Le Camp Mamadou Boiro, l’usine de la mort

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Sékou Touré
Ce qu’il fut. Ce qu’il a fait. Ce qu’il faut défaire

Editions Jeune Afrique. Collection Plus. Paris. 1985. 215 p.


Mohamed Selhami
Le Camp Mamadou Boiro, l’usine de la mort

Des baraquements ordinaires. Des enfants dans la cour. Des uniformes. Un jardin potager. Un camp militaire comme bien d’autres ? Non. L’enfer.
Les baraquements abritaient les cellules de tortures. Le jardin était un cimetière, la fosse commune où ont été enfouis des martyrs, héros malgré eux.

J’étais en train de panser, à l’aide d’un vieux chiffon, la blessure d’un compagnon de cellule lorsque des cris venant d’assez près parvinrent à mes oreilles. Je n’y ai d’abord pas prêté une attention particulière, songeant à une bagarre entre les gardiens de prison ; cela arrivait souvent ». La voix saccadée, les yeux en larmes, Cheikh Ahmed Baldé raconte sa libération, le 3 avril, après quatre années de détention au Camp Boiro. « Soudain, j’entends le grincement des loquets. L’une après l’autre les cellules s’ouvrent. Trois gardiens armés, mais tout sourire, nous lancent : “Sortez vite, vous êtes libres”. Je me retourne alors vers mon compagnon stupéfait : “Adieu, notre tour est arrivé …” lui dis-je.
Mokhtar Baldé connaissait le procédé. Beaucoup sont morts après qu’on leur ait fait miroiter la liberté. « Car, lorsqu’on quittait la cellule, c’était pour disparaître à jamais ». Devant l’insistance de ses tortionnaires, Mokhtar Baldé eut ces mots : « Puisque mon heure a sonné, je me remets à Dieu ! » Tout à coup, une foule surexcitée criant « Liberté ! liberté ! » envahit le camp Boiro. « Parmi les gens un grand nombre de militaires dont — j’allais le savoir par la suite — le nouveau président, le colonel Lansana Conté, et son Premier ministre, le colonel Diarra Traoré. Ils sont venus, en personne, assister à la libération des détenus et principalement le commandant Abraham Kabassan Keita. » Ce dernier avait été arrêté deux mois avant le décès de Sékou Touré pour « complot contre la sûreté de l’Etat ». A sa sortie du Camp Boiro, le nouveau régime l’a nommé ministre de l’Energie.
« Devant ce spectacle qui frôlait l’hystérie, J’ai compris que cette fois j’étais libre pour de bon, mais je craque et je pleure… ». Premier geste de Mokhtar Baldé : il s’agrippe à un militaire et le couvre de baisers. Pendant ce temps, des jeunes envahissent les cellules et font sortir les prisonniers qu’ils porteront en triomphe. Tandis que les gardiens s’éclipsent l’un après l’autre discrètement, de peur d’être lynchés. « Mais les visages des manifestants ne reflètent pas de haine… ». Le temps est à la joie. Les compagnons de détention de Mokhtar Baldé, environ deux cents, courent et sautent. « Enfin ! pour ceux qui le peuvent… car beaucoup, à force d’être restés debout des mois durant, ont perdu l’habitude de marcher, sans parler des détenus qui, à la suite des sévices, ont eu les jambes paralysées ou amputées. Et il y a les aveugles, quelques dizaines. Ceux-ci retrouvent la liberté, mais pas la lumière du jour. »

L
L’un des attaquants du 22 novembre 1970, M.
Camara alias Thiam. Dernier regard sur la vie d’un
homme condamné à être pendu quelques minutes
après cette dernière photo. D’autres n’ont pu laisser
une dernière image à la postérité. Encore moins un
acte de décès.

L’unique hebdomadaire de Guinée, Horoya, décrit cette journée du 3 avril qu’a marquée, à la suite de la prise du pouvoir par l’armée, l’ouverture du Camp Boiro : « Pendant plus de deux décennies, le peuple de Guinée, labouré dans sa chair et son âme par des mains sanglantes, a connu le plus grand calvaire de son existence. Dans l’éclipse totale, il a marché en égrenant le chapelet de la faim, de la soif et de l’ignorance. Dépersonnalisé par une politique de chasse à l’homme, une politique d’individus tarés, avides de pouvoir personnel. Le peuple guinéen n’avait jamais goûté à un seul instant de bonheur… ». Ce bonheur, la foule qui a afflué au Camp Boiro l’a résumé en un cri : « Vive l’armée ! » En ouvrant les cellules de l’une des geôles les plus sinistres de l’univers, les militaires ont cherché à détruire le symbole — combien concret — de la terreur « sékoutourienne ». « Camp Boiro, c’est plus que l’enfer, c’est la fin du monde… », conclut en effet Mokhtar Baldé.
Ce fonctionnaire des Nations Unies était venu à Conakry, quatre ans auparavant, rendre visite à sa famille. « Dès mon arrivée à l’aéroport, la police m’a expédié manu militari, sans explication, au Camp Boiro. Le commissaire m’a accusé de « menées subversives » contre le régime. Ce qui était faux. Je pense que mon arrestation a été due au mépris que Sékou Touré et sa milice avaient pour les intellectuels… “Suivez nous au commissariat central, n’ayez aucune crainte, il s’agit d’une simple formalité de routine” m’a dit un officier de police. » Et Mokhtar Baldé de raconter son calvaire.
« Cette formalité de routine devait se traduire, après un bref passage au ministère de l’Intérieur à Conakry — une heure environ durant laquelle on m’a fait des photos d’identité — par une incarcération qui allait durer quatre ans. Arrivé au Camp Boiro, les policiers de l’aéroport me remettent au directeur qui, d’emblée, me demande de troquer mes habits neufs contre un vieux pantalon et une chemise en haillons. Ce directeur, Mamadouba Touré, ancien inspecteur de police est, d’ailleurs, toujours en poste, depuis cinq ans. Après que je me sois changé, le même directeur, sur un ton apaisant, m’assure qu’il est de mon intérêt de tout avouer. Avouer quoi ? Devant mon silence, il sort d’un placard, presque au hasard, un dossier d’où il tire une feuille écrite à la main. “De votre bureau de New-York, vous travaillez contre le pays. J’ai ici des rapports concernant vos activités subversives. Avouez que vous êtes un opposant”. Puis, n’attendant même pas que je réponde, il appelle un gardien et lui ordonne de me conduire à la cellule n° 16. Là, je me trouve avec une dizaine de détenus tous plus pitoyables les uns que les autres ». Les jours qui vont suivre apprendront à Mokhtar Baldé que la réputation du Camp Boiro en matière d’atrocité n’était pas le fruit de l’imagination de la presse, mais bel et bien une réalité.

Ecoutons le récit de M. Kaba, arrêté lui aussi pour « menées subversives contre la sûreté de l’Etat », un matin de décembre 1980. En entrant au Camp Boiro, il pesait 78 kg. Maintenant, ce poids est tombé de moitié. « Je ne faisais pas de politique. Je venais à peine d’ouvrir mon épicerie, dans le quartier Madina, à Conakry, lorsque deux miliciens me demandèrent de les suivre. “Pour interrogatoire” dirent-ils. Et c’est au Camp Boiro que je me suis retrouvé, les mains liées par une corde et les yeux bandés. » La raison de cette arrestation, Kaba la met sur le compte d’un milicien à qui il ne voulait pas payer la taxe syndicale. « Parce qu’un gendarme l’avait déjà précédé et qu’il n’était pas question que je paie deux fois. Et me voilà transformé en détenu politique au même titre que ceux qui ont osé contester Sékou Touré que soit dit en passant, je détestais. Dès le premier jour de mon arrestation, on me fait passer par la “cabine technique”. Jy ai souffert, atrocement souffert. »
La « cabine technique » est un lieu de passage obligatoire pour tous les détenus d’opinion. Une sorte d’échoppe de dix mètres carrés environ au plafond bas d’où pend une corde. Au milieu de la pièce, une immense table en fer et une gégène électrique de fabrication soviétique. Ces trois éléments constituent le matériel de torture, sous la lumière d’une lampe à pétrole. Comme les soixante-seize cellules du camp, la « cabine technique » ne désemplissait jamais. « J’ai appris à la connaître plus que ma propre maison », déclare un tortionnaire repenti.

M. Kaba raconte un de ses nombreux passage dans la « cabine technique » : « On commence par me déshabiller entièrement. Je me sens ainsi humilié. On m’attache les mains et les pieds avant de me mettre à plat ventre sur la table en fer. Ensuite, on branche un fil électrique sur mon orteil, et un autre fil sur mon sexe. Des fils reliés à une gégène qui, mise en marche, crache de fortes décharges électriques. J’ai l’impression que mon corps est la proie de millions de fourmis. Pour étouffer mes cris, le tortionnaire, un virtuose du sévice, m’enfonce brutalement un gros chiffon noir de saleté dans la bouche. Après les décharges électriques, on marque un arrêt de quelques minutes pour que j’avoue mes activités subversives. J’ai d’ailleurs l’impression que les “aveux” ne les intéressent guère. Ils veulent que je cite des noms, que je reconnaisse des faits que j’ignore. Par exemple, d’avoir fait parvenir à un cousin lointain exilé en Belgique des informations sur le pays. Ce cousin, je ne l’ai pas revu depuis quinze ans. J’ai fini par donner quelques noms de voisins du quartier et par reconnaître mes relations avec mon cousin. Je mentais, bien sûr, croyant ainsi qu’ils arrêteraient de me tourturer. Pensez-vous ! Les sévices ont redoublé. Après la pause, on me pend par les mains et les pieds. On allume un feu en-dessous de moi.
La peau de mon dos est dévorée par les flammes. Le supplice dure quelques minutes qui m’ont semblé une éternité. Certains prisonniers sont d’ailleurs morts calcinés sous les yeux de leurs tortionnaires. Après la corde, le supplice du pneu [de camion rempli de granit] qu’on pose sur mon dos alors que je suis à plat ventre sur des pierres tranchantes. C’est la terre entière qui m’écrase sous son poids… ».

Kaba, qu’on a ensuite installé dans une cellule de six mètres carrés avec six autres détenus, devait fréquenter la « cabine technique » vingt jours de suite. Très vite, il a faibli, à cause des sévices, mais aussi à cause de la « diète noire » : « Parfois on restait dix jours sans avoir à manger ni à boire. Certains, n’ayant rien à se mettre sous la dent pendant des mois, meurent réduits à l’état de squelettes. J’en ai vu dans ma propre cellule. Je n’oublierai jamais ces cris plaintifs et ces yeux qui ressortaient de cavités osseuses. Nous dormions tous debout, le sol étant souillé de selles et d’urines. Il nous arrivait d’en consommer ».
Kaba n’a toutefois pas connu la cellule dénommée « tête de mort » : quatre murs sans toit où l’on enfermait les opposants « dangereux » qui, à l’instar du plus célèbre d’entre eux, Telli Diallo, devaient périr à tout prix. Combien y en a-t-il eu ? Dix mille aux propres dires des tortionnaires. On en arrêtait deux cents par mois et il en mourait six par semaine, presque un opposant par jour.

Deux des quatre pendus du Pont Tombo. 25 janvier 1971
25 janvier 1971. Magassouba Moriba et Kara Soufiane Keita : deux desquatre pendus du Pont Tombo
Ces hommes étaient-ils à ce point criminels qu’ils ont réduit leurs compatriotes à l’indifférence de simples
spectateurs ?

Dans la « tête de mort », les prisonniers se retrouvent à cinquante. En pleine saison des pluies, l’eau envahissait la cellule, montant chaque jour un peu plus. Cela durait des mois. Certains mouraient noyés. Les survivants, agrippés aux cadavres, perdaient des lambeaux de peau quand l’eau se retirait. Sans doute avaient-ils à boire plus qu’ils ne l’auraient souhaité. Mais que pouvaient-ils manger ? Ceux que nous avons pu interroger ont toujours éludé la question ; tel Mokhtar Baldé qui doit sa survie à sa grande taille, 1,82 mètre « Mais je devais y retourner à la prochaine saison des pluies. Heureusement, le 3 avril… ».

Parmi les libérés, une femme, la quarantaine, qu’on avait mise à part dans une cellule où elle était torturée et, en plus, quotidiennement violée par les geôliers. Il y a également « Monsieur le doyen », doublement doyen : cet octogénaire a fait quinze ans de cellule. Lui, il avait fait de la « politique ». Il entretenait des relations avec ses trois petits-fils installés en Côte d’Ivoire. Tous des opposants à Sékou Touré. Pour les punir, le président défunt avait fait arrêter le grand-père. Quand celui-ci est sorti de Camp Boiro, une grimace perpétuelle lui tenait lieu de sourire. Comme beaucoup d’autres, il était devenu fou. Des petits enfants s’agrippaient à ses haillons. Mais lui, inconscient, poursuivait sa marche titubante. La marche de la liberté ! Avant de se perdre dans la foule, il a jeté un dernier regard sur la cité maudite, l’usine de la mort, le Camp Boiro.

Pourtant, vu de l’extérieur, ce camp ressemble à un paisible quartier populaire. Une centaine d’agents de la garde républicaine y vit, en famille, dans des maisons en préfabriqué et en dur. A longueur de journée, on voit des enfants s’adonner gaiement aux jeux de leur âge ; des vieillards assis en tailleur, à l’ombre des manguiers, parler de la pluie et du beau temps ; des femmes portant des habits multicolores attiser le feu sous des marmites ventrues, remplies de légumes provenant du jardin d’à côté… L’aire de culture la plus fertile de tout le pays ! Jouxtant les cellules, ce jardin a servi de cimetière — plutôt de charnier — pour les cadavres des prisonniers. « On creusait des fosses, et on les comblait avec les corps », révèle aujourd’hui un ex-tortionnaire.
Une cité dans la cité, ce Camp Boiro. Avec sa population, ses maisons, ses épiciers et ses marchands des quatre saisons, ses « hôtels », sa mosquée … son cimetière. Il doit son nom au premier « martyr de la répression », Mamadou Boiro. Cet ancien commissaire de police est mort en 1966, éjecté de l’avion à bord duquel il convoyait des prisonniers destinés au camp… On n’a jamais retrouvé son corps. Sékou Touré l’a immortalisé en baptisant Mamadou Boiro ce camp dont ses conseillers tchécoslovaques venaient de superviser la construction.