Entretien avec Djibril Tamsir Niane

IFAN/Université de Dakar


“Littérature guinéenne”
L’Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 38-43


Vous êtes mon aîné dans la recherche en tradition orale… Soun Jata a fait votre célébrité en même temps que celle de cette épopée dans le milieu intellectuel ; vous avez en main des documents exceptionnels, je crois, concernant Soun Jata ? Pouvezvous nous en parler ?

— Je travaille depuis longtemps sur Soun Jata, puisque mes premières recherches datent de 1957-1958 ; j’ai donc pu accumuler une certaine documentation. J’ai eu d’abord mes premiers contacts avec le fameux Jeli Mamadu Kouyate, qui m’a donné la version intégrale de l’épopée mandingue. Je l’ai par écrit, elle ne fut pas enregistrée. J’ai aussi en partie la version de Fadama. Fadama, c’est le village d’Abou Condé, le griot qui a été enregistré par Camara Laye
Après ces premiers contacts, une fois installé en Guinée à partir de 1959, régulièrement je me rendais sur le site de Niani et je sillonnais la Haute-Guinée. J’ai donc recueilli auprès de nombreux griots des variantes de cette épopée.
J’ai eu en particulier une version d’un autre griot qui s’appelle Tiemory Kouyate. Tiemory Kouyate est du village de Koudiang, dans la région de Siguiri pas loin du site de Niani. II m’a donné une version très intéressante, dans la mesure où il s’attache à faire la généalogie des principaux compagnons de Soun Jata, en remontant jusqu’au prophète Mahomet. C’est intéressant au point de vue religieux : c’est l’interprétation de l’Islam par les Malinke, l’assimilation de l’Islam en milieu mandingue.

Et il reprend toute l’histoire de Soun Jata ?

— Oui, et il s’étend particulièrement sur deux compagnons : Tiramaghan et Fakoli Kuruma. Dans la région de Singe, j’ai travaillé aussi avec des doyens, des chefs de village, des doyens de villages.
II faut que je signale aussi les récits que j’ai recueillis de la bouche de Mamoudouba Keita, qui en 1968 était le doyen du village de Niani. J’ai des bandes enregistrées de ce personnage. J’ai recueilli aussi des informations au village de Balama. Balama est un village qui a été fondé après la 3e destruction de Niani, village fondé au XVIIIe siècle.
J’ai une version du village de Balama qui m’a été donnée par Morigbe Keita. Morigbe Keita connaît très bien l’histoire de Balama, c’est-à-dire l’implantation des Keitas à Balama après la destruction de Niani. Donc là, c’est une version intéressante sur le plan historique. J’ai recueilli des récits dans d’autres villages aussi, ainsi que dans le village de Balandougouba.
Il faut savoir que dans la région de Niani, la rive droite du Sankarani est occupée par les Peuls, les Peuls du Wassoulou. Le Wassoulou est en contact avec la région de Niani. Donc, je me suis intéressé aux récits des Peuls aussi, qui me donnaient des informations sur la genèse de l’empire du Mali. Donc, voilà un peu le tour d’horizon des différentes versions recueillies sur Soun Jata. Maintenant, j’ai eu connaissance d’autres versions. Ainsi, j’ai eu contact avec un certain Johnson de Bloomington, qui a travaillé au Mali et qui a récolté quatre versions recueillies en milieu Bambara de l’Épopée Mandingue. Il ne les a pas publiées, mais il a soutenu sa thèse à Bloomington. Ces versions sont un peu différentes.
Il y a aussi, il faut le signaler maintenant, l’importante version de Waâ Kamissoko. Alors Waa Kamissoko, grand griot de Krina a travaillé avec la Fondation SCOA et c’est Youssouf Tata Cissé qui a repris le propos de Waa Kamissoko. Youssouf Tata Cissé a été en contact avec Kamissoko de 1962 jusqu’en 1972. C’est à partir des années 70 que Waa s’est décidé à parler, et le résultat a été la tenue de deux colloques à Bamako, en 1975 et 1976.
Ces colloques sont très importants dans la mesure où, pour la première fois, les chercheurs — il y avait des littéraires, des anthropologues, des historiens, des philosophes … — étaient en face d’un griot, dont la tradition transcrite était l’objet du colloque. Alors, ainsi avec les traditions orales du Mali, axées sur l’histoire du Mandingue fournie par Waa Kamissoko, on a eu un dialogue très intéressant entre la Tradition et la Science moderne. La science moderne questionnait et la tradition répondait. Là aussi, les chercheurs ont pu s’apercevoir que le griot avait une connaissance encyclopédique sur le Mandingue. Le monde Mandingue, il le connaissait et il était le dépositaire d’une science transmise oralement de génération en génération.
Il faut savoir que le village de Krina joue un rôle très important dans l’histoire du Mandingue. Le village de Krina, les gens de Krina autrefois, au temps de Soun Jata, étaient des forgerons, donc des hommes libres à cette époque-là. Et ils s’étaient ralliés à Soumaoro. Une fois Soumaoro vaincu, ils sont venus dans le camp de Soun Jata. Ils ont été infériorisés, ils sont devenus castés. Certains sont devenus griots, d’autres forgerons, et d’autres encore prêtres du culte animiste de Krina. Il y a un masque très important, masque-oiseau de Krina qu’on appelle le Krina-Kono.
Waa Kamissoko descend d’une de ces familles de griots de Krina, dont la tradition est fortement marquée par l’animisme ; cette tradition est authentique dans la mesure où les cultes anciens, les pratiques anciennes, sont restées en vigueur à Krina jusqu’à une date très récente. La version de Waa est très importante, parce que la tradition conservée à Krina est une tradition complète qui remonte au temps de l’empire de Ghana, depuis le départ des Malinkés du Ghana, jusqu’à leur installation au Mandingue ; nous avons là une séquence très rare, celle de la transformation des Sarakholle en Malinke, puisque les Malinke sont issus des Sarakholle. C’est uniquement par le truchement des cultes anciens que cette tradition restitue cette histoire.

Existe-t-il des récits épiques dits par ceux qui sont restés, pourrait-on dire, les griots de Soumaoro ?

— Non, il n’y a pas de version typique du côté de Soumaoro. Mais quand on interroge les traditions ésotériques des forgerons, le culte d’initiation, par exemple le Koma, on a des informations très importantes sur Soumaoro. Par exemple avec Tibili du Wassoulou, je peux m’apercevoir que dans le cercle des chasseurs, il y a des traditions conservées sur Soumaoro, qui placent Soumaoro au-dessus de Soun Jata en tant que maître-chasseur, en tant que magicien.
Donc, celui qu’on invoque dans ces cultes-là, c’est plutôt Soumaoro et il y a des poèmes entiers qui sont conservés dans la tradition des forgerons, et qui exaltent Soumaoro. On la trouve principalement au Wassoulou parce que le Wassoulou est toujours resté animiste jusqu’à une date récente, dans le culte rendu aux maîtres-chasseurs.

Dans quels villages plus précisément ?

— Pratiquement dans tout le Wassoulou. Vous avez surtout le village de Yanfoulila, à côté de Bougouni. Il y a encore des célébrations de chasseurs qui sont organisées régulièrement. Pratiquement toute la rive droite du Sankarani, de Niani jusqu’aux confluents à Kangaba et à Kidira, dans tout ce secteur-là.

A Krina même, il reste encore quelque chose ?

— Oui … puisque la famille de Waa est une famille de Ngaras, qui sont les grands griots, les maîtres-griots parmi les griots. Parmi les griots, il y a plusieurs catégories. Les griots de talent, ce sont les Ngaras. Waa est fier d’appartenir à cette famille.
Donc, il y a le culte du Krina-Krono et il y a la tradition historique. Les deux vont de pair. Waa est initié au deux, c’est ce qui faisait sa force. Il est dans le culte du masque-oiseau et il est également de la famille des griots de talent. C’est pourquoi dans ses propos, Waa est plein de morgue, plein de prestance, il est sûr de lui-même parce qu’il a la double tradition de griot. Il y a certains griots qui n’ont qu’une tradition.
Lui, il a la double tradition. Il n’a même pas peur de Krina. Et Krina possède en plus les cultes anciens, ce qui lui donne un cachet d’authenticité, que les autres n’ont pas.

Que pensez-vous du problème qui s’est posé à propos des griots de Kela, à qui l’on attribue la mort de Waa ?

— L’affaire de Waa, je ne vais pas l’expliquer, mais je pense que Waa était malade d’abord. Je crois qu’il avait un cancer de l’omoplate. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que les griots de Kela, les griots de Krina même et les griots des autres villages mandingues ne peuvent pas comprendre que Waa se soit produit en “public” au milieu des profanes que sont les chercheurs. Ceci a posé problème. C’est ce qui explique que pendant longtemps, Youssouf n’ait pas pu le faire parler. Brusquement Waa s’est décidé à parler, ce qui a déclenché l’organisation des colloques de Bamako.
Donc, il y a eu une animosité des griots de Kela, des griots de Krina même et d’ailleurs, contre Waa. Cette animosité, il faut la signaler, mais Waa à cette période-là était déjà malade. Et quand il est allé à Paris, on s’est aperçu qu’il avait l’omoplate touchée par le cancer.
Bien sûr, il savait de quoi sont capables les griots et il connaissait leur pouvoir. Il a pu croire que les gens de Kela et d’autres villages de Soun Jata lui avaient jeté un Korté.

Mais pour quelle raison précise, lui en voulait-on? parce qu’il parlait devant un public, ou parce qu’il disait des choses qui ne plaisaient pas ?

— Il s’est produit en public, et quel public ? Des chercheurs qui sont venus d’Europe pour la plupart. Or, jusque-là, les griots avaient bien vu déjà les chercheurs, mais à huis clos. Waa s’est produit dans une salle où il n’y avait que des chercheurs de l’extérieur. Donc c’est une profanation pour les gens de Kela et les griots en général : divulguer ce qu’il a divulgué, c’est donc enfreindre la déontologie des griots mêmes. Et dans la salle, les griots l’ont su après, Waa a dû faire des révélations sur des familles. Donc Waa était vraiment en rupture de ban avec sa classe.
Toute l’histoire n’est pas à dire. Les griots ne disent pas tout. Il y a les alliances, les mésalliances dans les familles, il y a toutes sortes de choses, de secrets que les griots gardent. Ils avaient peur que Waa ne dévoile certains mystères. Waa s’est bien gardé de tout dire, seulement certaines choses lui ont échappé. Et cela, les griots ne peuvent pas le pardonner.

A propos de Soun Jata, avez-vous senti des résistances sur des sujets précis ?

— Maintenant, 20 ou 25 ans après, je mesure encore le chemin parcouru. En 1958, quand je me suis trouvé dans les villages, d’abord j’étais jeune, on a voulu me dire l’histoire populaire: l’histoire de Soun Jata avec tout le sérieux, toute la solennité que cela requiert ; par exemple quand on donne un récital de poèmes ou quand on prononce des oraisons funèbres d’un doyen de village, on donne l’histoire avec solennité.
Donc en 1958, j’ai rencontré beaucoup de résistances d’abord. Je suis resté dans le village de Jely Mamoudou à Dielibakoro près d’un mois. Tous les jours, il me racontait cette histoire et je transcrivais, j’écrivais, j’écrivais. Mais quand je suis arrivé à Dielibakoro, il avait encore son maître. Il s’appelait Sakho (j’ai oublié son prénom). Il était du village de Dieliya à côté de Dielibakoro, le village de griots. C’est à lui qu’on m’a conduit d’abord. Il a pris Jeli Mamoudou pour dire :
— Écoute, voilà un étudiant qui est là, il dit qu’il cherche l’histoire du Mandingue, va lui raconter quelque chose, moi je ne peux pas parler à ce jeune-là, je ne le connais pas.
Le jour même, il a voyagé, il est retourné dans son village. Voilà une première résistance que j’ai rencontrée. Par la suite, j’ai vu les barrières se lever petit à petit, notamment à Niani, quand je suis venu en chercheur installé ; tous les ans, je viens avec les étudiants. On a vu le sérieux du travail que je fais ; la familiarité, la parenté s’est tissée entre les villageois et nous. Je te dis que j’ai un des fils de Niani chez moi jusqu’à présent, adopté complètement.
Là, j’ai eu droit à plusieurs récitations publiques et j’ai eu en privé aussi des conversations avec les doyens. Là, j’ai eu énormément de données qu’on ne fournit pas dans les récitations publiques. Je suis même assermenté, pour ne pas dire certaines choses qu’on m’a dites et qui me permettent de comprendre certaines situations.
Par exemple dans l’histoire de Niani, la réinstallation des Keitas dans ce secteur-là, qui ne s’est pas faite sans mal entre eux et les Peuls qui occupaient la région; il y a eu une histoire intérieure qui est assez sordide, assez difficile à dire. Par exemple, quand deux villages se battent pour une terre, pour une parcelle de plaine, il y a un pacte qui est établi, puis le vainqueur et le vaincu se réconcilient, on refait la fraternité ; mais il reste ce quelque chose là, qu’on ne peut pas raconter à tout le monde. J’ai eu droit à beaucoup de petits récits comme ça dans le secteur de Niani. Les griots sont garants de la cohésion. Cette cohésion veut qu’on taise tout ce qui peut ranimer la Fadenya. La Fadenya, c’est cette querelle de famille, de rivalités entre cousins. Or, il ne faut pas que le cousin ou le frère soit terni dans l’opinion.
Après, prenant de l’âge moi-même, je deviens respectable, je suis professeur à Conakry, je suis connu, j’ai été convoqué en quelque sorte par le Doyen et beaucoup de choses m’ont été racontées dans le secret des cases. Mais l’historien qui vient en quête comme ca, ne peut pas avoir ces renseignements.

Vous croyez qu’un jour vous pourrez tout écrire ?

— Il y a des choses que je ne veux pas écrire, pour rester fidèle à l’engagement qui me lie.

Et si c’est un détail qui semble important pour la compréhension des faits ?

— Je peux le donner, mais peut-être en occultant un peu les faits. Ces précautions-là, il faut les prendre dans la mesure où, certaines de ces choses-là encore peuvent réveiller aujourd’hui de vieilles querelles.
Un cas bien connu qui commence à être banalisé maintenant, c’est intéressant de le noter d’ailleurs, c’est le différend entre le village de Kangaba et le village de Figoura. Kangaba, c’est le village où se trouve le Kamabolon . Cette case qui fait la célébrité de Kangaba est une case commune entre Kangaba et le village de Figura. Ce sont des cousins ; ils sont issus de frères. Donc il y a une certaine rivalité entre ces deux villages. Cette rivalité s’est renforcée à la fin du siècle avec l’arrivée de Samory qui a eu pour allié Kangaba contre Siguira. Samory a mobilisé son armée pour mater le village de Siguira au profit de Kangaba.
Cette histoire-là, les gens ne vont pas la raconter. Mais c’est un fait divers récent. La rivalité des deux villages remonte à beaucoup plus loin. Cette cause lointaine là, on ne peut pas la raconter. Je ne vous la dirai pas non plus. Bon, toujours est-il qu’avec le temps, ça se désamorce ; par exemple, l’épisode de Samory s’est banalisé maintenant, puisque les Blancs en ont parlé dans leurs écrits.
Mais j’ai transcrit tout cela, tout est écrit ; avec le temps, ça perdra de son importance, et ce sera peut-être publié.

— Est-ce que les secrets de type religieux qui sont reliés aux cultes ne sont pas plus difficiles encore pour un historien ?

— C’est là un point très important. L’historien s’intéresse aux doyens, aux griots. Mais plus intéressants sont les propos du maître du culte ; les prêtres par exemple dans le cas de Krina. On a eu la chance d’avoir affaire à quelqu’un qui était à la fois prêtre et griot. On oublie souvent les traditions des griots et les traditions des prêtres. Et ces traditions sont difficiles à avoir parce qu’il faut être initié pour les obtenir.
Moi, je le suis, je suis sous serment, donc ça me permet de comprendre certaines situations, de m’expliquer, en tant qu’historien, le mystère sur lequel cela repose …
Je suis initié aux Komos locaux. C’est le secret local ! C’est un ensemble de connaissances qu’on ne trahit pas.

Est-ce que l’histoire moderne pourra se pratiquer dans ces conditions-là ?

— Non, on peut comprendre la religion, les rites, les pratiques, mais pour en connaître le fondement, il faut y entrer et on y entre sous ces conditions. Il y a des mystères de l’Antiquité qu’on ne connaît pas aujourd’hui. Les mystères d’Isis par exemple. Le temple est là, mais le fondement même de ces mystères, on ne le connaît pas. On connaît Delphes , mais pas Isis

Notes
. Poison qu’on inocule par pollen, piqûre d’insecte, ou autre manière.
. C’est la grande case royale mandingue dont on change la toiture tous les sept ans : la cérémonie dure trois jours.
. Temple grec où l’on sacrifait à Apollon.
. Déesse égyptienne dont le culte est resté tout à fait secret.