Bibliothèque Littérature francophone

L’Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Propos recueillis par Philippe Verriele. Notre Librairie
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 122-124

Vous habitez aujourd’hui l’Autriche. Depuis quand avez-vous quitté la Guinée ?

J’ai connu vingt deux ans d’exil : je suis parti quand j’étais étudiant, et je suis revenu des années plus tard, vers la quarantaine ; le choc a été comme une sorte de cassure des illusions, des rêves, et une chute dans l’inconnu en même temps. Je reconnaissais chaque endroit de ma terre, chaque rue ; des gens avaient disparu, d’autres étaient comme des enveloppes mortes, desséchées … Toutefois on avait l’impression qu’il y avait encore une part d’espoir en eux. C’est-à-dire qu’un système de mort avait remodelé, déshumanisé la Guinée.

Pour quelqu’un qui aime sa terre comme vous l’aimez, comment ressentez-vous cette déshumanisation ?

On a enlevé à ce pays son éthique ; on lui a donné une orientation obligée ; et qui dit intolérance, dit aussi mensonge. Le Guinéen a toujours essayé de survivre, de vivre, pour les siens, et parfois contre les siens, et c’est là qu’on a changé l’homme guinéen.

Au cours de ces années d’exil, avez-vous eu le sentiment de perpétuer ces valeurs de l’homme guinéen ?

On ne perpétue rien, mais on arrive à sauver ses propres racines. Parfois, je me suis senti beaucoup plus proche de ce que fut cette éducation traditionnelle donnée par les ancêtres, par les parents, que de la jeunesse que je trouvais en place. Ceux-là non plus n’avaient aucun respect des valeurs, parce qu’ils ont eu la liberté d’agir contre leur famille, contre leurs parents, pour un système établi. On a tué en eux le futur. Or le passé prépare le futur, mais si on n’a aucun héritage, qu’on attend le présent aujour le jour, on est coupé du futur.

Donc, à l’étranger, vous représentiez, en quelque sorte, une conscience de votre pays qu’on était en train de dénaturer ?

Je crois que la conscience de mon pays se trouvait aussi en Guinée. Il ne faut pas trop se leurrer : ce système, en réalité, a pris sa force justement dans la tradition, qui fait que l’Africain a toujours besoin de se référer à un sage ; en psychanalyse, c’est le soleil, le père soleil. Mais le soleil brûle aussi … En un sens, le drame de la Guinée a été de croire en un être qui avait peur de ses compatriotes : le Guinéen est un être qu’on ne peut pas dominer totalement. Et celui qui a dirigé le régime défunt savait qu’il suffisait de laisser un peu de liberté à ce peuple pour que ce pays se débarrasse de lui. Quand un leader commence à avoir peur de ses concitoyens, il fait une sorte d’appel à la force, pour créer un carcan : « vous ne m’aimez pas, eh ! bien, je vous oblige à m’aimer » .

C’est cette fameuse histoire d’amour, toujours trouble, entre les dictateurs et leur peuple ?

Un dictateur sort de son peuple. C’est un envahisseur intérieur, il est du pays, on ne peut pas lui dire de partir. Quand la colonisation [française] a cessé, ceux qui la dirigeaient sont partis. Mais au dictateur, on ne pouvait pas dire de sortir. Il n’avait qu’un moyen : créer les instruments qu’il fallait pour se maintenir à cette place. Alors, la violence a commencé, pour le malheur de la Guinée. La dictature guinéenne a été une dictature à tendance prétorienne, fasciste, mussolinienne, je dirais même, hitlérienne. Ce sont les mêmes données prétoriennes … Face à cette exaltation de la violence, pensez-vous que le livre soit un instrument de lutte efficace ?

Est-ce que votre simple existence en tant que conscience est suffisamment redoutable pour un pouvoir, pour que vous soyez en quelque sorte justifié ?

Un écrivain est toujours redoutable, s’il est un artiste, un ami de la vérité. Le mensonge du pouvoir a toujours peur de la vérité de l’artiste, parce qu’on ne peut pas la dominer, la corrompre. Pour moi, si le pouvoir défunt avait duré trente ans de plus, je serais mort sans rentrer dans ce pays-là.
J’écris simplement : je mets dans mes livres l’angoisse du futur, l’angoisse de l’intolérance, et le refus de baisser la tête, même si je dois mourir. J’écris. Je ne suis pas un orateur. On peut parler une fois par jour pendant quelques minutes, au maximum une heure, dire des choses qui ont un sens, pour des êtres déterminés, on ne peut pas parler tout le temps et dire des choses sensées.
Mais l’écriture, c’est une lutte permanente contre le temps et pour le temps. On peut réfléchir à tout moment sur une page, on peut l’écrire dix fois. Quand elle devient très facile à lire, c’est qu’elle a été très travaillée. Un acteur s’il souffre en jouant, si l’on sent qu’il joue, c’est un très mauvais acteur. Et dans l’écriture, il ne faut pas qu’on sente la difficulté, mais c’est le travail qui fait l’écriture.
En tant que Guinéen, j’estime que j’ai toujours vécu en Guinée, même pendant vingt deux ans d’exil, parce que je me suis représenté chaque coin de ma terre ; je pouvais quitter Conakry, aller jusqu’à Kankan, Labé, partout, et repérer chaque coin, chaque rue, les êtres, à n’en plus finir. Pendant vingt deux ans, j’ai toujours vécu avec eux, en Guinée de façon permanente. Cette présence permanente en Guinée, est-elle propre à vous, ou est-elle propre à l’écrivain en général ? Je ne peux pas vous répondre de façon précise. Mais, en ce qui me concerne, j’y ai été pour ainsi dire obligé : avant le régime dictatorial, j’étais à l’extérieur, mais je pouvais rentrer quand je voulais, je pouvais parler à qui je voulais, je pouvais m’exprimer comme je voulais ; mais, par la suite je ne le pouvais plus, et je savais que des hommes mouraient, parce qu’ils s’étaient exprimés comme ils le voulaient.
A cause de mon livre, si j’étais rentré dans ce pays, on m’aurait arrêté, on m’aurait assassiné

Cet amour de votre terre, vous ne pensez pas qu’il appartienné à tous les écrivains ?

C’est une nécessité de l’écrivain. Un écrivain, qu’il soit du tiers-monde ou d’un pays développé, doit être de sa terre. Chaque être qui pourrait avoir une ressemblance avec tel personnage fictif devrait se dire aussi : « Je suis de cette terre là. »
Mais quand j’écris, c’est d’abord l’homme qui écrit, par amour de la vérité, de la tolérance. Le nom même que j’ai choisi, « Fan » , veut dire, « bon » , « tolérant » ; dans aucun de mes livres, on ne trouvera quoi que ce soit qui puisse pousser à l’intolérance ou à la division, non seulement dans mon pays, mais ailleurs. Je ne veux pas qu’on me cite comme référence pour écraser d’autres personnes. Même mon nom, j’ai voulu qu’il soit un symbole. En tant qu’écrivain, avez-vous conscience d’un lien avec le monde ? Oui, sinon, je n’aurais pas écrit, parce que j’ai peur de la souffrance, non pas pour moi, mais pour tout être humain ; on ne peut fermer les yeux sur l’injustice et la souffrance des autres ; ce qui me terrifie dans la dictature, c’est que les gens apprennent à vivre avec la souffrance des autres, et leur font subir cette souffrance pour défendre leur propre droit à la vie. C’est un droit qui coûte très cher .
C’est pourquoi je ne pourrai jamais servir un pouvoir dictatorial ; même si je dois mourir, je ne cèderai ni aujourd’hui, ni demain, ni après demain. Si, en Guinée, aujourd’hui, il devait y avoir une sorte de retour à un tel pouvoir destructeur, je resterais encore en exil.
Je ne rentrerais pas …

Vienne (Autriche), Juin 1987