Tierno Monenembo
Grand prix littéraire de l’Afrique Noire
L’Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 6-9
C’est bien un signe des temps que Notre librairie consacre un numéro spécial à la culture guinéenne. Vingt huit années d’autarcie et de brouillard idéologique avaient fini par faire oublier que la Guinée aussi était un pays doté d’une âme et pourvu d’un patrimoine historique et culturel. Qu’elle n’était pas seulement ce stéréotypé “vaillant peuple militant”, nuit et jour aligné derrière son guide éclairé et l’applaudissant à se rompre les phalanges, que la propagande du P.D.G. a tant ressassé. A force de réduction et de mystification, l’opinion internationale ne savait plus de ce pays que ce que voulait bien lui indiquer l’atlas : un faux demi-cercle faisant de drôles de méandres entre la Guinée-Bissau et la Côte d’Ivoire, la Sierra Léone et le Sénégal, le Libéria et le Mali. Pour le reste, il lui fallait s’en remettre à l’annuaire d’Amnesty International et, pour ceux qui avaient les oreilles stoïques, aux laborieux dithyrambes de “La voix de la Révolution” ou à la liturgie islamo-marxiste de Sékou Touré, quand le sémillant démiurge de la “révolution globale et multiforme” s’avisait de déverser lui-même sur le bon peuple sa bilieuse verve. Quant à la culture guinéenne, elle se résumait officiellement aux airs laudatifs du Bembeya-Jazz et aux pesants tomes de politologie de l’ancien leader . Un comble pour un pays qui se targue d’être l’un des dépositaires privilégiés des grands courants socio-culturels de l’Afrique Occidentale …
Des vieilles civilisations forestières à l’empire du Ghana, de l’empire du Mali aux royaumes peuls, rien, en effet, qui soit étranger à ce pays, véritable résumé géographique et humain de l’Ouest Africain. Les Guinéens reconnaissent volontiers qu’en chacun d’eux sommeille un Libérien, un Sierra-Léonais, un Sénégalais ou un Malien, leur patrie débordant ethniquement et culturellement sur toutes ses frontières.
Point de rencontre de peuples et de civilisations aussi hétéroclites que les Guerzés et les Peuls, les Coniaguis et les Malinkés, les Manos et les Soussous, la Guinée déroute l’observateur étranger hâtif enclin à n’y voir qu’une mosaïque de peuplades sans lien apparent, que les aléas des migrations et les stratégies coloniales ont contraintes de vivre ensemble. C’est oublier que ces peuples, certes différents par leurs origines et par leurs langues, n’en ont pas moins appris, siècle après siècle, à se partager l’espace vital guinéen, à opérer un complexe brassage humain et à établir entre eux d’indiscutables complicités psychologiques, historiques et culturelles. Combien de politiciens au petit pied, à commencer par Sékou Touré, ont-ils perdu la partie pour avoir, l’espace d’une ambition, pris leur pays pour un capharnaüm d’ethnies antagonistes ne nourrissant entre elles que mépris et haine, rancoeur et appréhension? Il faut bien plus que des notions d’ethnologie et des éléments d’anthropologie dans sa besace pour prétendre connaître cette terre où les contrastes multiples se sont toujours reflétés,comme par jeu d’optique, sur un coriace fond d’unité et de cohérence.
Combien se prétendent Soussous et ne sont que Peuls, Bagas ou Nalous ? Combien de Peuls qui ne sont pas Mandingues, Coniaguis ou Bassaris? Combien de Malinkés qui ne sont pas Peuls, Kissis ou Tomas? En ces temps où les comportements tribalistes refleurissent comme muguet au printemps, combien de Guinéens savent-ils que lorsqu’à la fin du siècle dernier, un Mandingue de Gambie, Moussa Molo s’apprêtait à envahir le Fouta-Djallon, ce furent les légionnaires d’un autre Mandingue, Samory, qui vinrent à la rescousse des Almamis de Timbo. Que lorsque ce même Mandingue de Samory dans son insatiable appétit guerrier voulut soumettre Kankan, c’est au Fouta-Djallon que les habitants de cette ville demandèrent secours et protection . Que les Touré, les Fofana et autres Traoré du Moréah, aujourd’hui Soussous, mais, hier Malinkés islamisés de Kankan et, pour cette raison, chassés de cette ville par le chef païen Bourama Condé sont venus trouver refuge sur les bords de la Mellancorée sous la bienveillance des théocrates Peuls du Fouta … Dieu merci, le génie des sociétés a toujours eu une bonne longueur d’avance sur celui des politiciens. Malgré — ou plutôt à cause de — ses variantes régionales et ses vingt-quatre ethnies et locutions, la Guinée existe bel et bien. Et si elle a pu survivre aux aléas de l’Histoire, mais aussi aux mesquineries, aux outrances et à l’intolérance de ses propres fils, c’est bien parce qu’elle se prévaut d’une mémoire collective, garante d’un patrimoine trans-ethnique séculaire. Un moteur appelle un autre: qui dit mémoire dit Histoire, c’est-à-dire attitude dans et envers le temps. Or, l’Histoire guinéenne ne saurait se soustraire aux lois qui régissent la formation et l’évolution des peuples. Ici, comme ailleurs, elle est faite de luttes fratricides et d’alliances fluctuantes (aussi bien inter qu’intra-ethniques) au gré du jeu des contradictions et des intérêts de son contexte. Comment s’étonner dès lorsqu’il s’y soit forgé cet indispensable sentiment de Communauté de destin qui est aux peuples ce que fut à Ariane le mythologique fil ?
A de rares exceptions près , l’oralité est le dénominateur commun du fondement culturel guinéen. Dans la société africaine, la parole est bien plus qu’un prosaïque outil de communication ou de représentation. Elle n’est même pas l’apanage des humains: antérieure à ceux-ci, elle existe par elle-même, pour elle-même. Alors, comment l’Homme doit-il procéder pour exprimer sa misérable condition? En se l’appropriant, à la manière de Prométhée dérobant le feu, avec la différence qu’ici, il s’agira d’un sinueux parcours initiatique où la ruse supplante le défi et où l’humilité prend le pas sur la forfanterie. A quoi bon risquer le courroux des Dieux ? …
Véhicule du savoir et de la sagesse, la parole, c’est aussi le venin qui tue l’ennemi, l’étincelle qui déclenche la foudre, le sortilège qui envoûte la bien-aimée, le gri-gris qui protège des maléfices. Omnipotente et sacrée, elle n’est pas à la portée du premier venu. Des prêtres s’imposent pour officier lors de cette pratique rituelle, métaphysique du dire. Ces prêtres, ce seront les griots ou, selon l’heureux mot de Camara Laye, “les maîtres de la parole”. Précepteurs des princes, confidents et conseillers des rois, mémentos historiques, encyclopédies vivantes, poètes, sociologues et moralistes, ils sont à l’Afrique ce que les Rabelais, les Dante, les Cervantes, les Diderot et autres La Bruyère sont à l’Europe.
C’est sans aucun doute dans la société malinké que l’art du griot atteint son état de grâce. Hérité de père en fils, il a ici valeur de système. Sorti de la nuit des temps, il a su marier avec bonheur les subtilités du dire à une musique élégante et raffinée. Qui ne connaît les prestigieuses lignées de diéli que sont les Diabaté, les Dioubaté ou les Kouyaté ?
Rimée au Fouta, chantée en Haute-Guinée, déclamatoire en Basse-Guinée et incantatoire en Guinée forestière, la parole véhicule le même fonds de proverbes, de devinettes et de contes en se moquant éperdument des frontières ethniques ou régionales et des barrières linguistiques.
Que lui demander d’autre ?
Peuls et Tomas, Malinkés et Bassaris, Soussous et Kourankos. Guerzés et Coniaguis. Rivalités et complicités. Spécificité et brassage. Diversité et unité. Le tout sur fond de paganisme et de tradition orale. Pour que tienne la sauce, il ne manque plus à ce délicieux mélange que l’ingrédient étranger sans lequel les civilisations seraient si fades. Ici, cet ingrédient a deux visages :
- l’influence arabo-islamique apportée par les peuples d’origine soudano-sahélienne (Peuls, Malinkés, Soussous et, dans une moindre mesure, Toucouleurs, Sarakolés, Ouolofs et Maures).
- l’influence judéo-chrétienne véhiculée par les Pères blancs bien sûr, mais aussi par les grandes familles métisses et négrières de Basse-Guinée 10 et dont l’empreinte a surtout porté sur les peuples côtiers et forestiers (Landoumas, Mikhiforés, Téménés, Guerzés, Kissis, Manos, Konos, etc.).
L’irruption de ces deux courants marque une double rupture dans la société guinéenne : l’intrusion de l’écriture et la propagation du monothéïsme.
L’Islam aura deux terrains de prédilection : la Haute-Guinée (notamment Kankan et le Ouassoulou) le Fouta-Djallon. Mais, c’est surtout dans ce dernier que l’impact de la religion de Mahomet sera décisif, bouleversant les mentalités régissant l’État, fermentant ce qu’il faut bien appeler une véritable révolution culturelle. Dès le dix-huitième siècle, la langue peule est transcrite en caractères arabes en même temps que le Coran est traduit. De prestigieux foyers de culture éclosent (Fougoumba, Bouria, Labé, Koula, etc.) où l’exégèse du “Livre Révélé” va de pair avec la réflexion philosophique et l’invocation des Muses. A l’ancestrale poésie orale traditionnelle, vient se jumeler une poésie écrite sous la triple inspiration bucolique, mystique et sentimentale 11, aujourd’hui encore en vogue dans certains villages. Ce courant littéraire laisse à la postérité des oeuvres dignes des meilleurs florilèges, au bas desquelles, des auteurs qui pourraient aisément prétendre à l’universalité sans le poids des préjugés qui étouffe notre beau monde, ont apposé leur signature: Bademba Issaga, Néné Rougui, Tierno Samba Mombeya, pour ne citer qu’eux.
La religion chrétienne eut un sort moins heureux. Mais, elle fit le lit de la colonisation dont l’apport technologique et culturel, mais aussi les traumatismes, ont exercé sur la société guinéenne des modifications plus profondes — et, qui sait? — plus durables que l’Islam. Qui l’ignorerait ? Aujourd’hui, officiellement du moins, la Guinée est francophone, pas arabophone ; c’est un État laïc, pas musulman, malgré l’écrasante majorité des disciples de Mahomet.
Bien entendu, le signe le plus manifeste de cette influence coloniale est l’émergence d’une littérature francophone peu après la seconde guerre mondiale, littérature dont l’élément fondateur est sans conteste l’inoubliable L’enfant Noir de Camara Laye. Il est amusant de constater, plus de trente ans après sa parution, l’extraordinaire fraîcheur de ce roman, en dépit des virulentes diatribes qui l’ont accueilli à sa naissance et qui n’ont cessé de le poursuivre depuis.
Quoi qu’il en soit, pour la jeune littérature guinéenne moderne, l’autobiographie de l’enfant de Kouroussa reste l’incontournable précurseur de Faralako, de Le Cercle des Tropiques, de Chaîne, de La malédiction de Cham et de tous les Jeunes hommes de sable12 présents et à venir.
On est peut-être maintenant en droit d’espérer — touchons toujours du bois — que la boîte de Pandore que fut pour la Guinée la fameuse révolution sékoutouréenne a fini d’exhaler ses malheurs. Qu’ayant comptabilisé les morts du Camp Boiro, d’Alpha Yaya et d’ailleurs, les Guinéens sauront trouver les ressorts nécessaires pour panser les blessures et exorciser les vieux démons. il reste à méditer, à restituer et à fixer cette immense douleur nationale — les nations, hélas! sont comme les bébés: elles naissent et s’affermissent dans la douleur — qui, quoi que l’on dise, marquera encore pour longtemps le pays d’un sceau pacifique.
Surgit alors l’épineux problème du rôle et du devenir de la culture guinéenne — je répugne à lui attribuer un rôle précis ! Mais, dans un pays où la politique a investi tous les espaces de la vie nationale, c’est à l’imaginaire poétique qu’il revient de reconstituer des poches de fertilité. A cela, un préalable: que le créateur reconquierre sa liberté, cette reconquête prenant un sens quasi-messianique dans une Guinée où l’artiste était devenu de facto le tâcheron de la propagande officielle.
Dans un peuple où la méfiance et la haine ont trop longtemps servi de méthode de gouvernement, c’est au lyrisme de recréer les vertus de l’amour et de la solidarité. Dans une société où la politique a constitué plus un avatar qu’une panade, quoi d’autre que le souille et la vision du poète pour entretenir l’espoir ?
L’héritage guinéen est suffisamment riche pour nourrir l’inspiration. Au créateur guinéen de se l’approprier, de le recréer sous l’éclairage de son temps. Enrichir le legs des ancêtres, c’est déjà fonder la patrie de demain. Car la patrie commence dans le coeur du poète. Ainsi, la Guinée est-elle d’abord celle de Tierno Samba Mombeya et de Camara Laye. De leurs descendants aussi. De veine littéraire, s’entend.
Notes
. P.D.G. : Parti Démocratique de Guinée, parti unique au pouvoir jusqu’à la mort de son secrétaire général, Sékou Touré
. Voix de la Révolution : ancien nom de Radio-Guinée
. Bembeya-Jazz : orchestre officiel de l’ancien régime.
. Voir l’article de B. Mouralis
. Voir histoire précoloniale de la Guinée page 16.
. On oublie trop souvent que l’empire du Mali est né dans la Guinée actuelle.
. La légende veut que neuf marabouts du Fouta-Djallon offrirent à la ville neuf canaris recouverts de cauris. Ces canaris y seraient aujourd’hui encore enterrés en guise de mascotte. Kankan serait ainsi protégé contre la guerre et la famine.
. Si les Tomas ont créé une écriture, celle-ci avait une vocation ésotérique et, de par sa structure, était plus proche des hiéroglyphes égyptiens que de l’alphabet actuel.
. Pour l’exemple, la musique malinké était très prisée chez les hobereaux du Fouta-Djallon. Le célèbre Kouyaté Sory Kandia, bien que griot malinké, est né dans cette région. Et l’hymne national guinéen, Liberté a été créé à partir d’un chant traditionnel malinké composé en l’honneur du roi du Labé, Alpha Yaya Diallo. (Diéli signifie griot en malinké).
10. Les Turpin, les Curtis, les Da Silva et autres Mac Carthy de Dubréka, Conakry ou Boffa sont des descendants d’anciens négriers français, américains, portugais et écossais.
11. Voir La femme, la vache, la foi de Alfâ Ibrâhîm Sow
12. Oeuvres respectives de Emile Cissé, Alioum Fantouré, Saidou Bokoum, Ahmed Tidjane Cissé et Williams Sassine