiteurs, en direction des îles de Loos. Le soleil couchant, rougeoyant, suspendu par des cordes mystérieuses au-dessus de ces îles, projetait à présent des rayons moins brûlants qu’à l’instant de notre arrivée. Silencieusement, je rejoignis la murette de la corniche. Chacun des hommes et chacune desfemmes qui s’y trouvaient accoudés étaient pareillement silencieux. Chacun et chacune semblaient animés d’une vie intérieure intense, et cette intensité était telle que personne ne disait mot, chacun et chacune donnaient libre cours à leur rêverie.
Mais à quoi pouvaient penser tous ces hommes et toutes ces femmes ? Songeaient-ils aux îles qui barrent l’horizon devant nous ?
Et ces hommes d’Europe, ces Européens, entourés de leurs épouses et de leurs enfants, accoudés tout autant que les Africains à la murette de la corniche, et plus silencieux encore que les Africains, à quoi rêvaient-ils ?
Pensaient-ils à leur pays, au repos qu’ils prendraient dans leur pays, après deux années de séjour ? Je le crois volontiers. Je m’approchai de Mimie, je prononçai doucement son nom. Comme elle ne répondait pas, je l’agrippai par un pan de sa camisole et la secouai; mais ses yeux restaient braqués sur l’immensité de l’Océan, et ainsi elle semblait absente d’esprit.
A quoi donc pouvait-elle penser ? Sans doute aux nombreuses années qu’elle avait passées au Sénégal, chez ses « correspondants », qui l’avaient si gentiment, si aimablement choyée. Et peut-être réfléchissait-elle à ce qu’avait pu être ma vie, à Paris ? L’une et l’autre choses, certainement ; cela se devinait à la tension de ses traits. Et puisqu’elle n’avait plus conscience de ma présence, je m’éloignai quelque peu d’elle, de son visage tantôt rayonnant, tantôt triste.
Cette tristesse trahissait l’état d’âme qu’envenime la jalousie ; une jalousie inavouable contre ma vie antérieure, plus précisément à propos d’une jeune fille qui, pourtant, n’avait été pour moi qu’une « correspondante ».
A présent, comme elle, j’étais debout dans un coin. La mer semblait en fureur ; la marée montait et les vagues, comme des béliers blancs, galopaient vers nous et venaient, avec un bruit d’orage dans leforêt, s’écraser contre le rivage. Après s’être fracassé contre les roches, ce grondement se transformait en mille petits bruits, lesquels, au fur et à mesure que les vagues les transportaient loin du rivage, se dissolvaient et se fondaient dans une symphonie pastorale, avec ses balafons, ses coras, ses flûtes et ses tamtams. Et c’était un mouvement perpétuel. Les moutons blancs, tantôt se fracassaient contre les roches, tantôt s’enfuyaient loin du rivage. Et lorsque soudain, remis de ma rêverie, je me retournai, je vis Mimie, debout près de moi. Était-elle enfin, elle aussi, sortie de ses rêves obscurs ? Etait-elle revenue de Paris et du Sénégal ?
— Oublie le passé ! fis-je en la prenant par le bras. C’est le plus grand plaisir que tu puisses me faire.
— Il faut que je te raconte. Tu es pardonné, mais il faut, comprends-tu, il faut que je te parle. J’ai bien souffert à l’époque, tu sais ! J’ai été chez mes parents, croyant que l’atmosphère familiale pourrait m’étourdir. Durant des heures je sortais avec des camarades. Mais souvent je restais à la maison, à moisir… Il n’y avait rien à faire : « Fatoman… Marié !… Paris. » On eût dit que dans mon cerveau, il n’y avait plus que ces trois mots.
Debout derrière elle, je la serrai contre moi, dans une impulsion affectueuse. Comme n’en pouvant plus, elle répondit à mon étreinte et posa la tête sur mon épaule. Elle se tut un moment. Je compris qu’elle était enfin libérée de ce qui, durant toutes ces années, l’avait si douloureusement tourmentée. Nous étions tous deux attendris…
— Rentrons, maintenant, Mimie, murmurai-je, il se fait tard. Comme j’aurais voulu être près de toi, à ce moment où l’on t’avait fait croire que j’étais marié !
La main dans la main, nous prîmes lentement le chemin de notre demeure, tout en poursuivant notre conversation. Sur un ton plus apaisé, car ses tourments étaient à présent évanouis, elle poursuivit son récit.
— Je sais, dit-elle, que tu aurais tout fait… Personne à l’époque, m’entends-tu, personne ne pouvait m’aider ! Il y a des batailles que l’on doit livrer toute seule. Enfin j’ai pris un emploi de maîtresse d’Internat. Dès la fin de mes études, je me suis plongée corps et âme dans ce travail. Et c’était réellement ce qu’il me fallait : un poste où sans trêve j’étais sur la brèche, presque jour et nuit, à surveiller ces élèves dont la plupart s’étaient déjà éveillées, ou commençaient à s’éveiller à la vie. Je conseillais les unes, punissais celles qui passaient les bornes. Enfin, des responsabilités telles qu’elles ne me laissaient point le temps de penser à mes ennuis. J’avais toujours l’intention de t’écrire, et en réalité j’ai peut-être commencé deux cents lettres; mais la pensée que tu m’avais trahie m’exaspérait et je cessais d’écrire. Tu as bien fait de venir, Fatoman.
— Je suis bien content de te retrouver, et de savoir que tout est fini maintenant, que toutes tes inquiétudes sont apaisées. Nous arrivions à la maison. Déjà il faisait nuit. A notre vue, mes tantes éclatèrent de rire. Je m’enfuis me terrer dans ma chambre. Mimie fit certainement de même, car je ne l’aperçus plus dans la « concession ».
— Mimie, Fatoman, venez manger ! cria ma tante Awa.
« Toujours la même ! pensais-je. Elle ne peut pas nous laisser tranquilles ! Il faut chaque fois qu’elle crie nos noms, que toute la famille entende ces deux noms à la fois, alors que nous, nous aimons vivre discrètement. » Comme nous ne répondions pas, sa voix retentit de nouveau.
— Que vous répondiez ou non, vous mangerez ensemble à partir de ce soir. Nous en avons assez de cette interminable timidité !
Puis, s’adressant aux enfants :
— Allez ! Allez jouer dehors, ou bien promenez-vous. Votre cousin et sa belle vont manger dans cette chambre.
— Qu’ils restent, tante, dis-je. Je les aime bien.
— Je sais que tu les aimes bien. Mais je sais aussi que tu ne mangeras rien tant qu’il y aura du monde autour de toi. Et ta belle pareillement. Ah, que vous êtes timides !
Nous terminâmes enfin le repas.
— Tu sais, commençai-je, la vie là-bas n’est pas facile.
— A Paris ?
— Oui. Lorsqu’on n’est pas aidé par l’État ou par les parents, la vie est difficile. Je me demande s’il ne serait pas plus sage que tu m’attendes en Guinée. Dans deux ou trois ans, nous nous retrouverons et nous nous marierons.
— Dans deux ou trois ans ! répéta-t-elle.
Au même moment, mon oncle Mamadou entra dans notre chambre et Mimie lui fit part de mes appréhensions.
— Fatoman, dit-il, si nous avons consenti à votre union, si personnellement j’y ai donné mon accord, c’est parce que je sais que Mimie est une fille simple, issue d’une famille simple. Et par expérience je sais, pour l’avoir hébergée chez moi pendant plusieurs années, qu’elle s’est toujours contentée, sans rechigner, de ce que tes « petites mères » lui offraient. Pendant tout ce temps, elle a mené une vie modeste, sans envier ses camarades… Ce que je ne cesserai de vous recommander, c’est de bien vous entendre là-bas.
— Bien, oncle. Mais, là-bas, il y a le froid. Il faudra payer le trousseau, payer la chambre, payer mes études, tout payer, et avec quoi ? Je ne m’attends pas à obtenir une bourse d’études de l’Etat. Mes tentatives pour en obtenir une ont été vaines. Là-bas, la vie est dure, oncle.
— Eh bien, tant pis ! Tu veux me faire croire que là-bas Mimie mourra de faim, dit-il, en riant. Mais elle te suivra partout. Elle appréciera d’autant plus votre bonheur futur qu’elle y aura contribué dans une large mesure. Et puis c’est peut-être pour elle la meilleure façon, je dirais même la seule, de se prouver à elle-même qu’elle ne t’épouse ni pour un titre, ni pour de l’argent. Enfin il faut te mettre dans la tête que tu n’as pas affaire à une bourgeoise, mais à une fille qui, comme toi, est issue du peuple.
Dans la pensée de mon oncle, qui était très religieux, la réussite d’un homme ne dépendait pas uniquement de ses efforts, il fallait surtout que ces efforts fussent soutenus par Dieu. Selon lui, Dieu donne toujours à manger à toutes les bouches qu’il a créées. Ainsi donc, selon lui, satisfaire les besoins de Mimie était plus l’affaire de Dieu que la mienne. Une telle foi en Dieu et aux principes du Coran étant inébranlable, aucun argument, si frappant fût-il, ne pouvait faire revenir mon oncle Mamadou sur un propos longuement mûri.
— D’accord, oncle, dis-je.
— C’est cela, répondit Mimie, satisfaite, « Tonton » Mamadou a su dire ce que j’avais en moi, ce que je voulais exprimer.
— Justement, mon petit, dit mon oncle, ton beau-père, avant de nous quitter pour rejoindre son nouveau poste d’affectation, tenait à ce que les cérémonies religieuses de votre mariage eussent lieu. Nous avons déjà accompli ces formalités à la mosquée. Quant au mariage civil, vous le ferez quand vous voudrez. Ce n’est pas difficile, il vous suffira de vous présenter à une quelconque mairie devant un officier d’état civil.
Il se tut un moment. Il était devenu solennel. Après avoir porté un peu de cola à la bouche, il poursuivit, tout en mâchant la noix lentement (ses mâchoires remuaient comme celle d’un mouton qui rumine).
— Je suis donc heureux de t’apprendre qu’à partir de ce soir, à partir de la minute où je te parle, sur l’ordre de ton beau-père et de nous tous, Mimie est devenue ton épouse. A présent, vous êtes unis devant Dieu et devant les hommes. Et j’ajoute qu’il faut bien vous entendre, afin de passer le plus agréablement possible votre séjour ici-bas. Je vous ordonne, à partir de ce soir, de vivre maritalement. Vous pourrez occuper la chambre de mon jeune frère Sékou, en attendant votre départ pour de nouvelles aventures, car la vie n’est rien d’autre qu’une suite d’aventures. Voilà, Fatoman, l’agréable surprise que je me suis cru en droit de te révéler.
Ce moment de l’annonce de mon mariage fut émouvant. J’étais donc pourvu de ma moitié ! …
Mon oncle Mamadou, après ce discours, se retira et nous laissa à nos réflexions.
— Es-tu satisfait, Fatoman ? demanda Mimie.
— Oui, très satisfait. Et toi ?
— Je suis la plus heureuse de toutes les femmes du monde. Me permets-tu, mon cher époux, dit-elle, le visage rayonnant, d’aller annoncer la bonne nouvelle à une amie ?
— Comment ? Tu sortirais cette nuit ?
— Ah, tu es jaloux, hein ? fit-elle.
— Non, ce n’est pas la question !
— On m’a cependant appris qu’un homme qui n’est pas jaloux n’aime pas sa femme.
— Qui t’a dit cela ?
— Une camarade, répondit-elle en riant.
— On peut aimer et ne pas manifester de jalousie. Tout cela est question de tempérament.
— Alors, dis-moi pourquoi tu n’es pas jaloux, toi ? insista-t-elle.
— Je suis de ceux qui font facilement confiance à autrui.
Etant passablement sérieux,je te fais confiance, tandis qu’un ancien coureur de jupons ne peut se fier à sa femme. Il pense toujours que celle-ci, une fois loin de toute surveillance, agira fatalement comme il l’a fait luimême. Et puis… Et puis non, ce serait trop long à t’expliquer !
— Mais si, explique-toi ! Je t’écoute, dit-elle, très excitée.
— Non, Mimie, ce serait trop long. Mais si tel est ton désir, à notre arrivée à Kouroussa je demanderai au griot Kessery de te raconter les aventures d’un homme jaloux, et tu verras qu’elles sont peu engageantes.
— Je l’écouterai volontiers, dit-elle. J’ai hâte d’être là-bas, pour découvrir de bonnes joueuses de cauris
Elle se leva soudain en repoussant sa chaise; je compris qu’elle avait envie de s’agiter un peu.
Allons nous promener. Nous irons voir mon amie Aminata, dont l’époux est syndicaliste. Ce sera une occasion de les mieux connaître.
— Nous irons où tu voudras, Madame.
J’étais fatigué et j’aurais voulu me mettre au lit, mais je n’osais pas le lui dire ; jusqu’à ce moment, j’avais eu un tempérament de vieux garçon, me levant et me couchant lorsque cela me chantait; j’wais eu une existence quelque peu bousculée. Malgré cela, je renonçais maintenant, avec une facilité et une rapidité surprenantes, à mon indépendance, pour devenir le plus exemplaire des maris.
— Allons, ma belle, es-tu prête ?
Et je la suivis. Je l’aurais suivie n’importe où. Je ne voulais pas la contrarier. On ne doit pas contrarier, si l’on a un brin de dignité, une fille qui vous épouse sans se préoccuper de savoir si vous êtes riche ou pauvre, et qui se déclare par surcroît prête à vous suivre même en enfer.
— Oui, je suis prête. Dépêchons-nous, dit-elle. Nous allâmes chez Aminata, dont le mari, volubile et intelligent, me brossa, en l’espace de deux heures, un tableau de la situation politique. Les exactions de certains colons, les querelles entre partis, tout y passa… Enfin, à minuit, au moment où nos paupières étaient lourdes de sommeil, Aminata et son époux nous ramenèrent en voiture à notre domicile.
— N’oublie pas que nous sommes autorisés désormais à mener une vie commune, dis-je à Mimie, en franchissant la porte de la « concession » d’oncle Mamadou.
Ma tante Khadi, qui était couchée, mais qui s’endort toujours très tard, m’entendit et m’approuva :
— Mimie, Mimie, tu ne vas pas faire de difficulté ! dit-elle, la taquinant. Je n’ai pas de place pour toi dans ma chambre, ajouta-t-elle. Et puis, mon lit est trop petit pour nous deux. Tu ferais mieux de rester là-bas, près de ton époux.
Mimie entra, s’assit timidement au pied du lit, sans mot dire et je fis semblant de ne pas la remarquer.
— Nous allons prier, fis-je.
— Prier ?
— Oui. Le Créateur ne nous a-t-il pas créés pour prier.
— Seulement pour prier.
— Oui, ma chère. Toutes les autres créatures sont fabriquées par Lui pour notre agrément, et nous, nous sommes créés par Lui pour prier et pour le remercier de ses bienfaits.
— Mais qui, Il ?
— Le bon Dieu.
— C’est vrai, Fatoman. Moi aussi, j’aime me recueillir.
— Et dans la nuit noire, tantôt accroupi, tantôt prosterné, je priai, avec elle à mes côtés.
— Après le traditionnel Salam Alaykoum, elle risqua :
— Je préfère rester au bord du lit, tu te mettras du côté du mur.
— Comme tu voudras.
— N’éteins pas la lumière.
— Cela m’en égal, dis-je pour l’apaiser.
Les draps de lit enroulés sur moi, j’étais à présent au lit, avec elle près de moi, bien près de moi. Je ne crois pas que nous causâmes longtemps. Et je m’endormis à poings fermés…
— Reposez-vous, mes enfants. Amusez-vous bien, surtout, nous dit oncle Mamadou à notre réveil, avant de s’en aller à son bureau. J’en profitai pour faire quelques excursions aux environs de Conakry; en compagnie de Mimie, naturellement. Nous allâmes aux îles de Loos, que j’avais aperçues la veille du haut de la corniche. Ces îles se trouvent à quelque deux milles marins de Conakry, légèrement au sud. De la corniche, on a directement vue sur l’île de Kassa. C’est une terre allongée, une simple bande de terre, vallonnée, dont le vert lumineux se détache sur une mer nacrée. Et il suffit de cette terre pour donner à la mer son vrai prix, ce prix qu’on ne retrouve pas, lorsque, toujours uniforme, elle va se perdre à l’horizon. Derrière cette bande de terre, il y en a une seconde, Tamara, dont on aperçoit la pointe septentrionale. Chaque île forme un arc de cercle. Au centre, il y a un îlot, l’île de Roume. Ces îles, aux dires des connaisseurs, sont de la même nature volcanique que l’île de Tumbo, sur laquelle est bâtie Conakry.
Ce matin-là, nous allâmes à Kassa, l’île la plus proche. Nous avions pris place à bord de la pétrolette . A mesure que nous approchions, nous découvrions des entrepôts.
— Regarde, chérie. C’est là que sont installées les compagnies étrangères ?
— Oui, c’est bien là ce dont je te parlais, te souviens-tu, le jour de ton arrivée ?
— Regarde derrière toi, maintenant. Comme c’est beau, notre capitale !
Elle m’obéit et Conakry lui apparut, avec ses hautes maisons émergeant de la verdure, ses cocotiers et ses manguiers.
— Oh oui, c’est beau ! s’écria-t-elle. C’est magnifique ! On dirait une de ces villes de Floride qu’on voit au cinéma.
— Oui, c’est une Floride africaine. Plus proche que l’américaine, pour le cinéaste à la recherche d’extérieurs. Peut-être un jour y aura-t-il plus de maisons, car les richesses du pays seront mises en valeur. Il nous faudrait du temps pour faire, de ce pays, un pays ultra-moderne. Mais cela viendrait un jour !…
— Aminâ ! Aminâ ! Aminâ !
La pétrolette accosta finalement au quai, et nous descendîmes. Sur cette île, habitée par nos compatriotes, des Canadiens et des Français avaient édifié leur cité à côté du village. Tout cela avait bel aspect, l’aspect d’une cité-jardin. Il y avait de l’espace. Une excellente route parcourait l’île sur toute sa longueur. Un service d’autobus reliait les divers centres.
Mimie et moi, nous rencontrâmes l’ingénieur, qui nous expliqua : — La bauxite affleure en de nombreux points sur les îles de Loos. Là, elle n’affleure pas, mais elle n’est recouverte que d’une couche, généralement assez mince, de terre végétale. On déblaie cette couche au bulldozer.
— Cette exploitation est-elle rentable ?
— Oui, ici la bauxite est économiquement exploitable, sur toute la superficie des îles. C’est presque une exploitation à ciel ouvert. Le minerai est abattu aux explosifs et chargé à la pelle mécanique.
En effet, nous promenant avec l’ingénieur sur toute l’étendue de l’île, nous constatâmes qu’il y avait là une exploitation sans autre complication que la reconnaissance préalable des gisements : sondages minutieux et répétés, analyses attentives des fragments déterrés. Cette exploration doit être conduite avec minutie; mais elle est indispensable, pour éviter tout mécompte.
— Qu’est-ce que la bauxite, Monsieur ? demanda Mimie.
— C’est, dit-il, une altération des roches qui affleurent. Et la Guinée en contient une réserve inépuisable. Mais, pour réduire les frais de transport, le minerai est débarrassé, par lavage, d’une partie de ses impuretés, de la silice principalement, à Kassa même, l’usine d’enrichissement.
— Peut-on voir comment fonctionne cette usine, Monsieur ? continua Mirnie, curieuse de nature.
A quelque distance de là et à proximité même du quai d’embarquement nous entrâmes dans l’usine, qui broyait, lavait et séchait le minerai. L’élément le plus saisissant était le four cylindrique rotatif de séchage. La bauxite qui sortait de là était conduite par courroies transporteuses aux silos de stockage, selon le même principe qui la conduirait finalement à bord des cargos.
— Merci beaucoup, dis-je à l’ingénieur, de nous avoir montré tout cela, de nous avoir appris tant de choses que nous ignorions au sujet de ces îles.
Ainsi nous prîmes congé de lui et de l’île de Kassa, et nous reprîmes place à bord de la pétrolette, qui se mit de nouveau à glisser sur la mer calme ce jour-là ; les petites vagues venaient caresser les flattts de notre barque.
— Avez-vous été satisfaits de votre journée ? demanda oncle Mamadou, à notre retour.
— Oui, oncle, très satisfaits. Nous avons visité Kassa. C’est magnifique, là-bas.
— Je voudrais, interrompit ma tante Awa, voir comment Mimie a arrangé la chambre de son mari.
A cette phrase, toute la famille se mit à rire. Mimie s’enfuit; ma tante alla la chercher et la fit asseoir dans un fauteuil. Mimie baissa la tête. — Lève la tête, soupira ma tante Awa, regarde-moi bien dans les yeux. Tout le monde, dans la pièce, se remit à rire aux éclats. Tante Awa poursuivit, sur le mode ironique :
— Fatoman, dis-moi si elle te masse bien le dos, la nuit, avant de s’endormir.
— Elle ne le fait pas, dis-je en riant.
— Mais alors, reprit-elle, véhémente, que faites-vous donc tous les deux, lorsque vous êtes seuls ?
— Eh bien, fis-je, moi je lis des journaux et des romans. Pendant ce temps, elle me tourne le dos et se recroqueville comme une chatte.
Les rires recommencèrent de plus belle. Ce n’est pas comme ça que vous devez agir, suggéra-t-elle. Vous devez causer, vous distraire, et non vous tourner le dos. Est-ce bien compris ? — Oui, répondis-je tout joyeux, c’est ce que j’ai toujours souhaité. Mais elle reste indifférente…
Alors, Mimie ! s’écria de nouveau tante Awa, dans un éclat de rire, tu es indifférente à Fatoman ?
Après un petit moment de silence, Mimie, la tête baissée, répondit timidement :
— J’ai honte devant lui.
— Oh ! fit-elle… Ça te passera. Nous allons voir si, d’ici un mois au plus, tu seras toujours aussi timide. Et dis-moi, Mimie, combien d’enfants comptes-tu avoir ?… Neuf, comme ta mère ?
En entendant cette dernière phrase, Mimie voulut fuir,, mais tante Awa la rattrapa de justesse à la porte, en continuant à la taquiner :
— Ne fuis pas. Dis-moi combien d’enfants tu auras.
— Je ne sais pas, dit-elle.
— Eh bien, fit la tante, nous n’en voulons pas beaucoup. Nous voulons très peu d’enfants, comprends-tu ?
— Oui, dit Mimie, mais qu’entends-tu par très peu d’enfants ? Peux-tu me dire le nombre ?
— Nous n’en voulons que sept !
— Oh là là, sept enfants ! C’est bien trop !
Tout le monde se tenait les côtes.
— Alors, risqua oncle Sékou, combien de filles et combien de garçons ?
— Mais je n’ai pas répondu ! dit-elle.
— Qui ne dit mot, consent, répartit oncle Sékou.
A ce moment oncle Mamadou entra dans la pièce.
— Il se fait tard, dit-il sur un ton de commandement. Laissez les jeunes mariés tranquilles. Ne les ennuyez pas tant. Que chacun rejoigne sa chambre.
— N’est-il pas sage, n’est-il pas temps, oncle, risquai-je, que j’aille maintenant rendre visite à ton frère ? Sans doute a-t-il appris mon arrivée. Et peut-être a-t-il hâte de me voir. Comme s’il eût approuvé un départ si brusque, il répondit :
— Bien. Bien, mon petit. Pour gagner du temps, tu pourrais prendre le Héron de demain matin. A Kankan, un taxi te conduira à Kouroussa en peu de temps. Tu y seras avant midi. Quant à toi, dit-il en se tournant vers Mimie, tu iras avec ton époux. Ce sera pour toi la meilleure occasion de connaître mieux ta belle-famille. Allez vite, mes enfants, mais revenez-moi bien vite. Nous n’en avons pas encore assez de vous voir. Et puis j’aimerais personnellement suivre les premiers pas de votre union, pour voir comment chacun de vous se comporte. Allez bien vite ! Si vous tardez, je vous enverrai tante Awa, conclut-il dans un éclat de rire.
— Je sais, oncle, répondis-je, que tu aimerais nous suivre. Cependant je suis limité par le temps, je n’ai pu obtenir que quinze jours de congé. J’aimerais regagner Dakar en passant par Bamako. Demain donc, au lieu du Héron, nous prendrons le train.
— Comme tu voudras mon petit. N’oublie pas de saluer pour moi, à Kouroussa, mon frère et sa famille. Et lorsque tu seras rendu à Paris, écris-moi bien souvent. Mais, ce soir, j’aimerais que tu ailles faire tes adieux à ta belle-mère.
Le soir, donc, je me rendis au quartier Almamya, où habitait ma belle-mère.
— Déjà le départ ? s’écria-t-elle en me voyant.
— Oui. Il est temps que ta fille te quitte, avec ta haute permission. Je suis venu la chercher, répondis-je avec courtoisie.
— Entends-tu, Mimie ? dit-elle en se tournant vers sa fille. Tu vas faire avec Fatoman un magnifique voyage. Tu vas nous quitter, maintenant, et suivre ton époux partout où il ira ! Ce voyage sera plus beau que celui que tu as fait au Sénégal il y a quelques années.
L’odeur d’oignon et de poulet frits, que j’aime bien, embaumait la cour ; cette odeur pénétrait jusqu’au salon où nous avions pris place…
— Je ne veux plus partir, maman, protesta Mimie. Je veux rester ici près de toi.
— Voyons, ma fille ! Sois raisonnable. Le temps est passé où tu pouvais toujours rester près de ta mère. Ta place, à ton âge, n’est plus ici. Elle est auprès de ton mari. Au début, tu étais contente de partir avec lui. Et maintenant non ? Ne l’aimerais-tu donc plus ?
— Si, maman, dit-elle. Mais j’aime rester auprès de toi. — Il faut aller. Allons, ma fille, sois courageuse.
Mimie se mit à pleurer… Et elle était encore en larmes le lendemain, quand nous allâmes prendre le train. Sa mère était avec nous, ainsi que mes tantes et mes oncles. Le train siffla, et peut-être même eût-il démarré avec ma bellemère dans notre compartiment si le chef de train, un jeune homme en tenue kaki et coiffé d’une casquette, n’était venu lui donner une tape sur l’épaule, l’avertissant ainsi qu’il était temps de descendre.
Après qu’elle nous eut donné l’accolade en ravalant ses sanglots, elle rejoignit le quai et, ne voulant point être submergée par la foule, apparut constamment, avec sa petite taille, à l’avant de cette foule, dont une bonne partie était triste. Elle, immobile, la tête toujours levée, ne quittait pas du regard un seul instant le compartiment dans lequel nous avions pris place.
Un court moment, nous la perdîmes de vue. Les voyageurs étaient tous montés dans leurs voitures, à présent pleines à craquer. Finalement, au moment où le train s’ébranlait, mes yeux rencontrèrent ceux de ma belle-mère. Elle courait le long de la voie ferrée, s’efforçant de garder l’image de nos sourires. Moi, je riais. Mais Mimie ne pouvait offrir à sa mère qu’un sourire crispé, angoissé. Debout, je tenais ma femme tendrement par les épaules, afin qu’elle sentît moins sa détresse, et, à travers la vitre, nous faisions nos adieux. La foule bigarrée, multicolore, resta visible jusqu’au premier tournant. Le train, insensible à notre chagrin, continuait impitoyablement sa traversée de la Basse-Guinée.
Déjà nous approchions de Kindia.
— Connais-tu cette ville, Mimie ?
— Pas suffisamment… Je l’ai seulement traversée en auto, pour aller à Télimélé, mon village natal.
— Je connais bien cette ville, et je l’aime bien quant à moi. Ce n’est pas loin de Conakry, vois-tu. En trois heures, on y est rendu.
— En trois heures, dit-elle, parce qu’il y a des montagnes à contourner, des collines à gravir. Et aussi, de longs arrêts aux différentes gares. Sans cela, on y serait rendu plus vite. Kindia est un coin magnifique.
— N’as-tu pas senti le changement de climat On. étouffe moins, ici.
— J’ai remarqué, dit-elle, qu’à l’approche de Kouria, on sent nettement une différence. On sent un climat plus léger qu’à Conakry.
— Tu verras, lorsque nous serons à la gare de Kindia. C’est un véritable carrefour, où l’on trouve toutes les ethnies de notre pays. Et sais-tu que les bananes y sont presque pour rien ?
— Viennent-elles de Kindia, toutes les bananes que l’on trouve à Conakry ?
— Pas toutes, répondis-je, mais beaucoup.
— Kindia me plaît déjà, à cause de tout ce que tu m’en dis.
— Un jour, Mimie, je me promets de te conduire à Pastoria, où les singes te feront rire. Les serpents aussi.
— Oh, des serpents !… Je n’irai jamais à Pastoria. J’ai horreur des serpents, dit-elle d’un air dégoûté.
— Tu n’as rien à craindre, Mimie. La cage aux serpents est entourée d’une grande fosse, qui fait que ces reptiles ne peuvent atteindre personne.
— Je n’aime pas les serpents, répéta-t-elle. Cela me rend malade, de voir un serpent.
— Eh bien, je te mènerai là-haut, sur la montagne que tu vois, dis-je. La plus élevée de la chaîne qui entoure Kindia.
— Ah oui, j’aime bien les montagnes. J’aime me trouver là-haut pour avoir une vue d’ensemble, un panorama immense et magnifique.
— Du sommet, quand il n’y a pas de nuages, on peut voir Conakry et le littoral jusqu’à une grande distance. Tiens, tu pourrais même sentir que la terre tourne effectivement. Tu te rendras compte physiquement de ce mouvement de rotation. Tu sentiras que tu tournes, que nous tournons tous avec la terre.
— Oui, s’écria-t-elle, c’est magnifique, notre pays !
J’étais toujours assis à côté d’elle, sur la banquette, dans la voiture de première. La brise pénétrait à l’intérieur par les fenêtres largement ouvertes; elle caressait et rafraîchissait nos visages.
— Arriverons-nous bientôt à Kindia ? demanda-t-elle.
— Oui, bientôt.
Une heure après, en effet, notre train s’arrêtait dans la gare, mais la halte fut courte et nous nous mîmes de nouveau à rouler, à rouler. Entre-temps, Mimie s’était endormie. La ligne se rapprochait des montagnes du Fouta-Djalon, montagnes chauves aux flancs enveloppés d’un épais manteau végétal. Le convoi dévala le long d’une vallée boisée, traversa les contreforts de latérite, traversa des savanes, des plaines, les grandes plaines du Niger. A la nuit tombée, nous nous arrêtions à la gare de Kouroussa.
Je réveillai Mimie.
— C’est long, ce voyage, ne trouves-tu pas ? lui dis-je pour la distraire de sa lassitude.
A présent nous étions dans la rue, et nos bagages sur la tête des porteurs.
— C’est long, mais ce n’est pas désagréable, de faire un tel trajet en train. J’ai dormi toute la journée. Toi pas ? fit-elle dans un bâillement.
— Non, je n’ai pas fermé l’oeil.
— Et tu n’as même pas fait la sieste ?
— Non.
— Insomnie ? s’inquiéta-t- elle.
— Je ne sais pas. Peut-être.
Me regardant fixement dans le blanc des yeux, elle essayait de savoir…
— Je crois que tu es de ces hommes qui ont peur des précipices, dit-elle.
— Non, je n’ai pas peur, bien que je ne sois pas un montagnard comme toi. Pourquoi aurais-je peur ? demandai-je d’un air coupable.
Nous avions marché, beaucoup marché, précédés de nos deux porteurs. Et j’apercevais maintenant les toits de chaume des cases. — Fatoman, tu ne dis pas la vérité ! s’écria t-elle. Et comme je baissais la tête, elle comprit qu’elle avait deviné juste. Elle éclata de rire.
— A chaque précipice, Mimie, avouai-je finalement, il me semblait que c’était le moment ultime, que le train allait chavirer dans les ravins et que la mort allait s’abattre sur moi.
— Mais la mort est partout ! répliqua-t-elle, dans le même éclat de rire. Elle vous abat où elle veut, même dans votre propre chambre. On ne peut s’y dérober.
— J’en suis convaincu, mais en train, chaque fois que je traverse le Fouta, chaque fois que, du haut des montagnes, je regarde ces ravins, il ne m’est pas possible de ne pas avoir peur… Tiens, tu aurais ri aux larmes, si tu m’avais vu lorsque nous longions ces précipices.
— Que s’est-il passé ? fit-elle, amusée.
— Chaque fois, je tentais désespérément, en tirant sur la banquette, de retenir notre voiture.
— Menteur !
Nous marchions toujours et, déjà, nous étions au village, dont nous suivions les ruelles sinueuses.
— Ils ne sont guère braves, les hommes de Kouroussa ! reprit-elle d’un ton moqueur. C’est la brousse, Kouroussa.
— Si Kouroussa est la brousse, répondis-je, que diras-tu de ton village, Télimélé ?… C’est la forêt vierge, là-bas !
— Non, ce n’est pas vrai, Fatoman. Mon village est magnifique. Plus beau que Kouroussa
— Allons donc ! dis-je en riant. Le chemin de fer n’y passe même pas, dans ton village, à fortiori l’avion. A Kouroussa, il y a tout !
— Ah ça, non, Fatoman ! Tu ne connais pas mon village. Il y a tout, à Télimélé. Tandis qu’à Kouroussa, je n’ai vu, l’année dernière, lors de ma visite chez ta mère, que des manguiers.
— On m’a raconté, dis-je avec malice, que chez toi, là-bas, une vieille femme a un jour tenté de faire pousser du sel. Elle en a semé dans son jardin et elle l’arrosait tous les jours… Est-elle toujours en vie ?
— C’est du roman ! répondit-elle en riant.
— Ce n’est pas du roman, c’est ton père qui m’a raconté l’histoire.
— Papa ne parlait pas sérieusement. Il ne t’arrive pas de plaisanter, toi ?
Et nous nous mîmes à rire, à rire… C’est en riant que nous gagnâmes notre « concession ». Ma mère, qui se tenait à l’entrée du vestibule, n’eut aucun mal à nous apercevoir. Sur ce seuil, on eût dit qu’elle attendait une visiteuse. Mais peut-être prenait-elle l’air, simplement. Et avant même que je n’eusse le temps de libérer nos deux porteurs et de ranger nos valises dans une case, la « concession » fut envahie par nos voisines, car elles avaient été averties de notre arrivée par les cris de joie de ma mère. Elles ne tardèrent pas à improviser une danse, qui, très vite, prit de l’ampleur. L’une après l’autre, les femmes se détachaient de la ronde pour nous serrer la main, dans des éclats de rire sans retenue.
Nous serrâmes ainsi d’innombrables mains, nous répondîmes à d’innombrables salutations.
— Bonne arrivée ! s’écriaient-elles le plus souvent, donnant libre cours à leur allégresse. Vos camarades se portent-ils bien ?… Vos amis, vos maîtres et connaissances jouissent-ils d’une bonne santé ?
La tradition exigeait que nous répondions à chacune, dans l’ordre même des questions posées :
— Oui, très bien ! Tout va bien là-bas. Nos maîtres, nos amis et connaissances vous saluent. Ils jouissent d’une bonne santé. Au bout d’un certain temps, cependant, nous nous avisâmes que nous ne nous conformions plus strictement à la règle de civilité, parce que nous étions fatigués, parce que nous avions quitté Conakry à l’aube et qu’il était vingt heures.
Nous prîmes congé du groupe, non sans discrétion, et pénétrâmes dans la case de ma mère. Et les voisines, ces danseuses si souples, aux joyeuses improvisations, ne tardèrent pas à rejoindre leur domicile. Mon père s’était joint à nous. Et puis, je ne sais pas, je ne sais plus, dans quel état je me trouvais à cet instant. J’étais heureux, sans doute, d’avoir retrouvé les miens; j’étais triste aussi, affreusement frappé de les voir vieillis, marqué par l’âge et par l’âpreté d’une pénible existence. Je pensai subitement à la mort. Mais ma conscience me répondit que la mort n’est pas toujours fonction de l’âge. M’avisant que j’étais pour le moment, et peutêtre pour longtemps encore, incapable pécuniairement de porter secours à mes parents, des larmes subitement noyèrent mes yeux. Me voyant désolé, ils se mirent eux aussi à pleurer. Mais certainement pas pour les mêmes raisons que moi. Moi je pleurais sur mon impuissance. J’aurais souhaité disposer de plus de moyens matériels, pour les en faire profiter. Mais eux, ne pleuraient-ils pas de joie ? La joie de retrouver leur fils, l’aîné des fils, devenu si grand, et à présent marié…
Mimie assistait à cette scène, troublée et la tête baissée.
Ma mère, soudain, leva la tête pour la regarder…
— Belle-fille, murmura-t-elle, ta mère se portet-elle bien ?
— Oui, Belle-mère.
— Et tes frères et sœurs sont-ils en bonne santé ?
— Oui. Ils vous saluent.
— Et toi, Belle-fille, comment vas-tu ?
— Je ne sais pas, Belle-Mère, répondit-elle tristement.
— Es-tu triste ?
— Oh non ! fit-elle d’un air mécontent.
— N’es-tu pas contente d’être venue me voir ? demanda ma mère dans un sourire.
— Si !… Si !
— Alors, pourquoi cette mine d’enterrement ?
Mimie réfléchit un moment, puis répondit timidement :
— J’aurais voulu ne pas quitter Maman aussi vite.
— Mais ne l’avais-tu donc pas déjà quittée assez longtemps ?
— Si, si, Belle-Mère. Pendant quatre ans.
— Alors, sois brave, ma fille. Ta nostalgie te passera.
Puis, après quelques minutes de silence, d’un ton maternel elle ajouta :
— Repose-toi. Tu trouveras auprès de moi le même accueil et la même affection que chez ta mère.
— Je n’en doute pas, s’écria Mimie, l’air heureux.
Mon père, plus calme, qui n’avait pas pris une part active à la discussion, était sorti. Et déjà ma mère ne pleurait plus. Les sanglots avaient cessé. Mimie, de son côté s’était de nouveau parfaitement résignée. Je me mis à questionner ma mère :
— As-tu reçu ma récente lettre ?
— Oui. Mais tu avais oublié d’indiquer la date de ton arrivée. Aussi regrettons-nous de n’avoir pas pu aller chercher notre belle-fille à la gare.
— Je l’ai fait sciemment, ne voulant pas que vous vous dérangiez pour nous.
— Crois-tu que cela nous dérange ?
— Non, Mère, mais la discrétion !… J’aime la discrétion. Te souviens-tu de l’époque où tu m’appelais Saadéni ?
— Il y a longtemps de cela.
— Et pourquoi m’avais-tu baptisé Saadéni ?
— Parce que tu aimais la solitude. Tu es toujours aussi solitaire ?
Mimie, amusée par les taquineries que je faisais à ma mère, souriait gentiment.
— A présent, j’aime la foule, dis-je pour l’apaiser.
— Hé ! cria-t-elle tout à coup, dis-moi, Fatoman, tu mangeais bien là-bas ?
— Très bien, répondis-je.
Mais cette réponse ne semblait pas la satisfaire, et elle s’inquiétait toujours.
— C’est une femme qui préparait tes repas ?
— Une femme ? Non ! C’était moi-même.
— Faire la cuisine toi-même, comme une femme ?
Mimie et moi, nous éclatâmes de rire, trouvant amusante cette réplique de ma mère. Mais, à la réflexion, nous l’estimâmes raisonnable, car, durant sa vie, elle n’avait jusqu’alors jamais entendu dire qu’un homme eût fait la cuisine pour lui-même. — Oui, Belle-Mère, expliqua Mimie avec un sourire complaisant, là-bas la cuisine n’est pas un art exclusivement réservé aux femmes.
— Alors, toi, ma fille, tu laisseras ton mari faire la cuisine pour lui-même ? Si tu ne te dévoues pas, comment tes enfants auront-ils de la chance dans la vie ? Tu le sais, la chance des enfants dépend, d’après nos traditions, du dévouement de la femme envers son mari.
— Belle-Mère, ne sois pas inquiète ! Désormais, Fatoman ne s’approchera pas de la cuisine. A présent, je suis là.
— Mère, interrompis-je, n’aurais-tu pas un peu d’eau chaude pour nous ? Nous voudrions nous débarbouiller.
— Si. L’eau est dans le tata . Allez, allez maintenant vous laver, puis manger et vous coucher.
A tour de rôle, nous nous débarbouillâmes à l’eau tiède, avant de gagner la case qui nous était attribuée. Harassée, Mimie s’endormit aussitôt. Quant à moi, j’avais beau me contraindre à dormir, le film de ma vie, des six années passées loin de ma terre natale, resurgissait du tréfonds de mon être. Au lieu de dormir, je restais les yeux fixés sur la charpente et sur le toit de chaume, éclairés par la lueur chiche de la lampetempête; et les souvenirs, cette nuit-là, affluaient dans ma mémoire et me brouillaient la vue. Le film tournait, tournait…

Notes
. « Sortir de son fourreau », traduit du malinké : signifie sortir de ses gonds.
. « Petites mères » veut dire tantes.
. Diseuses de bonne aventure.
. Petite chaloupe à moteur.
. Ainsi soit-il.
. Petit avion, de 8 places au maximum, qui assurait le transport à l’intérieur de la Colonie.
. Petit agneau.
8. Enclos en osier tressé.