Alfâ lbrâhîm Sow, éd.

Paris. Armand Colin, 1966; 375 p.


L’Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 196-97


J’ai découvert ce livre alors que je venais de passer une année au Fouta ; le cours de l’existence m’avait ensuite poussé vers Kankan, en pays malinké. Un vieux chasseur Peul, exilé de son Fouta natal, tenait dans la rue où je demeurais une boutique à l’enseigne “Ici Gargote Moderne”. Il me visitait souvent, surtout les soirs où le cafard le prenait. Me trouvant une fois plongé, malgré le charivari des grillons, dans la lecture de ces textes lointains, il eut une réflexion qui m’est devenue comme un proverbe intime: “Toi, tu as de la chance, tu peux lire pour t’arrêter de penser”. La formule qu’improvisa ce soir-là mon voisin illettré s’applique merveilleusement à l’ouvrage que je présente aujourd’hui. Ce serait en effet le déprécier que d’y voir un document réservé aux seuls érudits, autant dire un recueil voué à une obscurité mélancolique. Commencez de le lire, et vous verrez qu’au fil des pages, on part en voyage, on s’absente de soi-même. Dire qu’A.I. Sow a réuni des textes fondamentaux pour qui veut comprendre la civilisation du Fouta serait lui adresser un mince compliment. Il y a là, d’abord, une belle occasion de “divertissement”, que le lecteur hédoniste ne devrait pas manquer de saisir.
Feuilletant cette suite de poèmes et de récits, je me demande si le public auquel ils étaient originairement destinés y trouvait ce même genre de plaisir, si le lettré peul du temps passé, dépliant à l’entrée de sa case l’un de ces manuscrits, éprouvait la jouissance “d’arrêter de penser” selon ses propres plis mentaux. La conjecture semblera moins gratuite, si l’on se souvient de la richesse et de la complexité auxquelles atteignit la culture du Fouta. Durant 2 ou 3 siècles s’épanouit ici une société foisonnante de possibles et d’incitations multiformes — situation que traduit, en perspective inversée, l’image du labyrinthe aux issues trop certaines. L’affermissement de la théocratie militaire et la cristallisation d’une identité foutanké dessinent une configuration assez oppressante, du moins pour les gens qui sortent du modèle courant. Quoi qu’il en soit, le pays compte, dès le XVIIIe siècle, suffisamment d’adeptes de “ce vice impuni, la lecture” pour nécessiter une littérature en langue fulfulde.
L’anthologie rassemblée en ce volume comporte uniquement des textes écrits. A.I. Sow a travaillé sur des manuscrits conservés dans des dépôts d’archives, ou dans des bibliothèques familiales. Le lecteur fera donc connaissance avec d’authentiques écrivains, des gens qui composent des oeuvres, avant de les confier aux copistes. L’écriture arabe, dans une variante adaptée (dite ajami), sert de support à cette production littéraire. Quant aux auteurs, “ils écrivent pour passer le temps, par plaisir”. Les traces de leur activité témoignent d’un de ces moments cruciaux dans l’histoire des peuples, lorsque s’effectue le passage du régime oral de l’expression au régime écrit. L’exemplification qui s’offre ici d’un procès quasi-universel ajoute encore à l’intérêt de ce recueil. Et d’abord au plan des thèmes que l’écrivain va juger dignes de rester sur le papier. On traite par écrit des sujets éminemment personnels (la religion) ; on exprime sa subjectivité, ou bien on énonce des propositions objectives, des vérités que tout le monde admet. Comme si la littérature ne pouvait apparaître qu’aux extrêmes opposés de la pure expérience si elle s’établissait d’emblée sur la double limite de l’éphémère et de l’absolu, laissait (provisoirement) le reste aux approximations de la mémoire orale.
La forme et la tonalité de ces oeuvres portent manifestement l’empreinte de la situation de colloque singulier qu’instaure l’écriture. L’écrivain communique, dans la solitude, avec des absents qui le liront chacun de son côté. Ecriture et lecture mettent en jeu des individus détachés du groupe. A-t-on pris la mesure des implications esthétiques d’un rapport aussi particulier ? Le livre que voici incite à poser ce genre de questions, et de la façon la plus immédiate, simplement en comparant les saveurs respectives des différents écrits qu’il contient. Certains restent proches de l’oral. Leurs répétitions, leur monotonie rythmique accentuée par une rime constante, attestent une intention mnémotechnique. De fait, ils étaient récités en public, afin que tout un chacun puisse les apprendre par coeur. D’autres font usage de procédés plus subtils, allitérations ondoyantes, changements de temps, rimes croisées … Bref, tout un appareil de moyens proprement littéraires, dans la mesure où leur appréciation exige l’acte de lecture.
A.I. Sow regroupe les textes qu’il a sauvés de l’oubli en deux parties principales. La première comporte des oeuvres anciennes, élaborées selon les canons arabes par des lettrés aristocratiques. Il s’agit ici surtout des poèmes religieux, évoluant, selon les cas, sur les modes contrastés du prosélytisme et de la mystique. Quelques écrits en prose rapportent les chroniques du royaume foutanien . Des histoires parfois atroces, des péripéties rémplies de bruits et de couleurs, contées sur ton impavide, qui accentue encore, pour le lecteur contemporain, l’étrangeté de cette “vision des vainqueurs”. On y aperçoit l’allure que prend le monde pour des gens que la prière, l’orgueil et le sabre immunisent contre le désenchantement. Cette section, consacrée aux classiques, recèle des passages qui éveilleront des réminiscences disparates, tantôt Bossuet, tantôt Agrippa d’Aubigné, tantôt les saga islandaises… Effets de correspondances, évidemment arbitraires, mais qui ménagent une profondeur à l’inévitable exotisme.
La seconde partie du volume accueille des oeuvres plus récentes, qui relèvent d’une veine à la fois populaire et romantique. Ici encore, les thèmes forment couple. D’un côté la femme, et l’amour qu’elle inspire, suscitent des poésies où se retrouve un schéma universel : “Boy meets girl”, dirait A . Hitchcock. De l’autre, la vache, elle aussi célébrée sur le registre de l’exaltation amoureuse. Il faut se souvenir que les Peuls sédentaires du Fouta restent, à l’instar de leurs cousins Bororo nomades, un peuple de pasteurs. Les troupeaux de boeufs N’Dama occupent une place souveraine dans les travaux, les jours, ou les nostalgies, de la plupart. Et, un peu comme cela se passe en Inde, les bêtes sont investies d’une dimension cosmique : tout parle d’elles dans l’univers, tout ce qu’on peut éprouver dans une vie renvoie aux vaches bien aimées :

« Mes vaches arrivent par vagues !
Je les saisis comme des balles de fusil !
Elles bondissent comme des moineaux !
Elles dansent comme herbages flexibles !
Elles arrivent comme averses de bruine !
Elles me comblent comme le vent”.

La Femme, la Vache, la Foi : autour de ce triangle s’ordonne la littérature peule, telle que la consigne cette mémorable anthologie. Et la formule circonscrirait encore la littérature contemporaine au Fouta. Plusieurs de mes amis peuls, qui s’adonnent à la poésie, et dont les inclinaisons n’ont rien d’archaïsant, demeurent fidèles à ces thèmes inlassables. J’ajoute, en remarque finale, que cet ouvrage permettra à ceux qui ne le connaissent pas encore de rencontrer une figure éminente de la diaspora guinéenne.
Contraint à l’exil, après avoir longtemps dirigé l’hôpital de Conakry, A.I. Sow s’est affirmé comme l’un des grands psychologues de langue française . On retrouvera les qualités que révèle ce travail de jeunesse dans ses livres ultérieurs, et notamment dans son chef-d’oeuvre, Les structures anthropologiques de la folie en Afrique Noire. (Payot, 1978).

Jacques Cochin
Université de Rennes

. Erratum. Il y a ici une confusion entre deux auteurs différents. Le premier, l’auteur de cette anthologie, décédé en 2005 à Conakry, est guinéen. Professeur, chercheur auteur, et publiciste, il n’exerça — évidemment — nulle part dans le corps médical. De fait, il enseigna les lettres et la linguistique Pular/Fulfulde à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) de Paris, à partir des années 1960 jusqu’à sa retraite dans les années 1990, qui fut suivie de son retour en Guinée. Le second auteur, Alpha Sow (sans Ibrahim), est sénégalais, psychiatre, qui a publié le titre indiqué ci-dessus. [T.S. Bah]