Des mathématiques à la littérature

Jacques Chevrier

Paris IV, Sorbonne


“Littérature guinéenne”
L’Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 110-18


« La vie, un cri, un silence, on ne peut pas les mettre en équation. »

Rien, apparemment, ne prédisposait Williams Sassine — qui vient de publier son quatrième roman — au métier des Lettres, puisqu’il est de formation mathématique et qu’il enseigne cette discipline depuis bientôt vingt ans. Alors, des mathématiques à l’écriture, quelle trajectoire ?

— Quand j’étais petit, raconte Williams Sassine, je pensais qu’un bon mathématicien, c’était quelqu’un qui pouvait tout résoudre … »
« En fait, enchaîne l’auteur de Saint-Monsieur Baly, c’est par une espèce de malentendu que j’ai fait des études de mathématiques. Je croyais qu’avec les mathématiques on pouvait tout mettre en équation, mais je me suis vite rendu compte que les choses les plus importantes pouvaient être résolues autrement. Le monde mathématique est un monde construit à l’avance ; tant qu’on reste à l’intérieur, ça fonctionne, mais l’essentiel, la vie, un cri, un silence, on ne peut pas les mettre en équation.
La littérature a donc été pour Sassine une manière de réponse à la déception occasionnée par l’expérience mathématique, mais elle s’explique également par le sentiment de solitude qu’il a ressenti dès son enfance.
— Je suis un métis, remarque-t-il, et on me l’a fait sentir très tôt. J’ai donc toujours vécu une certaine forme de solitude, et comme j’avais des problèmes de langage, je bégayais, cela m’isolait encore davantage ….

Le monologue intérieur

Né en 1944 à Kankan, de père libanais et de mère guinéenne, Williams Sassine semble donc avoir été marqué très tôt par la singularité de sa situation, et sans doute prit-il, très jeune, l’habitude de ces soliloques, de ces monologues intérieurs auxquels s’adonnent volontiers nombre des personnages qu’il a mis en scène dans ses romans.
Après avoir fréquenté l’Institut polytechnique de Conakry, Sassine viendra compléter sa formation à Paris. Il a alors dix-neuf ans, et, depuis, il a toujours vécu en exil, notamment en Mauritanie, à l’exception d’un bref et décevant retour au pays natal, en 1985, au lendemain de la mort de Sékou Touré
Si l’enseignement des mathématiques constitue le gagne-pain de Williams Sassine, la littérature demeure son violon d’Ingres. Pourtant, cet écrivain se défend d’être un intellectuel et il estime qu’il n’est qu’un médiocre lecteur. Certes, il a lu et aimé Dostoïevski et bon nombre des grands écrivains contemporains du monde noir, Césaire, Dorsinville, Lopès, Adiaffi, Tierno Monénembo, etc., mais il avoue sans fausse honte ignorer les latino-américains dont on parle tant en ce moment, et ne pas encore avoir découvert Sony Labou Tansi … Lui-même, d’ailleurs, ne se prend absolument pas au sérieux et à l’appellation d’écrivain, il préfère celle, “plus conforme à la réalité”, de conteur. Un conteur qui, dit-il, à travers la littérature recherche avant tout l’amitié. Généreux, secret, plus sensible qu’il ne voudrait le laisser paraître, Sassine n’est pas en effet de ces romanciers qui prennent la littérature pour piédestal à leurs ambitions. Il ne cache pas, d’ailleurs, qu’il a été profondément déçu par certains de ses compatriotes, en particulier des écrivains africains “vivant en Europe, chez qui le comportement dément de manière flagrante les intentions magnanimes proclamées dans les livres … Homme d’écriture, Sassine se méfie donc aussi bien des livres que de ceux qui les font, et lorsqu’on lui demande en quoi l’écrivain peut être utile au développement de l’Afrique, il répond par une boutade en faisant observer que dans le mot “écrivain”, il y a à la fois écrire et vain !
— On écrit en vain, on n’est pas lu, constate l’auteur de Wirryamu. Amertume ? Désenchantement ? Je n’en suis pas si sûr.

Une oeuvre importante

L’oeuvre de Sassine est aujourd’hui riche de quatre romans, auxquels s’ajoute un recueil de contes et d’histoires destinées aux enfants, intitulé L’Alphabête, et plusieurs nouvelles parues dans des revues, notamment dans L’Afrique littéraire
Saint-Monsieur Baly (1973), qui inaugure la série des romans, raconte l’histoire pitoyable d’un vieil instituteur, M. Baly, passionné par son métier de pédagogue. Au moment où il atteint l’âge fatal de la retraite, M. Baly décide donc de consacrer ses économies à la fondation d’une école dans laquelle il voudrait accueillir tous les laissés pour compte de la société. Aidé d’un vieil aveugle, Mohamed, et d’un lépreux rejeté de tous, François, M. Baly va donc s’attacher à la construction de cette « école des pauvres », un projet dont la réalisation se heurtera à bien des obstacles, mais qui, grâce à la foi et au courage de son promoteur, finira par triompher.
Oeuvre émouvante, dominée par la figure charismatique du vieux maître, auquel son abnégation et son amour du prochain vaudront le surnom de “SaintMonsieur Baly”, ce premier roman de Williams Sassine est en même temps la révélation d’une écriture singulière, alliant à la rigueur de l’analyse les prestiges de l’imaginaire.
Wirriyamu (1976), le second roman, raconte trois journées de la vie (et de la mort) d’un petit village, Wirriyamu, situé en territoire portugais, au crépuscule de l’époque coloniale. Tandis que les fascistes portugais, à la recherche de l’un des leurs, enlevé par les rebelles, se préparent à investir Wirriyamu, un groupe de maquisards progresse dans la brousse, en direction du même objectif. Leur arrivée tardive ne permettra pas d’éviter l’extermination de la population civile, femmes, enfants et vieillards confondus, massacre auquel seul échappera le héros du roman, Kabalango, dont la silhouette maladive traverse ce roman de part en part. A ses côtés, Sassine a placé une étrange figure christique, celle de l’albinos dont les rêves de paix et de bonheur, dans un monde de haine et de violence, ne sont pas sans rappeler l’aspiration à la sainteté de M. Baly.
Sur le plan de l’écriture, toujours parfaitement dominée, Wirriyamu révèle chez son auteur une audace accrue dans l’organisation de la narration, marquée à la fois par la multiplication des points de vue, le télescopage du temps et de l’espace romanesques, et surtout le jaillissement lyrique qui donne à ce texte insolite l’aspect d’un roman-poème.
Par son titre comme par son contenu, Le Jeune homme de sable, publié en 1979, confirme cette dérive vers le symbolique et l’allégorique. Quelque part dans le Sahel — mais le mot n’est jamais prononcé — dans « une cité vaincue par le soleil », aux confins du désert, un groupe d’opposants tente, en vain, de faire obstacle au délire mégalomane d’un « guide » dont la tyrannie n’engendre que misère et oppression.
Fils d’un puissant notable, Oumarou, le héros du troisième roman de Williams Sassine est ce « Jeune homme de sable » dont la révolte adolescente s’exprime d’une manière à la fois passionnée et brouillonne. Le récit est situé dans un univers étranger, auquel l’action conjuguée de l’alcool (dont abuse Oumarou), du soleil implacable et du sable omniprésent confèrent les dimensions d’un véritable cauchemar. La mystérieuse “voix” qui accompagne le héros au moment de son bannissement dans le désert, puis de sa mort solitaire, donne à ce texte une dimension hautement symbolique, déjà présente, nous l’avons noté, dans les textes précédents. Ici, toutefois, la note d’espoir dans une possible renaissance nous a paru plus marquée.
Le Zéhéros n’est pas n’importe qui, enfin, publié en 1985, traduit une nette rupture dans l’oeuvre romanesque de Sassine. Écrit à la diable, un peu à la manière des récits picaresques, Le Zéhéros n’est pas n’importe qui retrace les aventures cocasses d’un obscur bureaucrate, Camara, que la mort soudaine de Sékou Touré, le « P.D.G. » va brusquement propulser au premier rang de l’actualité. A la suite d’une méprise, Camara est en effet regardé par ses compagnons d’exil comme « un grand type » et il entreprend alors, flanqué de son grand dadais de fils, un retour aux sources dans sa bonne ville natale de Kankan. Belle occasion évidemment pour Sassine de dresser de la Guinée post-Sékou Touré (où il s’est effectivement rendu au lendemain de la mort du despote) un tableau plutôt grincant dans lequel le grotesque le dispute sans cesse à l’absurde.

Une tragédie africaine

Si le dernier roman de Sassine a pu apparaître à certains lecteurs comme une pochade — mais qui reprocherait à l’écrivain de prendre, de temps à autre, quelques vacances ? — il faut bien reconnaître que l’ensemble de son oeuvre demeure marquée du sceau du malheur et de la violence. Dans un espace clos, généralement investi par la peur, et sur une durée relativement courte (pas plus de trois journées pour Wirriyamu), un drame se noue entre des protagonistes qui se partagent rigoureusement en deux camps. D’un côté, les puissants — députés, chefs religieux, marabouts, « guides », commandants, autorités administratives, etc. —, de l’autre, les laissés pour compte de tous ordres, mendiants, lépreux, orphelins bâtards, albinos … Tandis que les premiers, imbus de leur autorité et forts de leur bon “droit” ne sont que certitudes brutales, les seconds avancent en tâtonnant au sein d’un univers absurde et cruel dans lequel ils tentent vainement, pourtant, de trouver un sens à leur vie à et à leur mort. Leur trajet s’effectue le plus souvent à la manière d’une quête initiatique, jalonnée d’obstacles et d’échecs, mais au terme de laquelle, semble- t-il, tout espoir n’est pas interdit…

Un espace fermé

L’espace romanesque chez Williams Sassine apparaît en effet, le plus souvent, comme un espace fermé, cerné de forces hostiles. C’est vrai de Wirriyamu, village à l’abandon que viendront bientôt investir les fascistes portugais et dont les habitants paraissent se terrer, se replier sur euxmêmes, comme avertis d’instinct d’un cataclysme imminent. C’est encore plus vrai de la “cité” dans laquelle Sassine a placé l’action du Jeune homme de sable, cité dont il nous dit qu’elle est à la fois vaincue par un soleil implacable et encerclée par le désert tout proche. Enfin, si aucun élément topographique précis ne permet de se représenter la ville de Saint-Monsieur Baly, il s’agit là, une fois encore, d’un huis-clos dans lequel la malveillance et la mesquinerie des habitants enserrent impitoyablement toute velléité de « changer la vie ». N’est-il pas d’ailleurs symbolique que chaque fois que M. Baly veut recourir aux caterpillars de la mairie pour déblayer le terrain de sa future école, les engins demeurent désespérément immobilisés par une panne …

Le temps suspendu

Dans cet univers qui porte les stigmates de l’oppression, de la misère et du mépris, le temps lui-même semble suspendu. Soit qu’il se révèle gros de menaces, comme un ciel d’orage dans ce moment d’accalmie soudaine qui prélude au déferlement des éléments (par exemple le massacre de Wirriyamu), soit qu’il paraisse irrémédiablement figé par le poids des routines, des préjugés et des superstitions qui écrasent aussi bien le pauvre M. Baly qu’Oumarou, le lycéen révolté contre l’injustice de la société.
A cet espace et à ce temps indexés par le mal — mal dont l’origine est à la fois métaphysique et humaine — font écho, de manière indissociable, un autre espace et une autre temporalité situés quelque part du côté du passé, de l’irréel ou de l’utopie.
Toute l’oeuvre de Sassine est en effet traversée par une série de dérives — rêveries, cauchemars, monologues intérieurs, séquences oniriques, délires, etc. — qui ont pour conséquence d’entraîner les personnages loin des réalités sordides ou cruelles de la vie quotidienne.
Pour ces exilés de l’intérieur, l’imaginaire fonctionne alors à la manière d’un refuge, soit qu’ils évoquent le paradis perdu de l’âge pré-colonial, soit qu’ils se projettent dans un monde futur, conforme à leurs aspirations. Ainsi, le chef des maquisards dans Wirriyamu se considère, lui et ses compatriotes, comme « les survivants d’un naufrage historique, métaphysique et culturel », mais ajoute-t-il :

« Rien n’est perdu. Lorsque cette guerre sera terminée, au lieu de nous inspirer de modèles occidentaux en adoptant des critères de compétition, d’efficacité, d’industrialisation des sociétés capitalistes, nous saurons nous rappeler que chez nous continuent d’exister des communautés dont l’organisation a survécu à cinq cents années de domination. »

Quant à Kabalango, le héros du roman retenu à Wirriyamu par la saison des pluies, il réapprend au contact des anciens comme Kélari les gestes simples et ancestraux de la vie quotidienne.

La nostalgie d’un monde meilleur

Mais les personnages de Sassine échappent également au présent en se frayant la voie, par l’imagination, vers des mondes meilleurs. Oumarou, le héros du Jeune homme de sable, est saisi par « la fureur de refaire le monde selon une image insaisissable », tandis que l’albinos de Wirriyamu se projette dans un monde d’utopie où tout ne serait qu’amour, non-violence, communion de tous les êtres avec le cosmos, victoire définitive sur la mort.
Il y a loin cependant de ce rêve à la triste réalité qui échoit en partage aux personnages privilégiés par Williams Sassine. Tous ces personnages qui, à un moment ou un autre de l’action, apparaissent porteurs d’un message, appartiennent, en effet, à des degrés divers, au monde de la marginalité. Marginalité qui résulte soit de leur statut social, comme c’est le cas pour les mendiants qui s’agglutinent en une véritable cour des miracles autour de M. Baly, soit de leur race (l’albinos de Wirriyamu, Ondo « l’assimilado »), soit enfin de leur appartenance à une classe d’âge qui les exclut des responsabilités. C’est notamment le cas d’Oumarou, le lycéen du Jeune homme de sable, que son adolescence condamné à l’inconsistance face aux différentes figures du Père représentées par le député Abdou, le Guide, le Professeur, alors qu’à l’autre bout de la chaîne, la retra,ite dont, est gratifié M. Baly est vécue comme une mort sociale, une disqualification qui place le héros en position de hors-jeu.
Mais le cas le plus spectaculaire de marginalité est certainement celui que représente le couple constitué par Kabalango et l’albinos dans Wirriyamu. Au moment où commence le roman, Kabalango nous donne le sentiment de n’être déjà plus tout à fait de ce monde : c’est un malade atteint d’une grave affection pulmonaire, et qui n’aspire qu’à rejoindre son village natal pour y mourir. Quant à l’albinos, dont il deviendra bientôt le compagnon, il est, en vertu d’une étrange superstition qui prétend que son sang protège du mauvais sort, promis à un prochain sacrifice. La pendaison du chien, l’une des scènes sur lesquelles s’ouvre le roman, ne préfigure-t-elle pas la crucifixion prochaine de l’albinos ?
A côté de ces « jumeaux » marqués du sceau de l’exceptionnel, François, le lépreux de Saint-Monsieur Baly représente sans doute le degré ultime de l’exclusion sociale, puisqu’il nous est présenté tour à tour par son créateur comme orphelin, ivrogne, idiot, désespéré (il a tenté de se suicider), infirme, lépreux et, de surcroît, maudit !
Toutefois, du fond même de leur révolte, de leur exil intérieur ou de leur abjection, tous ces personnages apparaissent obsédés par le souci de donner un sens à leur existence. Plus que des « Bildungsromane » — la formule pourrait néanmoins s’appliquer au Jeune homme de sable — les récits que nous propose Sassine relèvent davantage, par leur symbolique comme par leur structure, du roman initiatique.

Une quête initiatique

Le thème commun à l’ensemble de l’oeuvre est en effet celui d’une quête dont l’objet varie évidemment en fonction des problématiques propres à chacun des personnages. Pour M. Baly, on l’a vu, le but à atteindre c’est de construire, de ses mains et de ses propres deniers, une école qui serait ouverte à tous les pauvres de la ville. Oumarou, lui, milite pour plus de justice et d’égalité entre les hommes, mais l’un comme l’autre luttent peut-être, avant tout, contre leurs démons intérieurs : sentiment d’une identité incertaine, angoisse devant l’avenir, bâtardise.
Tahirou, le proviseur du Jeune homme de sable, regrette son éducation occidentale qui l’a éloigné de sa culture et détaché des joies simples de la vie. Oumarou parle de son « obésité intellectuelle », tandis que M. Baly s’interroge sur le sens de son métier d’instituteur :

« Nous devons former les hommes d’une civilisation et nous sommes nous-mêmes au carrefour de deux systèmes de valeurs, je ne suis pas sûr personnellement d’en pouvoir faire la synthèse ».

Lui qui voudrait sauver les démunis et ceux qui ne trouvent pas de place dans les écoles publiques n’avoue-t-il pas qu’il se sent « perdu » ? Quant à Ondo, l’assimilado de Wirriyamu, qui a cru aux boniments humanitaires des Portugais, il se considère lui-même comme « une espèce de bâtard».
Mais la pire des bâtardises est peut-être celle qui consiste à renoncer à ses dieux pour adopter des divinités étrangères (qu’elles s’appellent Allah ou Jésus Christ), et c’est sans doute dans cette forme d’aliénation que réside la principale cause de la tragédie africaine. Le curé de Wirriyamu, le Père Fidel, en fait la cruelle expérience, lui qu’une religion d’emprunt a contraint à renoncer à sa nature profonde et à nier . ses instincts les plus élémentaires. Quant à M. Baly, devant la « surdité » et l’indifférence de Dieu, il en vient à douter :

« Je me dis maintenant qu’un dieu, disons un Père, s’il se complait devant la souffrance de certains de ses enfants, c’est peut-être parce qu’il ne les reconnaît pas comme ses enfants légitimes ; les Blancs, ce sont les légitimes, il s’occupe d’eux; il leur a donné un prophète pour qu’ils puissent le reconnâître. Nous, les Noirs, nous sommes les bâtards de ces faux dieux, les fils illégitimes de ces Pères indignes: nous sommes des bâtards, tous ! …
Commençons (donc), d’abord, enchaîne-t-il, à croire en nous-mêmes et à retourner nos regards spirituellement vers la terre, le ciel, la nature. II faut le faire, comme nos ancêtres qui s’agenouillaient devant les divinités du soleil, de la pluie, des moissons, de la foudre, des forêts … ».

La bonne mort

Se réconcilier avec les divinités du passé, c’est aussi se réconcilier avec la mort, la « bonne » mort, celle qui pousse Kabalango exsangue à rejoindre la terre de ses ancêtres pour y dormir son dernier sommeil, ou encore celle que se choisit l’albinos, car il sait très bien que par-delà son supplice — la crucifixion par les soldats portugais — il ira rejoindre dans son royaume de l’autre monde la « maman » mystique et tutélaire qui possède les clés de la félicité future. Quant à Oumarou et à M. Baly, s’ils disparaissent chacun à l’épilogue des romans dont ils sont les héros respectifs, cette mort nous fait davantage penser à une apothéose, une renaissance qu’à un échec sans retour.
On pourrait, sans grand risque d’erreur, qualifier les personnages de Williams Sassine de héros « problématiques », dans la mesure où, à des degrés divers, ils paraissent engagés dans la quête de valeurs authentiques — l’amour, la justice, la fraternité — dans une société essentiellement marquée par la violence, l’exploitation de l’homme par l’homme, la recherche effrénée du profit. Il y a du Don Quichotte chez M. Baly qui, plutôt que de couler une retraite paisible, s’obstine à lutter contre l’égoïsme des gens en place. Mais la guerre que mène inlassablement le vieil instituteur contre les moulins se colore d’une incontestable dimension mystique, qui nous emporte bien loin du côté de la sainteté (ne finit-on pas, d’ailleurs, par appeler le héros Saint-Monsieur Baly ?). A l’image de l’albinos enchaîné, puis crucifié de Wirriyamu, répond donc, comme un écho, le cri de M. Baly s’exclamant dans une étonnante invite au martyre — qui ne lui sera pas épargné :
— Je voulais qu’on m’écartèle sur ma croix, devant tout le monde ….
Quant au personnage de François le lépreux, quel plus bel exemple de rédemption, quel parcours que celui qui le mène de l’abjection la plus totale à une manière de sainteté, assez proche de celle de M. Baly.

Une parabole

C’est dire que les romans de Williams Sassine se lisent un peu à la manière d’une parabole, dont ils possèdent d’ailleurs à la fois la structure énigmatique et le foisonnement symbolique. Sans entrer dans des détails que la brièveté de cette étude nous interdit, il est loisible d’observer chez Sassine, comme dans les contes traditionnels, la richesse du bestiaire. Pas une de ses oeuvres, à l’exception peut-être de son dernier roman, qui ne soit traversée, que dis-je, habitée, par des animaux qui paraissent revêtir une valeur emblématique.
Le cas le plus patent est évidemment celui du Jeune homme de sable, puisque l’organisation même du roman s’articule en trois parties portant chacune le nom d’un animal, « le lion », « le mouton », « la lionne ». Si le mouton symbolise ici la passivité et la résignation d’un peuple qu’on mène à l’abattoir, en revanche le lion, emblème du « guide », et la lionne, responsable d’un carnage, sont étroitement associés à l’idée de domination et de cruauté. Toutefois, dans le reste de l’oeuvre, cette valence négative s’inverse pour laisser place à une série d’animaux bénéfiques. Il y a d’abord Patience, la chienne de l’albinos, compagne fidèle d’un déshérité qui se hissera au rang d’héroïne lorsqu’elle égorgera Amigo, venu pour abattre son maître à coups de fusil. Amigo, le seul Portugais résidant à Wirriyamu, que nous avions découvert aux premières pages du livre en train de pendre « un chien tacheté de noir … ». Patience sera avec Kabalango la seule survivante du massacre de Wirriyamu, et elle suivra son nouveau maître dans ses pérégrinations. Et puis il ya le chat de Saint-Monsieur Baly. Un petit chat mort que le héros aperçoit abandonné au revers d’un fossé, et auquel il donnera une sépulture digne; en récompense de quoi, son projet de reconstruction de l’école ravagée par un incendie criminel prendra un nouveau départ … Il faut enfin parler de la «Bête », sorte d’allégorie griffue installée au plus profond d’Oumarou et qui, par ses exhortations à changer sans délai la vie — « Demain est trop loin. Tout, tout de suite » — symbolise, semble-t-il, la conscience exigeante du héros.

Une organisation chaotique …

Il resterait à évoquer — last but not least — la richesse scripturale d’une oeuvre dont la structure a pu sembler déconcertante à plus d’un lecteur. Williams Sassine refuse en effet la linéarité narrative, peu conforme à la touffeur du vécu comme au foisonnement des passions, et il lui préfère une organisation du récit plus complexe, apparemment désordonnée et chaotique. Ainsi Le Jeune homme de sable s’ouvre-t-il sur une séquence parfaitement onirique, tandis que les premières pages de Wirriyamu ressemblent aux fragments juxtaposés et décousus d’un journal de bord. Même procédé utilisé par M. Baly, pour noter l’avancement des travaux de son école et faire état de ses comptes … et mécomptes.
En plus d’une page, réel et imaginaire se télescopent, sans qu’il soit toujours possible de faire la part de l’un et de l’autre, pas plus qu’il n’est facile de repérer l’identité des personnages qui, les uns après les autres, comme au théâtre, apparaissent au début de Wirriyamu. La topographie, nous l’avons déjà indiqué, peut osciller entre la plus extrême précision (l’avance des maquisards, dans ce dernier roman est minutieusement balisée, comme sur une carte d’état-major), et le flou le plus total (voir le cadastre incertain de la « cité » dans laquelle évolue le Jeune homme de sable).
La modernité de l’écriture de Sassine s’affiche également au moyen d’un certain nombre de procédés qui l’apparentent au « nouveau roman ». Ainsi, fréquemment, le narrateur refuse de se poser en instance stable et omnisciente d’un récit dont la caution est tour à tour assumée par un narrateur second, une «voix» qui monologue, ou encore des fragments d’information arrachés à la réalité : tracts, voix radiophonique, chants de griot, rêves et cauchemars, bribes d’une conférence (la conférence du Pr Wilfrang dans Le Jeune homme de sable), etc.
Ces collages n’ont d’autre ambition que de suggérer la complexité d’un monde en forme de kaléidoscope, ou, pour reprendre la métaphore stendhalienne, d’un miroir, mais celui-ci brisé, fragmenté, incohérent comme la réalité qu’il reflète.

… mais mathématique

Il ne faudrait toutefois pas en conclure que les romans de Sas sine sont écrits à la « va comme je te pousse », sans réel souci de composition. Ce serait grandement méconnaître et le talent de l’écrivain, et sa culture mathématique… A y regarder de plus près, on se rend compte, en effet, que les trois textes principaux, Saint-Monsieur Baly, Wirriyamu et Le Jeune homme de sable, répondent à une composition ternaire rigoureuse. Ainsi Saint-Monsieur Baly s’organise en trois temps : première phase, la retraite, suivie de la décision de retourner au village. Le camion qui emmène le héros et son épouse s’enlise dans la boue ; M. Baly y voit un signe du destin et décide de rester en ville. Dans un second temps, il réussit, à grand-peine, à construire son école, mais une cabale, conduite par ses ennemis, réduit son oeuvre à néant. Du fond de son désespoir, troisième temps, Baly retrouve goût à la vie, édifie à nouveau son école et est reconnu par la cité comme un bienfaiteur. Un hors-texte en forme d’épilogue nous apprend sa mort qui scelle définitivement sa gloire. Même schéma ternaire, nous l’avons déjà signalé dans Le Jeune homme de sable. Wirriyamu, enfin, est le récit de trois journées qui aboutissent à la convergence, en un même lieu, des troupes portugaises et des maquisards et qui se soldent par un impitoyable massacre. Le seul survivant, Kabalango, accompagné de la chienne Patience, reparaît à l’épilogue, intitulé « quelques mois plus tard », pour évoquer l’espoir, ambigû, du salut et de la délivrance.

L’amour de la vie, un métier

Il peut paraître étonnant d’écrire ce mot de salut au terme d’une analyse qui s’est attachée, sans complaisance, à dévoiler le monde d’oppression et de misère — physique et morale — dans lequel évoluent des personnages qui semblent sortir tout droit d’un cauchemar. Univers inquiétant, hostile, bien proche de la nausée — il faut noter l’importance des mouches, de la pourriture, des vomissures, en particulier dans Saint-Monsieur Baly — et qui pourtant, ne parvient pas à être tout à fait désespéré.
J’y décèle, au contraire, discrets, ténus, récurrents, les indices d’une foi en l’avenir qui me paraît être le résultat d’une double démarche de l’esprit. Lucidité, vigilance, d’abord, de façon à combattre tous les faux-semblants de l’aliénation, dont le moindre n’a sans doute pas été l’adoption de religions d’emprunt, l’Islam, le Christianisme, au détriment des divinités ancestrales. Sans verser dans le folklore de l’authenticité, Sassine paraît aller dans le sens d’une réhabilitation intelligente du passé dont la voix, insistante, se fait entendre en plus d’une page de Wirriyamu, de Saint-Monsieur Baly ou du Jeune homme de sable
Et puis, il y a chez lui un optimiste impénitent qui, en dépit des démentis que nous inflige quotidiennement la vie, se refuse à croire à la méchanceté radicale de ses contemporains. Comme le petit poussin de la parabole — encore un élément du bestiaire — qui cherchait, dans Saint- Monsieur Baly, à retenir le ciel en se couchant les pattes en l’air, «eu lieu de fuir », Williams Sassine estime de son devoir d’écrivain de témoigner, contre vents et marées, en faveur de la conscience et de l’humanité. N’est-ce pas lui, après tout, qui fait dire à l’un de ses personnages « on devrait faire de l’amour de la vie un métier. » ?

Note
. Entretien avec Jacques Chevrier — Jeune Afrique, n° 1 241 du 17 octobre 1984.