Le retour au pays
Entretien avec Tierno Monenembo
“Littérature guinéenne”
L’Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 149-152
— M. Monenembo, vous êtes un écrivain guinéen; vous avez reçu le grand prix littéraire de l’Afrique Noire ; vous êtes allé récemment en Guinée ; cette mission était demandée à la fois par les autorités guinéennes et par l’Ambassade de France. Il vous a donc été donné de retrouver la Guinée après une absence de dix-huit ans. A quels motifs répondait cette mission ?
— Dans le cadre de la reprise des relations entre la Guinée et la France, l’élément culturel est sans aucun doute le volet le plus important. Un écrivain guinéen, ayant écrit essentiellement en exil, revient au pays, reprend contact avec les réalités culturelles du pays. J’y ai trouvé un extraordinaire intérêt, à la fois moral et culturel ; ce fut quelque chose de très bénéfique pour moi, et pour ce que j’ai écrit.
— Quand on vous a proposé cette mission, quelle a été votre première réaction ?
— J’avoue qu’au début, j’ai un peu « tiqué »; j’ai trouvé un peu biscornu, ou un peu paradoxal qu’un pays étranger, la France, m’invite chez moi, pour prendre contact avec ma réalité nationale. J’en ai même parlé à des amis qui m’ont finalement convaincu que c’était une occasion à saisir. Il est important qu’un écrivain de l’extérieur vienne en Guinée. Nous avons cette tragédie de ne pas être connus dans notre propre pays : je pense à moi, à Sassine, à Fantouré, à Bokoum qui ont vécu, des décennies durant, hors du pays. Aujourd’hui, la Guinée cherche tant bien que mal à se relever des ruines dans lesquelles elle s’est retrouvée. L’écrivain guinéen, qu’il soit de l’intérieur ou de l’extérieur, a un droit de regard sur cette tentative de renaissance nationale.
Le premier souci des autorités actuelles n’est pas nécessairement un souci culturel ; on peut le comprendre. Il y a des urgences, il y a des problèmes beaucoup plus immédiats, donc il était bon de profiter du secours matériel de la France pour effectuer cette mission.
— Qui avez-vous pu rencontrer ? Dans quel type de réunions ? Est-ce que ce n’était pas trop formel ?
— Autant que j’ai pu, j’ai essayé de casser ce formalisme, parce que je pense que cette rencontre devait plutôt être celle des âmes guinéennes qui ont vécu, dans des cadres géographiques différents, les mêmes problèmes. Donc il fallait casser la glace du protocole et du formalisme. Ceci dit, j’ai aussi rencontré beaucoup de responsables de la culture guinéenne : le ministre de l’Éducation Nationale, M. Saliou Coumbassa, le Directeur de l’IPN, M. Aliou Diallo et le Secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur, M. Tidjane Traoré, avec lequel j’ai vécu en exil à Dakar un moment.
J’ai rencontré aussi beaucoup d’écrivains guinéens de l’intérieur, membres de l’Association des Écrivains de Guinée, des cinéastes, des photographes, des créateurs, des gens qui s’intéressent aux différents secteurs d’activité de la culture guinéenne.
Le débat a été plutôt informel. Ça a été sa richesse. On a parlé essentiellement des grands problèmes que rencontre la culture guinéenne. Je pense qu’il y a, de part et d’autre, le souci de ne pas continuer à entretenir un certain apartheid : une culture guinéenne qui serait celle de l’exil et une autre qui serait celle de l’intérieur.
Je pense que l’intention est là, dans les esprits au moins. Il ne suffit plus de coordonner une création culturelle, mais de faire en sorte qu’il y ait une confrontation de réalisations ; qu’il y ait une véritable culture guinéenne, et non plus des morceaux, des parts de littérature guinéenne.
— Qu’est-ce que vous pensez de la situation des auteurs guinéens de l’intérieur ?
La situation de la littérature guinéenne de l’intérieur est difficile. D’abord, des difficultés matérielles très grandes, puisqu’il n’y a pas de maison d’édition à l’intérieur du pays ; il n’y a pas de librairies jusqu’à présent et très peu de bibliothèques. La bibliothèque franco-guinéenne, ouverte depuis peu, n’est pas encore capable, à mon avis, de satisfaire toute la demande.
Il y a autre chose : le seul écrivain autorisé dans le régime ancien était Sékou Touré ; lui-même a écrit quelque 45 tomes. Les créateurs guinéens ont été frustrés, et donc ils n’ont pas vraiment l’habitude d’écrire.
— Que voulez-vous dire exactement? Frustrés de lecture, ou d’écriture ?
Les deux ; lire et écrire sont liés. Il est très difficile d’écrire si l’on n’a pas appris à lire. Il n’y avait pas de lecture réelle. Depuis 1958, la littérature africaine et mondiale s’est transformée, métamorphosée, et remise en question.
Les créateurs guinéens n’étaient pas impliqués dans ce bouleversement. Ils étaient isolés et cet isolement est très important à mon avis. De plus, le français, qui est la langue utilisée pour l’écriture en Guinée, a été complètement expurgé de la vie culturelle. La langue française a été considérée comme la langue du colonisateur, du dominateur ; je pense donc que pour l’instant elle n’est pas suffisamment maîtrisée pour être réellement un outil de création littéraire immédiatement intéressant. La qualité des oeuvres est assez mauvaise ; mais le plus important c’est de voir l’effervescence des gens : ils veulent créer. A partir de ce moment-là, tout est permis, on peut envisager beaucoup de choses pour l’avenir.
— Quelle attitude avaient le public guinéen, et plus spécialement les auteurs guinéens vis-à-vis de vous? Avez-vous sentiment une certaine réticence, ou une certaine concurrence ?
Au niveau des auteurs, il y a parfois une certaine méfiance. Le débat n’a pas toujours été immédiatement facile. Les écrivains sont organisés en Association des Écrivains Guinéens. Dans une Guinée qui a été politiquement et idéologiquement serrée, où tout a toujours été très embrigadé, les gens, notamment les artistes, redoutent encore de se livrer spontanément. En outre, je pense qu’il y a une difficulté ; il faudrait que cette Association des Écrivains Guinéens veille à ne pas devenir un appareil de parti politique, avec la même mentalité, la même démarche que sous l’ancien P.D.G.
En revanche, avec le public, notamment celui de la jeunesse, j’ai eu un contact extraordinaire ; j’ai senti une grande curiosité envers ce que je représentais, c’est-à-dire le symbole d’un mouvement culturel guinéen qui s’est produit en exil ; et l’intérêt est d’autant plus grand que je n’étais pas personnellement connu dans le pays jusqu’à présent.
J’ai senti une jeunesse qui est en train de se remettre en cause, de sortir des sentiers battus.
— Se remettre en cause, ou remettre en cause la génération précédente ?
Se remettre en cause eux-mêmes, ainsi que la génération précédente. Ils sont en train de poser de nouvelles questions d’une manière tout à fait différente. Ils commencent à semer le doute dans leur tête. Dans un pays où la jeunesse a longtemps été bardée de certitudes, elle n’a jamais été invitée à se poser des questions ; elle ne pouvait pas douter. La jeunesse d’aujourd’hui pose des questions très pertinentes, elle est encore un peu en crise ; je pense que, s’il y avait des possibilités de lecture, et des possibilités de débats sérieux, on peut envisager que dans les dix années à venir un véritable mouvement littéraire se créerait.
— Vous pensez que les priorités, ce sont la lecture et les débats ?
Je pense que les deux sont prioritaires. On n’est plus à une époque où on peut s’enfermer dans sa salle de bains et réinventer le monde. Aujourd’hui, perdre le contact avec le reste du monde revient à un véritable suicide, surtout dans le domaine culturel.
— Est-ce que vous pensez que vos oeuvres vont aider les jeunes Guinéens à faire une certaine lecture de leur histoire récente ?
Peut-être. Notamment Les Crapauds-brousse qui sont forcément inspirés de la situation politique de l’époque, qui invitent à une lecture au premier degré. Mais je pense que ce ne sont pas seulement les écrivains guinéens qui doivent être lus en Guinée. Il faut rapprocher cette jeunesse qui a manqué de lecture, d’écriture, du grand mouvement de la littérature universelle.
Cette jeunesse a besoin d’être choquée sainement, thérapeutiquement. Je pense qu’il serait bon de lui faire lire même un Céline. Elle a besoin d’ambiguïté.
— Elle n’en a pas eu suffisamment ?
Non, elle en a eu dans les travers politiques simplement, mais dans la démarche de l’esprit, il y a eu trop de manichéisme. Il n’y a pas eu de doute.
— Les romans, mais pas les pamphlets quand même ?
Même les pamphlets. Il n’y a rien de mieux que de se voir à travers le regard de l’autre, même quand ce regard est subjectif, haineux.
— A votre avis, quelle répercussion l’ouverture de la Guinée au monde extérieur, peut-elle avoir sur l’évolution, non seulement littéraire, mais politique de la Guinée ?
— L’un des grands handicaps de la Guinée à mon avis a été l’autarcie. Je pense que même un pays comme l’Union Soviétique, qui est grand comme un continent, ne peut plus vivre en autarcie.
— L’autarcie intellectuelle, il faut peut-être le répéter pour les lecteurs de la revue, parce que c’est un cas tout à fait unique en Afrique, c’était de n ‘avoir absolument aucune lecture en dehors des oeuvres du Président Sékou Touré. C’est extraordinaire … Qui dit aucune lecture, dit aucune critique, aucun regard sur soi-même …
Le plus marquant, c’est que ce régime se voulait révolutionnaire. Au début au moins, on faisait lire les intellectuels africains du Tiers monde, au moins ceux qui étaient marxisants. Et après, il n’y avait plus que l’idéologie de Sékou Touré. On ne pouvait plus lire ni les auteurs guinéens, ni les auteurs africains, ni les autres. Il n’y avait que les livres de Sékou Touré. Je pense qu’il n’y avait même plus dans les derniers temps les livres de Fanon, Cabral ou Neto.
On a coupé un pays qui vivait dans un ensemble ; on l’a subitement séparé du Sénégal, du Mali, de la Côte-d’Ivoire, du Bénin, du Niger ; et je pense que cela a été catastrophique, puisque des générations ont été formées dans les mêmes écoles (Sebikotane, Cotonou … ) et se sont initiées ensemble au militantisme politique. Il y a donc une sorte de solitude, un appauvrissement total de l’âme guinéenne.
Je pense que la Guinée, appelée de nouveau État libre, est forcément appelée à s’améliorer. Je crois qu’elle a eu le niveau le plus bas possible de son histoire. Je ne pense pas que cela puisse aller plus loin.
Il y aura des bibliothèques : les gens seront informés de ce qui se passe dans le pays et dans le monde. Il ne s’agira plus seulement d’écouter la radio de l’État, mais de lire, de connaître les sensibilités d’autres peuples et donc de refaire partie du monde.
— Vous pensez qu’il va y avoir une libération de l’écriture aussi ?
Je l’ai dit à Conakry dernièrement aux écrivains, et au public étudiant : il ne faut pas que la Guinée croie que la liberté d’expression soit un produit venu du ciel. Ce n’est pas un régime politique qui accordera la liberté d’expression.
C’est au créateur d’être déjà libre dans sa tête, de l’exprimer et d’inviter son peuple à faire de même.
La démocratie est certes une conception du monde : mais c’est d’abord un maquis, une lutte. Ce n’est pas un don, ce n’est pas seulement une vue de l’esprit, c’est une conquête. Et cela est valable pour tous les pays du monde.
En Guinée, si les gens veulent avoir, dans les années à venir, la liberté d’expression, il faut qu’ils apprennent à la conquérir dès à présent.