Mohamed-Alioum Fantouré
Le récit du cirque … de la vallée des morts
Paris. Buchet/Chastel, 1975
L’Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 185-86
Trois ans après Le cercle des tropiques, Mohamed-Alioum Fantouré livre avec Le Récit du Cirque … une oeuvre puissante et, à divers points de vue, originale. Abandonnant le classicisme du récit pour une forme nouvelle empruntant au théâtre et au cinéma, l’auteur conserve le thème principal de son premier ouvrage — la description d’un monde totalitaire — mais le privilégie au point d’en faire le thème unique de son “Récit”.
L’action proprement romanesque disparaît pratiquement au profit d’une série de visions, de tableaux, de chapelets (pour reprendre le terme de l’auteur). toutes séquences qui se juxtaposent, s’entrecroisent et s’accumulent pour capter (au sens littéral) le spectateur. Le spectateur en effet, car le roman raconte une représentation scénique donnée à un public qui, se retrouvant prisonnier dans la salle, subira les divers enchaînements du spectacle. Un metteur en scène-narrateur, véritable “manipulateur, programme les diverses séquences, mais laisse une marge d’improvisation aux acteurs ; les spectateurs eux-mêmes, vers la fin, auront le pouvoir de déterminer le retour ou non de certains personnages.
Pour renforcer cette mise en scène, Fantouré recourt à une mise en page pour le moins inhabituelle ; mots ou phrases entières écrites en caractères majuscules ou décalés, utilisation de la litanie, de l’énumération longue, de l’anaphore. Cette disposition graphique lui permet d’agresser le lecteur, théoriquement second mais bien évidemment premier destinataire de l’oeuvre, le spectateur n’étant que sa projection.
Le pouvoir totalitaire, dans “Ce-pays” relève du Rhinocéros- tâcheté (l’accent semble de trop !), “dieu maléfique qui règne de nos jours sur des dizaines de nations sous le nom de dictature. Mythe créé pour mieux impressionner et réduire le peuple mais aussi les servants de l’oppression (procédé classique en honneur partout et de tous temps : le chef, le roi, le monarque se veut, sinon Dieu, du moins fils de Dieu). Sorte de monstre qui se repaît du sang des victimes, de plus en plus nombreuses, qu’elle immole, le Rhinocéros-Tâcheté fait triompher l’absurde et l’inimaginable : dans “ce-pays, personne (par définition) n’est innocent, on va jusqu’à exécuter les “coupables de rien”. Un véritable génocide sans raison raisonnable, car le moindre mot prononcé, la moindre pensée est un signe mortel et chaque année on tire au sort mille personnes pour en gracier une seule. Horreur d’un monde où le tyran (le mot est faible) affirme, parlant de ses sujets : “Je voudrais assassiner à jamais l’humain qui est en eux”.
Alioum Fantouré est Guinéen, en exil, et l’on pense immédiatement à la Guinée de Sékou Touré. Mais la transposition serait trop facile et atténuerait la portée d’une oeuvre dont l’universalité, comme pour toutes les grandes, nous paraît évidente. L’auteur s’en défend d’ailleurs à plusieurs reprises, notamment page 63 :
L’histoire que je vais te raconter a eu lieu quelque part dans le monde, je crois bien qu’elle a eu lieu en Afrique noire. Mais quoi qu’on puisse en penser, l’épisode qui va être conté est et reste propre à l’humaine condition.
Chacun doit regarder à sa porte, car, plus proche qu’on ne croit, sommeillant peutêtre mais prêt à surgir, le danger nous guette tous. Si Fantouré nous agresse, nous violente, c’est pour mieux nous faire ouvrir les yeux sur les réalités du pouvoir :
« Dommage que les peuples ne comprennent que très rarement le sens de leurs intérêts (…) Dommage qu’un peuple ne réagisse qu’après une destruction partielle de sa sève vitale (…) Dommage qu’une descente progressive vers le néant puisse parfois être recouverte du manteau du progrès technique … (page 43).
Les peuples doivent se réveiller avant qu’il ne soit trop tard, car une sorte de fatalité du malheur, de l’autodestruction, pèse sur la condition humaine :
« de tous les mortels seuls les humains se montreront capables de se détruire, réussiront à s’effacer à jamais de l’univers des vivants ». (page 132)
Certes, à la fin, Fahati qui représente le pouvoir totalitaire du Rhinocéros-Tâcheté va mourir, confronté à une longue agonie, n’ayant pas réussi à détruire la conscience chez tous ses sujets encore vivants, mais est-ce pour autant un constat optimiste de l’auteur? N’oublions pas les derniers mots, disposés en croix : Retournez a votre indifférence. Le cercle des tropiques se terminait de la même façon : les forces du bien mettaient à bas la dictature totalitaire du Messie-Koï, mais en tournant ce qu’il croyait être la dernière page, le lecteur découvrait quelques mots lui annonçant que la victoire n’avait été qu’éphémère . C’est là la grande leçon de Fantouré dans ses deux premiers ouvrages: rien n’est jamais ni définitivement gagné, il faut rester vigilant. Le cercle des tropiques et Le récit du cirque … ne sont sans doute ni des romans de l’espoir ni des romans de l’échec, mais des romans contre l’indifférence.
Alain Rouch