Un écrivain fondateur : Camara Laye

Jacques Chevrier

Paris IV — Sorbonne


Un écrivain fondateur : Camara Laye
“Littérature guinéenne.”

L’Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie.
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 65-75


Camara Laye a vu le jour à Kouroussa, le 1er janvier 1928. Situé en Haute-Guinée, sur les bords du Djoliba (le fleuve Niger), ce gros village de cases rondes aux toits de chaume est le berceau de sa famille depuis plusieurs générations, et l’auteur de L’Enfant Noir se plaisait à rappeler que son aïeul, Tabon-Wana Fran Camara, fut le contemporain du fameux Soundjata Kéita, roi du Mandé. Rattachée à la Guinée après le démantèlement du Soudan, en 1899, la province natale de Camara Laye s’enorgueillit d’ailleurs d’une longue résistance à la conquête française, puisqu’elle a été le théâtre des durs combats qui opposèrent jadis les guerriers de Samory aux spahis du colonel Archinard.

De l’autobiographie à la fiction romanesque Partagée entre Kouroussa, où son père exerçait le métier de forgeron, et Tindican, le village natal de sa mère, l’enfance de Camara Laye a été profondément influencée par le mode de vie patriarcal de la communauté Malinké dont il aime à rappeler les travaux et les jours : “le retour des champs des travailleurs se faisait à la tombée de la nuit… dès cet instant le village reprenait son animation habituelle. Alors, au centre des concessions, assis sur des nattes ou à même le sol, après le repas du soir, les hommes se contaient les événements de la journée, tandis que les enfants demi-nus, accroupis autour de quelques feux de bois à la lueur vacillante, lisaient sous la surveillance d’un maître sévère les versets du Coran … ».
C’est dans cet attachement au terroir africain que s’enracine la double expérience de l’homme et de l’écrivain, et quand on connaît l’amour que Camara Laye a toujours porté à son pays natal, on ne s’étonne pas que toute son oeuvre soit marquée par l’évocation nostalgique d’un paradis doublement perdu.
En effet, comme beaucoup d’enfants de sa génération (souvenons-nous du héros de l’Aventure Ambiguë) Camara Laye a suivi les cours de l’école française, et après l’obtention de son certificat d’études primaires, il a dû quitter famille et village pour rejoindre le collège Poiret de Conakry, afin d’y entreprendre des études à caractère technique. Reçu premier au certificat d’aptitude professionnelle de mécanicien, il obtient une bourse pour la France et connaît à son tour la grisaille, l’anonymat et la solitude des métropoles occidentales. Après Argenteuil, où il a suivi les cours du Centre-École Automobile, Camara Laye décide de poursuivre ses études en vue de décrocher le diplôme d’ingénieur.
Il s’inscrit au Conservatoire National des Arts et Métiers, mais seul et sans appuis, il se voit contraint de travailler pour assurer sa subsistance: tour à tour ouvrier chez Simca, employé à la R.A.T.P., puis à la Compagnie des Compteurs de. Montrouge, le futur écrivain connaît des moments de découragement et de désarroi qui vont donner naissance au premier brouillon de l’Enfant Noir :

« Je vivais seul, seul dans ma chambre d’étudiant pauvre, et j’écrivais ; j’écrivais comme on rêve … j’écrivais pour mon plaisir et c’était un extraordinaire plaisir, un plaisir dont le coeur ne se lassait pas. »

Publié en 1953, l’Enfant Noir fut couronné l’année suivante par le Prix Charles Veillon et décida de la carrière littéraire de son auteur. En novembre de la même année, il donnait le Regard du Roi, un roman symbolique fortement influencé par la lecture de Kafka et qui surprit la critique.
Pendant ce temps, l’émancipation des territoires d’outre-mer allait bon train et en 1956 Camara Laye décidait de retourner dans son pays. Nommé fonctionnaire au ministère de l’Information, il participe aux affaires jusqu’en 1963, date à laquelle il prend ses distances et décide de s’installer au Sénégal.
En 1966, Camara Laye a publié son troisième roman, Dramouss. Ce roman constitue sous un voile à peine symbolique un violent réquisitoire à l’égard du régime du Président Sékou Touré.
Après douze ans d’un silence dû à la fois à l’exil et à la maladie, Camara Laye a publié en 1978 son dernier ouvrage, Le Maître de la Parole (Paris, Plon). Peu de temps avant sa mort — il était alors en traitement à l’hôpital Necker —, Camara Laye m’avait fait part de son projet d’écrire un quatrième roman dans lequel il aurait évoqué sa longue expérience de l’exil. Il songeait également à un travail sur l’une des grandes figures historiques de l’Afrique de l’Ouest, Samory Touré. Le destin en a décidé autrement et Camara Laye s’est éteint à Paris en 1980. Il était âgé de cinquante- deux ans.

L’Enfant Noir

L’Enfant Noir est un roman né de la solitude et de l’exil.

« Vivant à Paris, loin de ma Guinée natale, loin de mes parents, raconte Camara Laye, et y vivant depuis des années dans un isolement rarement interrompu, je me suis transporté mille fois par la pensée dans mon pays et près des miens. Et puis un jour, j’ai pensé que ces souvenirs, qui à l’époque étaient dans toute leur fraîcheur, pourraient avec le temps sinon s’effacer — comment pourraient-ils s’effacer — du moins s’affaiblir. Et j’ai commencé de les écrire. »

Au royaume d’enfance

A la nostalgie du royaume d’enfance et au besoin de fuir la grisaille parisienne est donc venu s’ajouter chez l’auteur de L’Enfant Noir le souci de rendre compte d’une réalité dont il pressentait déjà le déclin. Mais il ne faudrait pas pour autant aborder ce livre comme l’oeuvre d’un historien ou d’un ethnologue, car avant tout c’est le témoignage émouvant, parfois lyrique, souvent poétique, d’un écrivain à la fois passionnément attaché à l’Afrique et suffisamment lucide pour en percevoir l’irrémédiable transformation. Cependant L’Enfant Noir n’aurait sans doute jamais vu le jour sans le hasard d’une amitié qui mit son auteur sur la route de Gustave Flaubert, et l’encouragea à franchir le difficile pas qui sépare des brouillons hâtivement griffonnés de l’oeuvre achevée.

Des puissances surnaturelles

L’Enfant Noir constitue un témoignage d’une rare qualité sur la vie dans un village de Guinée il y a une cinquantaine d’années, et tout naturellement c’est à sa propre famille que l’auteur consacre les développements les plus émouvants. Cette famille exemplaire est dominée par la figure du père, que caractérisent son extrême sobriété et sa générosité. En raison de son état de forgeron, le père de Camara Laye jouit à Kouroussa d’un grand prestige qui résulte à la fois de son extrême habileté dans la fusion de l’or et de son commerce avec les puissances du surnaturel. Cette familiarité du père avec les forces occultes se reconnaît à une double série de signes, d’une part les gris-gris qui tapissent l’intérieur de sa case, d’autre part ses relations étranges avec le petit serpent noir :

« A la tête du lit, surplombant l’oreiller et veillant sur le sommeil de mon père, il y avait une série de marmites contenant des extraits de plantes, d’écorces … elles contenaient les gris-gris, ces liquides mystérieux qui éloignent les mauvais esprits et qui, pour peu qu’on s’en enduise le corps, le rendent invulnérable aux maléfices. »

Quant au serpent, c’est à lui que le père de Camara Laye est redevable de ses dons de divination :

« C’est à ce petit serpent que je dois tout, dit-il, et c’est lui aussi qui m’avertit de tout. Ainsi, je ne m’étonne point, à mon réveil, de voir tel ou tel attendant devant l’atelier; je sais que tel ou tel sera là … tout m’a été dicté au cours de la nuit. »

Si le père vit dans la familiarité de l’au-delà et du mystère par l’intermédiaire de cet étonnant serpent, la mère de Camara Laye ne demeure pas en reste. Les pouvoirs surnaturels dont est douée cette femme singulière lui permettent en effet de puiser de l’eau dans le Niger en toute impunité, même au plus fort de la crue, c’est-à-dire au moment où les caïmans infestent le fleuve et se rapprochent dangereusement des rives. Son ascendant magique s’exerce d’ailleurs indifféremment sur bêtes et gens, et outre sa faculté de traverser les projets maléfiques des jeteurs de sorts, Camara Laye se rappelle l’avoir vue contraindre un cheval rétif à se lever et à entrer dans son enclos :

« Elle s’avança, et levant la main dit solennellement: S’il est vrai que depuis que je suis née, jamais je n’ai connu d’hommes avant mon mariage, s’il est vrai encore que depuis mon mariage, je n’ai connu d’autres hommes que mon mari, cheval lève-toi. »

Une harmonie cosmique

Mais la place occupée dans le livre par le mystère et le merveilleux ne doit pas faire oublier l’importance de l’amour qui unit entre eux les membres de cette famille et de toute la communauté villageoise. Camara Laye observe une sorte de réserve à l’égard de son père, figure majestueuse et secrète; par contre, il ne cache pas la force de l’attachement qui l’unit à sa mère et dont il est payé de retour par une affection vigilante, jalouse et malheureuse. Comme beaucoup de mères africaines, la mère de Camara Laye vit en effet dans la hantise d’une séparation qui déclenche chez elle, au moment où son fUs la quitte pour aller à Conakry, un paroxysme de douleur digne de la tragédie antique.

Mais l’amour dont parle Camara Laye, c’est aussi celui qui, unissant entre eux les villageois, les englobe dans une harmonie cosmique véritable :

« Je parle de cet amour qui s’étendait au cadre même de notre vie, à notre immense plaine, à notre grand fleuve … »

Cette amitié se manifeste en particulier à l’occasion des travaux et des cérémonies, qui sont toujours en Afrique une occasion de reserrer les liens du clan et d’en tester la solidarité. Ainsi la fusion de l’or apparaît- elle avant tout comme un travail communautaire auquel collaborent autant les vivants que les morts, rassemblés et invoqués autour de la figure majestueuse du forgeron. De même la moisson du riz à Tindican fait davantage songer à une joyeuse kermesse populaire qu’à une écrasante corvée accomplie sous un soleil de plomb :

« Le signal donné, les moissonneurs prenaient la route, et je me mêlais à eux, je marchais comme eux au rythme des tam-tams. Les jeunes lançaient leurs faucilles en .l’air et les rattrapaient au vol, poussaient des cris, criaient à vrai dire pour le plaisir de crier, esquissaient des pas de danse à la suite des joueurs de tam-tams ».

C’est que là encore, une vive solidarité anime tout le village, et que l’intérêt individuel est toujours soumis à l’intérêt du groupe: personne ne cherche à faire parade de sa force ou de son habileté en distançant ses compagnons de travail. Enfin, si la circoncision ne va pas sans une certaine angoisse, bien légitime de la part des incirconcis, elle est aussi avant tout une tete et une manifestation éclatante de l’esprit communautaire du village.

Tout n’est pas pour le mieux …

Certains critiques n’ont pas manqué de reprocher à Camara Laye le caractère un peu trop idyllique accordé à l’évocation de la vie du village, et c’est un point auquel nous nous attacherons, afin d’une part de réfléchir à l’accusation de “pittoresque de pacotille” lancée naguère contre L’Enfant Noir, et d’examiner d’autre part la démarche profonde de son auteur. Sur le premier point, il est vrai que la lecture du roman de Camara Laye laisse une grande impression de paix et de sérénité, et ce sentiment s’explique sans doute par la nature même du sujet — la vie à la campagne — et par les circonstances de composition. D’Hésiode à Giono, en passant par Virgile, l’évocation des travaux des champs a donné en effet naissance à tout un courant littéraire volontiers agreste et bucolique, et l’on voit mal pourquoi l’Afrique y échapperait. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’au moment où Camara Laye a entrepris de noter ses impressions d’enfance, il vivait à Paris, seul et malheureux, et dans ces conditions on ne doit pas s’étonner que la mémoire affective ait joué le rôle de filtre pour sélectionner dans le passé les souvenirs les plus aimables. Cependant, si on y regarde d’un peu plus près, on se rend compte que l’auteur de L’Enfant Noir fait preuve d’une grande honnêteté dans son récit et que loin d’être idyllique, le tableau qu’il nous propose de la vie traditionnelle comporte quelques ombres.

… dans le meilleur des mondes

Ainsi, à Tindican, l’unité du clan se trouve-t-elle altérée par la présence d’un réfractaire, le frère jumeau de l’oncle Lasana, sorte d’aventurier qui refuse de s’associer aux joies et aux peines de la communauté villageoise. Parfois aussi, le mystère auquel Camara Laye paraît si sensible bascule dans la mystification : la nuit de Kondan Diara n’est en réalité qu’une supercherie destinée à terroriser les enfants. Enfin, comme dans tout le reste de l’Afrique, l’école nouvelle menace de désagrégation les structures traditionnelles, et il semble même que dans le récit de Camara Laye elle soit également un lieu de violences et de brimades. Mais il y a plus, et dans cette recherche du temps perdu où nous entraîne Camara Laye, on peut se demander si d’entrée de jeu les dés n’étaient pas pipés. A la relecture de L’Enfant Noir on se rend compte en effet qu’au moment même où il vivait les événements qu’il relate, le jeune garçon n’appartenait déjà plus tout à fait à l’Afrique des temps anciens.
A plusieurs reprises, nous le surprenons en train d’hésiter devant une chose qu’il comprend mal, de buter sur un mystère qu’il ne parvient pas à pénétrer, et comme un leitmotiv reviennent les formules “je ne sais pas”, “peut-être”

« Quelle parole mon père pouvait-il former? Je ne sais pas exactement – lafête dépendait de la maturité du riz et celle-ci, à son tour, dépendait du ciel. Peut-être dépendait-elle plus encore de la volonté des génies du sol … Que regardaient à vrai dire ses yeux? Je ne sais pas … »

On a donc le sentiment que même pour l’enfant noir, les moindres faits et gestes de la vie quotidienne avaient déjà perdu leur transparence, pour basculer dans un statut d’étrangeté dont rend parfaitement compte le récit.

Une quête incertaine

Ce caractère est encore accentué par le décalage de l’écriture par rapport à l’événement et tout se passe comme si, derrière l’enfant charmé par l’atmosphère magique de la forge, se penchait l’ombre pleine de sollicitude du romancier désireux de convaincre un lecteur sceptique. C’est cette double extériorité, celle de l’enfant noir et celle de l’écrivain reconstruisant le passé par le souvenir et l’écriture, qui explique sans doute le mieux le caractère éminemment lyrique de cette quête incertaine qui faisait dire à Léopold Senghor que L’Enfant Noir était “un long poème”.

Dramouss

Dramouss peut être considéré comme une suite à L’Enfant Noir ; il en diffère cependant par deux aspects esssentiels ; d’une part le ton n’est plus le même, car le collégien de Conakry est devenu un homme mûri par l’exil, mais surtout à l’évocation du paradis a succédé la description de l’enfer. Cependant, il s’agit encore d’un roman en grande partie autobiographique, et si la technique en est parfois moins convaincante, elle s’articule toujours autour de la confusion du réel et du surréel qui faisait tout le charme de L’Enfant Noir.

Des songes prophétiques

Le roman qui commence en 1957, c’est-à-dire à la veille de l’indépendance de la Guinée, débouche sur l’époque actuelle, mais ce qui pourrait apparaître comme le réalisme de Camara Laye est largement tempéré ici par le recours au songe, procédé qui permet de bousculer la chronologie et de conférer au présent les couleurs de l’avenir.
Au moment où débute le roman, le narrateur, Fatoman, vient donc de rentrer de France et il débarque dans un pays où les rivalités opposant le R.D.A. au B.A.G. pour la prise du pouvoir ont créé un climat de violence inaccoutumé. Fatoman s’en émeut et déplore l’anticolonialisme systématique de ses compatriotes, tout comme la menace que fait peser sur le pays la création d’un parti unique qui sera le détenteur exclusif de la vérité. Au cours d’une conversation, il fait part de ses inquiétudes à deux amis d’enfance, Kouyaté et Bilali, qui seront d’ailleurs accusés de “complot” quelque temps après et fusillés :

« Il faudra dire que si la colonisation vilipendée par ce Comité a été un mal pour notre pays, le régime que vous êtes en train d’introduire sera, lui, une catastrophe dont les méfaits s’étendront sur des dizaines d’années. Il faudra dire qu’un régime bâti sur le sang … n’est qu’un régime d’anarchie et de dictature, un régime fondé sur la violence et que détruira la violence … »

Le songe prophétique, rendu possible par la boule de verre, nous projette en pleine allégorie. Dans un premier temps, le cauchemar nous installe au sein d’une forteresse régentée par un géant “aux épaules tombantes” qui professe une idéologie du pouvoir absolu et ne dédaigne pas, le cas échéant, de remplir les fonctions de bourreau. Une atmosphère kafkaïenne pèse sur cet univers carcéral où la peur, la résignation, la servilité, et la délation réduisent les hommes à l’abjection la plus totale :

« Cette maison, très sombre, était entourée d’une muraille circulaire, si haute qu’elle semblait se confondre avec le ciel … dans cet univers immense et mesquin, tout se savait, les moindres paroles de chacun étaient connues de tous, les moindres gestes de tous commentés par chacun … je soupçonnais un de mes voisins de m’avoir signalé à cette brute de garde. »

L’aube des temps nouveaux

C’est grâce à l’intervention miraculeuse du petit serpent, que nous connaissons déjà, que Fatoman réussira dans un second temps à échapper aux griffes du géant, et à fuir la citadelle où il le retenait prisonnier. Alors une série d’événements fabuleux se succèdent: un formidable déluge emporte tout sur son passage, tandis que survient un lion noir auquel le narrateur remet un bâtonnet d’or, symbolisant la justice. L’aube d’un jour, d’un temps nouveau se lève, et Fatoman salue l’avènement d’une Guinée purifiée par le déluge :

« Et déjà les cloches avaient retenti dans les cathédrales, dans les églises; le muezzin avait repris ses appels, car les mosquées elles aussi étaient rouvertes. La famine cédait à la prospérité, l’illégalité à la légitimité, la barbarie à la civilisation. Et la vie qui a été pour nous jadis un mélange de tristesse, d’absurdité et d’espoir était redevenue toute de joies et de rires. »

Il est intéressant de noter que ce rêve dans lequel intervient le lion noir, Camara Laye l’avait déjà raconté en 1963, lors de la Conférence sur la littérature africaine en Sierra Leone, mais en lui donnant alors une toute autre interprétation. A l’époque en effet, le déluge symbolisait la fin de l’ancien régime, c’est-à-dire du colonialisme, et l’instauration-d’une ère nouvelle pour tout le continent africain. Il faut croire qu’après cette date les relations de l’auteur avec le pouvoir se sont détériorées au point de le contraindre à l’exil et de l’obliger à réviser ses positions premières.

Une oeuvre composite

Au total, Dramouss apparaît donc comme une oeuvre composite, hésitant entre la peinture réaliste de la société guinéenne à la veille et au lendemain de l’indépendance, et la vision plus ou moins hallucinée de cette même société. Le lecteur en retire une certaine impression de malaise qui tient sans doute moins au sujet lui-même qu’à cette hésitation sur le genre de « Dramouss » : pamphlet ou allégorie ? Il faut cependant noter que le procédé narratif ne marque pas de rupture avec « l’Enfant Noir », puisqu’ici comme là nous sommes en présence du même procédé rétrospectif: « l’Enfant Noir» était le récit d’une enfance par un adulte, «Dramouss » consigne le bilan de huit années du régime socialiste de Sékou Touré par un homme qui en fut un témoin, et jusqu’à un certain point un acteur.

Le Regard du Roi

Si nous avons choisi de parler en dernier lieu du « Regard du Roi », c’est que, bien qu’il soit chronologiquement le second livre de Camara Laye, ce roman se situe résolument en dehors de toute perspective autobiographique — contrairement aux ouvrages précédents — et qu’il nous plonge dans un univers de fiction où l’allégorie et le fantastique l’emportent de très loin sur toute autre considération.
Le livre est en effet placé sous le signe de Kafka — il s’ouvre sur une citation extraite du Château :

« Le seigneur passera dans le couloir, regardera le prisonnier et dira: Celui-ci, il nefaut pas l’enfermer de nouveau, il vient à moi. »

Et chemin faisant, l’on retrouve une bonne partie des thèmes chers à l’écrivain de Prague, le labyrinthe, le procès, l’attente intemporelle dans un climat fait d’insolite et de mystère. Sans rejeter cet illustre parrainage, Camara Laye a d’ailleurs tenu à rappeler que la lecture de Kafka avait constitué pour lui autant une rencontre qu’une révélation, puisque dès son enfance il avait été sensible à l’atmosphère de merveilleux qui régnait à Kouroussa, où l’on ne faisait guère de différence entre l’invisible et le visible.
Venant après l’Enfant Noir, le Regard du Roi a beaucoup surpris la critique et il a donné lieu à des interprétations parfois contradictoires. Pour Jahn 1, le roman est une initiation à la sagesse africaine symbolisée par le voyage de Clarence à travers la forêt. Chacune des étapes de son périple vers le sud représente donc une phase dans le lent apprentissage qui le conduira vers une meilleure compréhension des manières d’être et de penser propres à l’Afrique traditionnelle, jusqu’à la grâce finale accordée par le Roi à Aziana :

« La fin du roman, souvent mal comprise remarque-t-il, signifie que même le Blanc en Afrique peut être sauvé et accepté s’ilfait preuve d’un volonté d’apprendre et non pas d’instruire seulement 2. »

Un voyage initiatique

J.-A. Ramsaran, pour sa part, interprète le roman dans un sens plus universel; dépassant l’opposition Afrique-Occident, il voit en Clarence le symbole de l’homme éternel déchiré entre ses aspirations spirituelles et les tentations sournoises de la chair. Ainsi, dans cette optique, le Sud avec ses odeurs capiteuses, ses danses lascives et son climat érotico-mystique représente- t-il la tentation de la chair, tandis que le jeune Roi au torse gracile entrevu naguère à Adramé symbolise l’aspiration de l’homme à la spiritualité. Au terme d’un itinéraire jalonné comme il se doit d’épreuves et d’obstacles, la quête de Clarence prend fin lorsque le Roi l’embrasse dans un geste qu’on peut interpréter soit comme un dépassement des contingences terrestres, soit comme l’union mystique du spirituel et du charnel enfin réconciliés.

La quête dans la forêt

Pour notre part et sans vouloir forcer le sens du texte, nous pensons que si Camara Laye a choisi pour héros de son roman un Blanc — choix surprenant pour l’époque — c’est essentiellement parce que l’Occidental symbolise à ses yeux le refus d’un certain mystère au bénéfice de la technique et du progrès. Le père de Samba Diallo dans l’Aventure Ambiguë ne tient pas un autre langage lorsqu’il oppose la sérénité de l’Islam à la frénésie de l’Occident :

« Votre science est le triomphe de l’évidence, une prolifération de la surface. Elle fait de vous les maîtres de l’extérieur, mais en même temps, elle vous y exile de plus en plus. »

Clarence, cependant, n’est pas un Blanc comme les autres. S’il conserve encore quelques préjugés et manifeste de l’agacement lorsque le mendiant le traite “comme n’importe qui”, ce personnage étonnant n’appartient déjà plus au monde de l’Occident. Rejeté et humilié par les siens, obligé de quitter l’hôtel pour un caravansérail, Clarence se trouve dépouillé de tous les prestiges traditionnellement attachés aux Européens — l’argent, le pouvoir — et il fait figure de paria. Mais c’est précisément cette situation de marginalité qui explique sa grande disponibilité: comme tous ceux qui n’ont rien à perdre, il peut répondre à l’appel de l’aventure et entreprendre la longue quête qui va le conduire d’Adramé à Aziana. Dans cette quête, Clarence est constamment guidé par le mendiant et par les deux jumeaux qui, sur un mode parfois goguenard, vont favoriser sa métamorphose et l’acheminer progressivement vers la plus totale abjection.
Dans ce village du Sud où l’a conduit son errance à travers la forêt, Clarence n’a en effet d’autres fonctions que de satisfaire les femmes du vieux Naba, et la révélation brutale de son rôle le plonge dans une angoisse dont témoigne le cauchemar des femmes-poissons :

« les femmes-poissons étaient alignées de part et d’autre du couloir, elles se tenaient à la manière des sirènes dressées sur la queue et elles tendaient ignoblement la poitrine… Clarence colla strictement ses bras au corps; peut-être ainsi passerait- il malgré tout sans les frôler. Mais … le passage était devenu si ridiculement étroit, et les femmes-poissons pointaient leurs seins avec si peu de retenue, qu’il ne pourrait faire autrement que de les frôler. »

La dernière étape

Ce rêve exprime bien l’obsession du péché et de la souillure qui hante l’esprit du héros, mais il constitue simultanément la condition de sa délivrance, car du plus profond de sa déchéance il n’ajamais cessé d’espérer dans la venue du Roi :

« C’était sur le Roi malgré tout que Clarence comptait pour être délivré. Oui le Roi viendrait et le délivrerait … »

L’arrivée du Roi représente donc la dernière étape de la quête du héros en même temps qu’elle en symbolise le plus haut moment, celui de la délivrance et de la reconnaissance. Bien qu’il s’estime indigne de paraître devant lui — « personne pourtant n’est plus vil que moi » — et Clarence s’avance vers le Roi et le Roi lui ouvre les bras dans un geste rédempteur d’une infinie tendresse :

« Le Roi lui ouvrait les bras, son menton s’entrouvrit, son mince torse d’adolescent se découvrit. Sur ce torse … il y avait… pas tout à fait au centre, un peu sur la droite, un léger battement qui faisait frémir la peau. C’était ce battement qui appelait … c’était ce feu qui brûlait et cette lumière qui rayonnait. C’était cet amour qui dévorait ». « Ne savais-tu pas que je t’attendais? dit le Roi. Et Clarence posa doucement ses lèvres sur le léger, sur l’immense battement. Alors le Roi referma lentement ses bras et son grand manteau enveloppa Clarence pour toujours. »

On peut interpréter ce très beau passage sur lequel s’achève Le Regard du Roi comme le signe de l’ascension spirituelle du héros, mais on peut se demander également si l’étreinte finale du Roi, éternellement jeune, ne symbolise pas la mort rédemptrice puisque c’est pour “toujours” que le manteau royal enveloppe Clarence. Ce serait alors le lieu de poursuivre le parallèle déjà esquissé avec le roman de Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure Ambiguë, dans lequel s’exerce également une vive fascination des puissances de l’au-delà sur le héros Samba Diallo dont la mort, semi-volontaire, est à la fois une manière de transcender un conflit insoluble et de retrouver l’unité perdue.

Le Maître de la Parole

L’attachement de Camara Laye pour la grande tradition orale malinké, dont la trace est déjà nettement perceptible dans son oeuvre romanesque, l’a conduit sur la fin de sa vie à concevoir le projet d’une série d’ouvrages qui seraient entièrement dévolus à l’Afrique traditionnelle. Pendant vingt ans, de 1956 à 1976, l’écrivain guinéen a donc voyagé de pays en pays, apprenant sur place les principales langues, afin de recueillir auprès des derniers grands griots des témoignages de première main, destinés, dans son esprit, à constituer les archives du continent noir. Au cours de ces années de périgrinations, l’auteur de L’Enfant noir a donc écouté et enregistré les plus grands traditionnalistes, Fadama Babou Condé, Sidikiba Kouyaté, de Balan, Mamadi Kanté, de Kankan, Djéli Sékou Kouyaté, de Kounkandé, au Sénégal, sans omettre les griots instrumentistes de onze États de l’Afiique de l’Ouest, la Guinée, le Ghana, le Bénin, le Togo, le Nigeria, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, la Gambie, la Guinée-Bissau, la Mauritanie et le Mali.
Le Maître de la Parole constitue le premier et unique volet de cette grande entreprise, trop tôt interrompue par la mort. Dans ce récit recueilli à Kouroussa, du 16 mars au 16 avril 1963, Camara Laye cède donc la parole au Maître de la Parole du Hamana, le griot Bélen-Tigui.
Le choix de Babou Condé par Camara Laye s’explique de plusieurs manières. D’abord les qualités du narrateur.

« A l’heure actuelle, remarque-t-il, quand on parle de griots on pense aux griots instrumentistes, à ces marchands de musique … qui errent dans les grandes villes, en quête de studios d’enregistrement… Ils ne connaissent que quelques bribes de l’histoire africaine … »

En revanche,

« les vrais griots, c’est-à-dire les Bélën-Tigui… n’errent pas dans les grandes villes; ils sont rares, se déplacent peu, restant attachés à la tradition et à leur terre natale ».

C’est donc au « véritable détenteur de la chaire d’histoire de Kouroussa » que Camara Laye a confié le soin de retracer l’épopée de Soundiata. Mais ce choix était également motivé par les qualités humaines exceptionnelles de Babou Condé. Le vieillard ridé, auprès duquel il lui a été donné de recueillir la grande tradition malinké, était en effet un sage respecté auquel il appartenait seul de prendre la parole lors des grandes cérémonies funèbres, en sa qualité de dépositaire exclusif des serments qui permettaient de trancher les litiges importants.
Le récit que nous propose Camara Laye restitue au lecteur l’atmosphère si particulière de l’épopée mandingue au sein de laquelle interfèrent à tour de rôle l’histoire et le merveilleux, mais un merveilleux fortement teinté de mysticisme. Comme le fait observer André-Patrick Sahel 3, Le Maître de la Parole constitue en quelque sorte “la synthèse des trois ouvrages précédents de Camara Laye, puisqu’on y retrouve l’innocence et le merveilleux de L’Enfant noir, la profondeur et le fantastique mystique du Regard du Roi et l’intention politique de Dramouss ”.
A travers une recherche passionnée des êtres et des choses qui ont guidé le destin de l’Afrique avant sa rencontre avec l’Europe, et dont Le Maître de la Parole n’était qu’un des jalons, Camara Laye adresse donc à ses lecteurs, deux ans avant sa mort, un ultime message.

« Le marasme sociopolitique de l’Afrique noire, constate-t-il, est dû à notre manque d’enracinement dans ce qu’il y avait de meilleur dans les anciennes structures traditionnelles et à notre manque d’ouverture aux valeurs étrangères ».

Dans cette perspective, l’épopée de Soundiata relatée dans Le Maître de la Parole peut apparaître à la fois comme un modèle et une référence, susceptibles d’éclairer et de guider l’Afrique sur la voie d’une renaissance culturelle que le regretté Camara Laye appelait de tous ses voeux.

Le voyage du pèlerin

Cette brève étude aura atteint son but si elle permet aux lecteurs de dépasser un certain nombre d’idées reçues à propos de Camara Laye. Trop souvent en effet le public a tendance à ne voir en lui que l’auteur de L’Enfant Noir, négligeant, voire même lui refusant la paternité de Dramouss ou du Regard du Roi. Prenant acte de ces réserves, parfois teintées de malveillance, Camara Laye ne manque pas de rétorquer à ses interlocuteurs que son premier roman n’a pas toujours suscité l’enthousiasme, puisqu’à l’époque de sa parution, en 1953, des esprits chagrins l’ont accusé de trahir la cause africaine en présentant de la Guinée une image jugée trop rose. Léopold Senghor, fort heureusement, fait justice de ces allégations partisanes lorsqu’il remarque qu’en n’instruisant pas le procès du colonialisme

« il (Camara Laye) l’a fait de la façon la plus efficace. Car peindre le monde négro-africain sous les couleurs de l’enfance, c’était la façon la plus subjective de condamner le monde capitaliste de l’Occident européen. »

Paradoxalement, le second reproche généralement imputé à Camara Laye est celui de passéisme. On l’accuse d’être tourné uniquement vers le passé de l’Afrique, de se complaire dans l’évocation du bon vieux temps et de négliger l’avenir. Renvoyons donc les plaignants aux textes. Ils y verront que non seulement Camara Laye n’est pas un inconditionnel du passé, mais qu’en outre toute son oeuvre prend acte des réalités du présent — fussent-elles aberrantes — et milite en faveur de jours meilleurs.

Je vois l’invisible surgir

Que dit en effet l’auteur de L’Enfant Noir lorsqu’il évoque l’héritage de ses ancêtres :

« Ce que nos ancêtres Mandingues nous ont légué, dans ce haut Niger, est une éthique comportant la loyauté, la chevalerie, le respect de la parole donnée qu’accompagnent la Cola et la Kôra. La loyauté, le respect de la parole donnée, la Cola et la Kôra doivent être conservés. Mais on ne peut jouer Samory en 1976. On ne peut pas arrêter la mer avec ses bras. La chevalerie est donc une force certaine, très valable au siècle dernier, mais qu’on ne peut opposer à la bombe atomique. Il conviendrait donc de la reconvertir rapidement et intelligemment, cette chevalerie, en une force de sympathie qui, une fois libérée, fera de notre continent, non pas la terre de l’antagonisme mais le continent de la raison et de l’équilibre. »

Cette foi de l’homme en l’avenir n’est pas contradictoire avec l’expérience de l’écrivain qui s’enracine dans le culte profond de sa Guinée natale. L’auteur du Regard du Roi qu’anime un sens très vif de la réalité considère en effet que la peinture de cette réalité ne se limite pas à l’apparence, et de L’Enfant Noir à Dramouss, toute son oeuvre témoigne d’un sens profond du mystère et d’une vision qu’il faut bien qualifier de poétique. Invisible et visible, réel et surréel s’y mêlent en proportions égales comme c’est encore le cas dans l’Afrique restée attachée à ses traditions, et la quête de Clarence nous montre bien que la vie est un songe et que l’homme n’est qu’un “voyageur sur la terre”.

« Songeons, confesse Camara Laye, à une vie que la mort achèverait, songeons à l’immense duperie où nous aurions vécu, où nous nous serions agités! Pour moi, je vois le moindre visible brusquement céder … je vois l’invisible surgir … je vois l’inexplicable reprendre sa place qui est souveraine. Je comprends qu’il y a Dieu.»

Un chercheur d’absolu

Loin donc de se limiter au pittoresque et au disparate auxquels on a voulu le réduire, il nous semble que, d’une part, l’oeuvre de Camara Laye possède une réelle unité et que, d’autre part, elle contient un message de portée universelle qui l’apparente par plus d’un trait à L’Aventure Ambiguë et ne peut pas manquer de nous interpeller, Blancs ou Noirs. Concluons en disant que pour nous, l’auteur du Regard du Roi atteint à la création d’une véritable mythologie — ce qui est proprement la mission de l’écrivain — et qu’il s’inscrit en bonne place dans la lignée jadis inaugurée par John Bunyam, l’auteur du Pilgrim’s Progress : celle des chercheurs de l’absolu.

Notes
1. Dans Introduction to African literature, Londres, Lougnar, 1967.
2. Id.
3. Actuel Développement, N° 42, 1981.