webGuinée Ethno-sociologie
Claude Rivière
Fétichisme et démystification. L’exemple guinéen
Afrique-Documents, Dakar, nos. 102-103, 1969, pp.131-168.
Lire également
- Guinée. Peuples de la Forêt
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- Les Kissi et leurs instruments de musique
- Les Masques Kono : leur rôle dans la vie religieuse et politique
- Les Hommes de la Danse
Il n’est pas prouvé que, dans un cadre coopératif adéquat, les religions traditionnelles ne puissent avoir un effet stimulant plutôt qu’obstructeur de la modernisation. Mais la Guinée socialiste, jugeant aliénateurs les animismes, s’y est attaquée dès l’Indépendance. L’originalité d’une telle expérience mérite d’être connue.
- Introduction
- Présentation des fétichismes traditionnels
- La mythique animiste : Puissances et Dépositaires
- Mânisme et totémisme
- Les techniques rituelles
- Féticheurs et sorciers
- Justification de la démystification
- Episodes d’une mutation : agonie et mort du fétichisme
- Raisons de la rapide éradication du fétichisme
- Les résultats psycho-sociaux d’une mutation brutale
- La crainte des fétiches ne joue plus comme garant de fidélité
- Fable et réalité du sacrifice humain
- Conclusion
- Annexe I : Fétiches Kissi
- Annexe II : Le Lokota
Introduction
Longtemps, l’évolution de l’Afrique avait présenté une allure singulièrement déroutante par son indécision. L’adaptation d’un style spécifique de vie à un système nouveau exigeait l’abandon de mythes, d’institutions, de moeurs, tissés par un commerce millénaire de l’homme avec le milieu et les choses ambiantes. A cet effet, plus violemment que le vent de l’Evangile ou du Coran, a soufflé celui de la révolution politique.
Le P.D.G., puissant artisan de l’intégration du guinéen dans la vie moderne, ne s’est pas replié devant les obstacles à son action. Afin de transformer les mentalités traditionnelles, en substituant aux fictions animistes d’autres conceptions estimées positives et épurantes, il s’est attaqué d’abord aux supports matériels des croyances : les fétiches, en les collectant, et au halo de secret qui en garantissait la puissance. Après avoir dévoilé au grand jour et à tous, les supercheries des mystificateurs, après avoir ordonné des autodafés de fétiches, le P.D.G. a poursuivi son oeuvre d’ébranlement des croyances par une propagande persuasive. La stabilité du régime prouve aux yeux du peuple la pertinence de son point de vue puisque les génies n’ont pu se venger de leur destructeur.
Mais dans quelle mesure une action de propagande démystificatrice a-t-elle pu détruire les croyances traditionnelles ? Quel niveau du psychisme a atteint cette démystification ? Y répondre est d’autant plus difficile que si les mythes, cultes, et sociétés secrètes sont connus, au moins partiellement, pour les peuples fétichistes de la Guinée, il n’est par contre aucune étude psycho-sociale de la profondeur des croyances, ni des voies de transformation du rite en folklore, ni des centres névralgiques du psychisme religieux qu’un acupuncteur politicien peut atteindre pour dissocier le numineux vécu du système socio-culturel qui l’enveloppe. L’analyse a posteriori de la dynamique des croyances et de la justification rationnelle d’une mutation, donnée par les tenants de la démystification, permettent néanmoins d’apporter quelques éclaircissements à ces questions en suspens. Notre attitude phénoménologique nous portera à appréhender le fait religieux moins comme une institution que comme système d’attitudes à la fois vécues et objectivement perçues, mais de plus en plus perçues comme du non vécu. Après la présentation de quelques clés d’explication du système et de l’enracinement des croyances, il s’agira surtout de l’histoire sociologique d’une modification des patterns (modèles).
Présentation des fétichismes traditionnels
Croyances aux génies et aux fétiches, culte des ancêtres, rites sacrificiels et initiatiques, puissance des sorciers, forment les pièces maîtresses des religions anciennes de l’Afrique occidentale, classées sous le terme générique d’animismes et que nous appellerons parfois fétichismes malgré le risque d’impropriété ; fétichisme étant le mot usité par les Guinéens d’expression française pour désigner leurs propres religions traditionnelles que le P.D.G. s’est efforcé de supprimer. En conservant cette appellation, nous ne prétendons pas ériger un aspect parcellaire du réel en principe explicatif total et définitif. Que le fétiche soit chose artificielle, fausse, fictive, charme ou maléfice, qu’il soit objet naturel fabriqué, factice, selon les deux étymologies portugaises : feitiço et fetisso, ne signifie plus pour l’ethnologue moderne qu’il soit divinité en soi, mais seulement réceptacle d’une force occulte et surnaturelle, emblème culturel de la présence d’un ancêtre, d’un génie ou d’un dieu, expression concrète de sa spécificité fonctionnelle.
Au risque de ne pas saisir l’unité et l’originalité du système religieux de chaque ethnie comme le ferait un ethnologue informé auprès d’un Ogotemmêli 1, nous procéderons simultanément à deux approches : l’une généralisante qui donnera sommairement la signification des fétichismes traditionnels, l’autre particularisante qui, par des exemples souvent inédits puisés en Guinée, rendra compte de la manière dont le fait religieux est compris, interprété et senti par les collectivités. Une théorie des religions traditionnelles, aussi bien que l’étude systématique des diversités religieuses, déborderait la présente analyse, nous nous bornerons à la présentation des phénomènes religieux essentiels cernés au niveau des croyances et à celui des comportements. Toute cette première partie décrit un état de fait daté d’avant l’indépendance guinéenne.
La mythique animiste : Puissances et Dépositaires.
Les religions africaines reposent toutes sur un théisme plus ou moins clairement conçu. Dans l’ensemble, on croit à un Dieu, créateur unique du ciel et de la terre, et dénommé par emprunt à l’Islam de manière identique, à quelques altérations près, dans les diverses populations :
- Allah, Allahou (Peuls, Malinké, Soussou et islamisés)
- Halla (Kissi)
- Yalla (Kono)
- Wala (Manon)
- Gala (Toma)
L’essentielle bonté de ce Dieu, dont la connaissance demeure syncrétique et confuse, rend inutile tout effort des humains pour se le concilier.
L’animisme se définit donc surtout comme la conception métaphysico-religieuse qui introduit une multiplicité d’êtres, construits sur le prototype de l’âme humaine, comme intermédiaires entre Dieu et l’homme génies créés, invisibles mais revêtant parfois des formes matérielles êtres puissants mais vaincus à l’occasion, par des forces compensatoires action d’un fétiche, prière d’un féticheur, magie d’un génie concurrent. Sous l’angle métaphysique, l’animisme signifie l’omniprésence des âmes ; sous l’angle psychologique, il symbolise une affectivité qui essaie de se dépasser par la justification. L’inventaire exhaustif et la classification logique de ses manifestations à l’intérieur de chaque ethnie sont rendus quasi impossibles par l’étonnant ésotérisme des mythes, l’insuffisante analyse de l’activité culturelle, la multiplicité des symboles mythologiques et l’encombrement des réponses d’informateurs par une imagerie plus ou moins fabuleuse.
Deux Toma, qui ont tenté d’analyser l’animisme de leur région : le Galafaï, c’est-à-dire la religion du Gelevholo-gala, insistent sur le monde des médiateurs hypostasiée. L’un d’eux distingue comme essentielles les croyances :
- aux puissances physiques de la nature représentées par des génies
- aux fétiches et gris-gris
- aux esprits des morts et à leur seconde vie
- aux sorciers cannibales, fantômes, revenants et esprits malfaiteurs 2.
L’autre remarque la division en deux mondes étroitement liés : le monde visible composé d’êtres animés et inanimés, le monde invisible qui comprend les génies et les esprits des morts, localisés également dans l’univers.
Parmi les génies (Inéguiti) le Toma distingue d’une part les génies tutélaires du canton, Zouïnegui, ou du village, Tainegui habitant les montagnes ou les eaux, et auquel le grand prêtre, Guizé-onui fait offrande d’une victime, consommée sur place par les assistants initiés, et d’autre part les génies occasionnels auxquels on ne rend pas de culte.
Les mythes mentionnent aussi des génies malfaisants auxquels sont attribuée tous les malheurs. Ils apparaissent sous forme d’étrangers lors de grands rassemblements de population, aux fêtes et aux funérailles. Ce sont eux qui, en couchant avec les femmes enceintes tracassées par des songes, engendrent des enfants monstres, iné doïn (fils de génie). Contre ce danger, les femmes se protègent par des amulettes appropriées. Magiciens et devins ont pouvoir d’annihiler les méfaits des génies par des incantations au saléï (étymologiquement : médicament, par dérivation : fétiche, demeure des génies) 3.
Réflecteurs des rapports d’existence des hommes entre eux, les mythes signifient aussi les relations des hommes en groupe en face du monde. Ils expriment concurremment la situation géographico-historique d’un groupe et la condition psycho-sociale de ses membres. Les cuItes animistes du littoral sont polarisés par la domination de l’élément liquide. En Basse-Guinée, l’existence du génie des eaux, Sata-Bo, est attestée tout le long de la côte. Il peut revêtir la forme d’une souris, d’une chaise, d’un serpent, d’un tronc d’arbre. Généralement, dans la région du Nunez, qu’a marqué l’arrivée des européens, on le représente par un côtre blanc monté par des Blancs armés. A Conakry et en Mellacorée, comme sur tous les rivages du Golfe de Guinée, subsiste la crainte de Mami Wata. Déesse des eaux, semblable aux sirènes antiques, Yombofissa est figurée par un buste de femme, une queue de poisson, et entourée de ses enfants. En de nombreux villages, on révère aussi le crocodile.
Les luttes pour l’implantation et pour la résistance aux envahisseurs peuls et mandingues y ont laissé vivace la vénération du dieu de la guerre : Karagba. Chez le Baga-foré, le culte du Bansonyi a remplacé celui plus primitif du Bari. Gnandou, Bélékéti, Kaklembé sont aussi à ranger parmi les génies les plus puissants de la région 4, desquels dépendent toute une hiérarchie de génies secondaires : petits et grands, masculins et féminins. Beaucoup de ces génies remplissent une fonction bien spécialisée (interrogation, consécration, rachat, protection, thérapeutie, purification, codification de la vie religieuse, exercice d’une « profession » déterminée … ), ce qui favorise la prolifération des autels. En tant que délégué de Dieu, le génie est auteur de la déontologie ; en tant que médiateur. il assure l’efficacité du sacrifice ; en tant que participant intensément au numineux, il réclame vénération.
A l’image des humains, les génies occupent certains lieux. Aussi, dans l’espace écologique, des nœuds vitaux concentrent-ils le potentiel énergétique du numineux. Le lieu sacré, dont la détermination n’est jamais laissée au hasard, matérialise le contact entre les dieux et les hommes, entre le profane et le sacré :
- c’est l’autel de case, ou la tombe sacrificielle, dite Wazi chez les Toma, recouverte de pierres plates et bordée de pierres levées ;
- c’est l’autel de village comme le tertre du Souma-kouré de Dubréka, séjour des génies de la région, auxquels les Soussou viennent présenter une calebasse de riz blanc, un oeuf, une gourde de vin de palme pour que cesse la stérilité d’une femme, qu’un succès soit obtenu dans l’année, qu’une famille prospère matériellement (chaque groupe familial est maître de sa liturgie) ;
- c’est le coin de clairière réservé aux sacrifices des forgerons et des chasseurs ;
- c’est la grotte de Kakimbon ou la montagne sainte du Kakoulima pour les Baga du Kaloum ;
- c’est la forêt sacrée, sanctuaire par excellence du grand génie de l’initiation et du tatouage 5.
Quant au phénomène naturel mythifié : fleuve du Dioliba en pays malinké, fromager centenaire chez les Baga, il s’assimile au mythe ou se spécifie dans une cosmologie imprégnée par le mystérieux. L’homme situé dans un point de l’univers y fait vivre ses fictions anthropomorphes.
A côté de ces éléments matériels de culte qui répondent à une vocation religieuse, d’autres conçus comme des emblèmes de la puissance et de la grandeur, malgré leur aspect humble ou grossier, hypostasient concrètement la divinité. Par le truchement du symbole, les fétiches créent la participation du visible à l’invisible et concentrent des forces reliées au numineux. Ainsi la pierre phallus de Benty condense un potentiel de fécondation. Le pomdo kissien supporte et rend présent l’ancêtre. Le héla-hen guerzé, charge de pierre suspendue par une liane à l’entrée d’une case, la protège des rôdeurs nuisibles.
La polyvalence du terme « fétiche » répond assez bien à l’usage constant qu’en font les noirs pour désigner de manière syncrétique toutes les manifestations matérielles de puissances occultes. « Un bois sacré est fétiche, un masque, une statuette, une case, la moindre chose insolite sont fétiches. Les Sosso, ceux du moins qui ne sont pas musulmans, se disent kuyé-batula, ce qui signifie adorateurs de kuyé. Kuyé désigne les esprits, tout ce qui est invisible et immanent mais dont le souffle même peut être perçu par l’homme. Kuyé est ce qui vit dans un bois sacré, ce qui repose dans un masque, dans une pierre, c’est aussi l’ancêtre qui a quitté les vivants et qui réside dans la petite hutte retirée du village, où ses parents conservent sa lance et la tasse dans laquelle il buvait son vin de palme. Sont des kuyé également, divers génies dont l’identité est bien connue comme Ninginangé et Sogoli qui sont plus craints qu’adorés. » 6
La nature de ces fétiches et leur rôle dans la vie courante, un kissien, dont nous avons rassemblé les informations, nous les a décrits pour ce qui concerne sa propre ethnie (cf. Annexe 1).
Ces exemples témoignent de l’extrême diversité des fétiches acquis par découverte, par don, par héritage, par achat ou par fabrication. En ce qui concerne la structure du fétichisme, la manière dont on se représente la puissance semble secondaire. On se borne d’ailleurs souvent à la présupposer dans le fétiche. Ce pur dynamisme n’implique alors aucune représentation d’esprit ou de dieu. Considéré dans son type idéal, c’est-à-dire comme foi dans l’expansion de la puissance résidant en une chose, le fétichisme paraît être une des formes les plus archaïques de la pensée religieuse, comparable à certaines structures de la mentalité infantile.
Parmi les objets pourvus de puissance, la première place revient sans doute au masque à la fois symbole, support, figuration et actualisation anthropomorphique du numineux.
Toutes les sociétés animistes guinéennes font usage du masque. Simulacre de nature sacrale, le masque participe, en symbiose d’ailleurs avec son porteur, au pouvoir surnaturel de l’entité, ancêtre ou génie, qu’il représente. Il reste craint même lorsqu’il intervient comme divertissement dans les festivités publiques (Doudou en pays baga). Par-delà son appartenance à l’ordre des choses matérielles, puisqu’il est fabriqué la plupart du temps en bois et fibres, sauf le cas de certains masques malinké en peau et poil (Kondén), il est saisi comme émanation du sacré. Les mythes le disent souvent découvert par les ancêtres dans le sol ou dans l’eau, démontrant par là son caractère de support des divinités telluriques ou aquatiques.
La diversité des masques étonne. Chez les Toma simplement, on peut échantillonner parmi les plus courants des assesseurs des esprits dont les deux premiers sont les plus redoutés parce qu’ils révèlent les crimes de sorcellerie, les empoisonnements et les adultères :
- Gbakologi mâle et femelle
- Niangéi à la large et plate face sans bouche, surmontée de cornes
- Masaoré semblable à une toiture de chaume
- Zavérégi sans tête et couvert de franges de raphia
- Laniboï monté sur des échasses et coiffé d’une cagoule pointue
- Onilégagui à la face blanche et au corps recouvert d’un manteau de plumes d’oiseau
- Zowoafwi
- Gazulégi
- Komagi, etc.
En pays Kono, B. Holas 7 a recensé une quinzaine de masques différents des deux sexes, destinés aux rites guerriers, aux rites agraires, aux cérémonies d’initiation, dont :
- le terrifiant Nyomu kine Gbloa, à la mâchoire dentée, mobile, et à la longue barbe en poil de singe
- le Nyomu Lébé qui se déplace par petits sauts lourds, pousse de légers coassements de crapaud, danse pour faire venir la pluie
- le Nyomu Kwuya l’échassier
- Nyon Néa mère des initiées
- le Dzogo-mu, grand maître des masques dans chaque village, le gardien de leur rituel.
Le masque, en tant que symbole des génies et des ancêtres, assume des rôles sociaux importants tels que :
- la personnification du code moral auquel il prête son hiératisme
- la protection et la sanction des lois coutumières
- la surveillance de la transmission de ces lois
- le maintien de la suprématie de la société des hommes sur celle des femmes
- l’initiation à la sagesse et à la science des anciens
Un exemple l’illustrera, puisé dans un texte inédit du Père M. Martinière, et écrit en 1928 (cf. Annexe 2).
Rien n’autorise donc à croire qu’on adore le masque sacré, le lieu de culte, résidence des génies, ou le fétiche matériel, comme divinité. Qu’il n’y ait pas contamination dans l’esprit du vulgaire, la chose est difficile à nier, d’autant qu’un même terme peut définir polyvalement le sanctuaire, l’autel, le génie, sa figuration matérielle et sa force spirituelle, et d’autant que, chez les âmes simples, la connaissance du récit mythique, le trouble et la terreur, peuvent faire glisser le culte du numineux vers l’adoration de l’objet représenté, comme le python magique : ninginangé des Soussou dont la légende court plus ou moins déformée à travers toutes les ethnies guinéennes 8. N’est-il pas jusqu’au christianisme où le formalisme du rituel engendre usure, satiété, et favorise l’hagiolâtrie ou l’iconolâtrie, par un mécanisme de transfert du signifiant au signifié.
Grâce à cette contamination, le P.D.G. a pu, en brisant les figurations matérielles, support du numineux, ébranler sinon faire péricliter tout le système. Le déviationnisme des plus frustes a servi la cause du parti. Il reste que la croyance en l’omniprésence des forces spirituelles ayant survécu en partie aux autodafés de 1959 à 1961, les techniques de protection : amulettes, talismans, gris-gris personnels ont été conservés pour combler le vide laissé par la suppression des grands fétiches de l’ethnie. Mais, que le P.D.G. se soit attaqué depuis si longtemps aux figurations matérielles des puissances d’en-haut : masques et fétiches, sans mesure de rétorsion de la part des génies, prouve à tous la supériorité de sa force et simultanément ébranle la foi dans la vertu des protections individuelles.
Mânisme et totémisme.
La personnification de la vie, apparue dans la croyance aux génies et aux fétiches, s’affirme avec le culte des ancêtres. Selon la croyance toma, l’esprit vit dans le corps et s’en sépare après la mort pour aller rejoindre les esprits des anciens défunts dans l’autre monde, où ils mènent une existence semblable à celle des vivants, souffrant de la faim, de la soif, du froid, se retrouvant au milieu de leurs biens et de leurs amis décédés. D’où les cérémonies funéraires et les rites d’immolation d’animaux, de dépôt d’aliments sur les tombes, d’offrandes de boissons. Parfois le défunt est inhumé avec ce qui lui a servi ici-bas : la crosse du fusil d’un grand chasseur kissi porte sur le cadavre, tandis que l’extrémité du canon émerge du sol de la tombe.
Cependant, l’accès pour le mort à ce monde s’opère après une épreuve : la traversée de la rivière kpudé ziamazui qui s’effectue trois jours après le décès pour la femme, quatre à sept jours pour l’homme. Afin de faciliter au défunt cette épreuve de l’au-delà, sa famille doit immoler un poulet à ses funérailles, sous peine de le voir devenir govémotaï (esprit-sorcier en errance continuelle et misérable, importunant sans cesse les vivants qui l’ont négligé).
Une fois intégré au monde des morts, les esprits nourris par le viatique des sacrifices funéraires acquièrent sur les vivants une puissance redoutable. Ils veillent à l’exécution de leurs volontés et châtient les désobéissants. On leur adresse des sacrifices réguliers, et eux-mêmes peuvent en réclamer s’ils s’estiment oubliés. Lorsque survient un malheur, le devin consulté en attribue généralement la cause à l’âme tourmentée de tel ou tel ancêtre et prescrit des sacrifices pour apaiser la colère de l’esprit du défunt. On conçoit que les lares qui matérialisent les ancêtres (pomdo du Kissi par exemple) 9 soient l’objet d’un culte particulier. En région toma, des guinzé (monnaie faite d’une tige de fer aplatie à une extrémité, formant deux crochets à l’autre) marquent sur les tombes l’emplacement de la tête et matérialisent l’esprit du mort. Qui veut s’attirer les faveurs d’un défunt cher, lors d’un déplacement, doit offrir un sacrifice sur sa tombe et emporter avec lui un ou deux guinzé auxquels il rend le culte dû aux mânes 10. C’est de la région toma que les Kissi disent tenir trois grands cultes de vénération des ancêtres et des morts qui se partagent ainsi géographiquement :
- le Toma Bendou (grand toma) au nord et à l’ouest de la région de Kissidougou
- le Sokoa à l’ouest et au sud
- le Pokina à l’est, qui est le grand rite des Toma du nord introduit presque sans modification.
Ces cultes traduisent tous le sens de la continuité sociale. Au-delà de la mort, l’ancêtre-géniteur se rapproche de ses descendants, tantôt symboliquement comme chez les Kono, tantôt ontologiquement comme chez les Toma 11 ; il légifère à travers la voix des anciens, surveille par son double spirituel, intercède pour l’homme du clan devant la divinité. Tandis que sa mémoire, en tant qu’individualisée, assure la perdurabilité du village, la mort de l’individu moyen provoque simplement pour celui-ci la médiation de l’individuel vers le collectif.
En Forêt, la majeure partie de la vie religieuse gravite autour du culte des ancêtres, ce qui a pour conséquence évidente de réduire à la descendance le groupe des vénérateurs, et de faire de la femme, objet d’échange matrimonial, une sorte d’étrangère au lignage ignorée par les ancêtres. Chaque famille restreinte s’adresse directement aux ancêtres, mais le culte collectif, qui regroupe à certains jours les familles de la lignée et parfois celles qui lui sont alliées, est rendu par des patriarches ou des prêtres spécialistes du culte des génies protecteurs et des mânes. Chez les Toma, les Taalabé et Zuilabé (neveux du village ou du canton) ont cette charge héréditaire et prétendent descendre du neveu du premier chef qui a reçu la terre en usufruit du génie lui-même. Sans le respect de l’ordre établi par les ancêtres, la société tribale se penserait vouée au chaos et à la disparition.
Le système totémique possède des fonctions assez semblables au culte des ancêtres, mais il paraît être en marge du domaine du numineux pur. La parité de destin entre l’homme et son totem engendre, par la même participation chez tous les membres du phylum clanique, à la fois des affinités électives entre certains vivants et une cohésion sociale autour de la puissance vitale et procréatrice de l’ancêtre auquel le totem est lié par un pacte mythique.
Lévi-Strauss 12 a dénoncé la confusion due au rassemblement sous le nom de totémisme de croyances et coutumes complexes et hétérogènes. Les désaccords ont trait soit au type d’affinité que le totémisme suppose avec l’animal éponyme du clan, soit au mode de rattachement généalogique à l’ancêtre et aux liens de parenté qu’il crée dans le clan, soit aux significations des relations rituelles qu’il engendre, soit à la généralisation de certains tabous, alimentaires et matrimoniaux… Lévi-Strauss, qui y voit une conception du passage de la nature à la culture, l’interprète seulement comme l’illustration particulière de certaine modes de réflexion, notamment de la mise en relation idéale de deux aérien, l’une culturelle, l’autre naturelle, en chacune desquelles on distingue un mode d’existence collectif et un mode d’existence individuel.
Pour le Guinéen, le rattachement au tana (foula) n’téné (malinké et soussou) s’entend surtout comme obligation d’alliance fraternelle entre membres du clan et comme proscription d’une certaine endogamie. La rigueur des interdits alimentaires (Beavogi vient de vogi : qui ne mange pas, bea : biche, Goépogi de vogi et goégi : buffle blanc) s’était déjà atténuée avant l’indépendance. Pour les voyageurs et les écoliers étaient levés temporairement les tabous de certaine totems principaux et celui de presque tous les totems secondaires. Le père Guilavogui Gamé (du clan du chien) excusa son fils de huit ans d’avoir mangé par mégarde de l’escargot chez un ami, et sa fille d’avoir bu du vin de palme (qui, de même que le miel et le silure sont des totems secondaires de la famille) et les assura d’aucune représaille de la part du totem. « Cette autorisation de consommer temporairement certains totems que donnent les parents à leurs enfants, pour leur faciliter l’existence, s’accordent presque toujours pour la vie, car ceux qui la donnent deviennent par la suite incapables de la reprendre. Il s’ensuit que de plus en plus le totémisme n’est rigoureusement respecté et suivi que par des casaniers et tend à disparaître progressivement. » 13
Ceci peut s’expliquer par le fait que ses impératifs ne portent pas la marque du catégorique de la prescription religieuse. Le totem connote seulement une portion privilégiée de la vie : la vie génétique, et implique, par un jeu de participation, l’insertion de l’homme dans sa lignée et sa culture, et par-delà l’ancêtre, dans les catégories cosmologiques, c’est-à-dire dans la nature.
Les techniques rituelles.
Les religions du terroir, en unifiant toutes les forces naturelles et supernaturelles, engagent toutes les créatures dans l’équilibre de la création, sans interdire à l’homme l’appropriation de l’univers par la technique, la magie et le rite religieux curieusement contaminés. Le rite plus particulièrement sert à la capture d’une puissance émanée du sacré. Qu’il soit d’adoration, d’impétration, de commémoraison ou de passage, il comporte généralement un sacrifice, notamment dans les cérémonies collectives, où la force libérée par le sacrificateur passe à travers chacun des participants. Le moment capital de la liturgie de participation se produit à l’issue de toute grande fête lors du repas communiel. La consommation de la victime sacrificielle vise le maintien de l’unité et de la pérennité du groupe, soit du groupe des sociétaires initiés, pour ceux qui, par exemple en pays baga, « mangent le Simo, le Matyoli, le Bansonyi, le Kaklembé », soit du groupe villageois qui y participe, à certaines périodes, notamment à la fin des récoltes. En région soussou, la fête du Yédokho se clôt par une telle communion, de même que la cérémonie du Won kha Souma Kouré ki près de Dubréka. Cette dernière consistait en un sacrifice aux génies du Souma Kouré. Un lundi ou un vendredi du début de la saison sèche — la date en était fixée par un conseil de notables, gardien des coutumes — la population se rassemblait au son de la tabala. Les griots avec leurs balafons et leurs tam-tams rythmaient les danses accompagnant la préparation : abattage de deux ou trois boeufs, et la consommation des aliments : calebasses de riz, de colas, estagnons de vin de palme. Tous ces aliments devaient être consommés entièrement sur place. En ramener au village aurait entraîné le refus par les génies des faveurs sollicitées : prospérité, bien-être des familles, succès dans les récoltes de l’année. Durant les réjouissances et danses qui suivaient jusqu’à la tombée de la nuit, le rituel imposait une mutation passagère et apparente des sexes : les hommes se travestissaient en femmes et les femmes en hommes, la substitution d’une personnalité complémentaire temporairement ambivalente jouant ainsi pour l’équilibre social. Dans d’autres fêtes, celle du Yédokho par exemple, apparaissait davantage l’aspect de répétition du temps mythique, de renouvellement de la fécondité du monde et de restauration des énergies fatiguées 14.
Chez les chasseurs (doso en soussou), l’observance des rites était impérieuse, pour qu’ils accaparent à leur profit la force vitale de l’animal libérée par sa mort. La corne de la première antilope que tue un chasseur, dépôt précieux de ses chances, le prémunit contre les puissances de la brousse qui mettraient sa vie en péril 15. Dans le même but, il s’enduit le corps de médicaments. Les chants soussou sankhé évoquent abondamment les rites de conciliation au départ du chasseur : salut au père qu’il quitte, salut à l’oiseau protecteur du gibier, salut à la brousse gardienne de la vie animale, salut en termes élogieux à l’animal visé : « vénérable grand-père ».
Plus marquants que les rites et sacrifices qui ponctuent les étapes annuelles de la vie des chasseurs et des agriculteurs (consécration de la terre, sacrifices des semailles et des récoltes, offrandes des prémices), plus importants que les cérémonies collectives par lesquelles sont fêtés les ancêtres des clans fondateurs (les moins visées par la démystification, sauf en tant qu’occasion d’énormes dépenses somptuaires), d’autres rites liés aux manifestations des grands fétiches et à l’initiation collective, permettent d’accroître la force vitale d’un groupe restreint et sa puissance coercitive.
L’initiation est à la fois épreuve physique, stage de formation à la vie d’adulte, mode d’accès aux vérités secrètes, permis d’entrer dans la vie sexuelle, intégration à la communauté des vivants et des morts. Chez les Coniagui et Bassari comme chez les Guerzé, Toma, Kissi, Kono, la circoncision pratiquée vers dix ans ne fait l’objet que d’une petite fête familiale. La véritable initiation est celle du tatouage qui avait lieu vers dix-sept ans et durait autrefois jusqu’à sept ans en forêt. L’initiation des adolescents se déroule selon un schéma classique :
- réclusion dans la forêt sacrée
- épreuves d’endurance
- brimades de la part des aînés initiés
- flagellation
- lacération du dos à coup de griffes
- batailles au gourdin 16
- gavage de nourriture
- enseignement technique, médicinal, civique et religieux
- tatouage et mort mystique de l’adolescent mangé par le grand esprit
- Numba des Coniagui
- Simo des Nalou
- Nimba Fouri des Baga de Monchon
- Afwi des Toma
- Nyomu des Guerzé …
- résurrection fictive et imposition d’un nouveau nom
- convalescence
- révélation du langage sifflé et tambouriné
- sortie rituelle du camp d’initiation
- danses et festins villageois 17
L’idée maîtresse est celle du passage à un état social parfait, par la succession mort-renaissance. A l’issue de la longue retraite qui a forgé un esprit de camaraderie solide, la fraternité des jeunes initiés de la même classe d’âge assume une fonction importante dans le village autant comme association de travailleurs que comme groupe de police villageoise. Les brigades civiques et les milices populaires dans la Guinée nouvelle reconduisent ces traditions dans un esprit différent.
Féticheurs et sorciers.
Le responsable du rite agissant officiellement ès-qualité, joue un rôle de révélateur et de porteur d’une Puissance surhumaine.
Avant tout sacrificateur qui renforce la puissance de l’offrande et en recueille souvent les bénéfices, le féticheur, connaisseur des rites opératoires et des erreurs funestes, sert de trait d’union entre le numineux et le profane. Pris dans le nexus que la religion établit entre les multiples dimensions des êtres spirituels, des personnes humaines, des animaux et des choses, il a pour fonction de rendre présent la nature au surnaturel et inversement. Il se sert du tremendum pour mieux se ranger au regard du vulgaire dans le halo du fascinans.
Il n’est pas douteux que certains ont exploité pour des buts égoïstes l’objectivité de leur service officiel, et qu’à leur imposture soit attribuable une grande partie des représentations et institutions religieuses. Mais, pris dans le contexte de son office, l’auteur en oublie qu’il joue un rôle et ajoute foi à ce qui semblerait à d’autres supercherie. Le consensus collectif sert de support comme l’a montré Lévi-Strauss 18 aux croyances et du magicien et du patient. Mais l’action du magicien supporte des limitations dans sa gamme d’intervention comme dans son degré d’efficacité. Il se peut que le magicien en vienne à désespérer de sa propre puissance tout en croyant à celle d’autrui. Les insuccès dans l’exercice de son office, il les attribue alors soit à l’oeuvre opposée d’un magicien plus puissant, soit à une récession de sa propre puissance. L’échec n’est donc pas correcteur puisqu’il peut s’expliquer par une contre-magie ou par l’oubli. Sans doute convient-il de distinguer le prêtre spécialiste d’un rite, du devin, du magicien et du sorcier. Mais en Guinée l’interaction magie-religion est particulièrement fréquente. La magie connue comme technique licite insérée dans l’ordre des choses est mêlée, comme la divination, au rituel religieux. Le magicien peut d’ailleurs faire office de devin lorsqu’il révèle un coupable ou interprète par des signes, l’acceptation ou le rejet d’un sacrifice par le génie ; il est prêtre (ou ministre du culte) lorsqu’il sacrifie à son fétiche, guérisseur lorsqu’il propose un traitement ou une recette empirique pour soigner une maladie. La distinction relève surtout d’une convention de vocabulaire. Dans le terme de féticheurs unité en Afrique occidentale, ces diverses fonctions sont Inclues. Un Toma en donne ainsi la conception de son ethnie :
« Tout possesseur d’un fétiche est sorcier de ce fétiche. Mais de même qu’il y a petits et grands fétiches, il y a petits et grands sorciers. On peut devenir sorcier de n’importe quel petit gris-gris, soit par achat ou don fait du gri-gri. Mais le titre de grand sorcier qu’il convient d’appeler ici sorcier-magicien ne s’achète ni ne se donne : il peut s’hériter, et l’on naît sorcier-magicien. Ce grand sorcier est un homme de grand « génie », qui pauvre ou riche, jouit dans la société toma d’un grand prestige, car c’est lui qui peut commander à son « génie » par l’intermédiaire des fétiches qui l’incarnent, tel ou tel acte, bénéfique ou maléfique, d’où la crainte, l’amour et le respect, parfois forcés, adressés à ce grand sorcier magicien. Les grands sorciers magiciens sont les maîtres des initiations qui font partie des coutumes : initiation de la circoncision, initiation du tatouage ; et de ce fait, les génies des sorciers magiciens deviennent aussi des génies de la tribu, qui ont pouvoir sur tous les membres de la tribu, obligés de subir toutes les initiations pour devenir membres accomplis de leur société. Quand le sorcier-magicien porte le masque de son génie, il devient lui-même l’incarnation de ce génie… » 19
Le magicien fait aussi office de devin (se-mato : voyant, en soussou – tulukpemu, en guerzé). On le consulte en forêt sur l’issue d’une entreprise, la manière de réussir dans une affaire, le moyen de vaincre une adversité, la cause d’une maladie, la signification d’un rêve, l’avenir d’un enfant, la nécessité d’un sacrifice… Il y répond par divers procédés :
- inscription linéaire sur la cendre ou dans le sable
- position et dénombrement de cauris, galets, coques de noix de palme, colas
- écoulement de l’eau d’un canari (méthode existant chez les Coniagui comme chez les Toma)
- étude des horoscopes, oracle des songes, etc.
Au maintien du prestige des devins a contribué la connaissance de certaines de leurs prédictions, dont l’annonce de l’arrivée des Blancs, il y a plus d’un siècle :
— « Nous allons recevoir des étrangers dont la couleur de la peau diffère de la nôtre »…
Aussitôt après la seconde guerre mondiale, Siazignan, l’oracle de canton de Woïbalaga aurait prédit, bien avant l’heure, après l’adoration d’une montagne, le départ des Blancs et la modification de la carte du pays :
— « On va ajouter des cantons à d’autres ».
Le message ne fut pas accueilli sans inquiétude : aucun canton ne souhaitait être amoindri, a fortiori supprimé. La prédiction se réalisa lors de la suppression des chefferies en 1957, par un nouveau découpage des circonscriptions.
Quoique les Guinéens distinguent mal devin, magicien, responsable des rites, ils sont par contre unanimes à classer à part les sorciers-malfaiteurs. Ce que nous appelons habituellement la sorcellerie n’est pas une technique mais un état. Le sorcier, monstre psychique, agit à son insu et peut n’apprendre son état que par des accusations publiques. Il est alors tenu d’assumer son personnage. On le croit mangeur d’âme, affligé d’un double doué de pouvoir surnaturel, capable de nuire à la substance interne des semences, de faire périr ses proches, de se transformer en animal. Chez les Toma, ce sont la plupart du temps des femmes qui sont ainsi accusées de sorcellerie. La prolifération des sorciers durant l’époque coloniale apparaît à beaucoup d’ethnologues être l’indice de l’angoisse provoquée par la destructuration sociale. Elle sert d’argument à une sociologie du conformisme social et de l’accusation des fauteurs de trouble. L’établissement d’un responsable innocente les autres hommes et soulage la société. De la destruction bénéfique des sorciers résulte à la fois le salut collectif et l’équilibre social.
Si l’on range uniformément sous l’appellation de fétichisme les manifestations de la religion, de la magie, et de la sorcellerie, comme le fait l’esprit syncrétique du Guinéen, on admettra que la pluralité et les conflits au sein même de la religion animiste en constituent une marque d’infériorité voire d’aliénation.
Justification de la démystification
Si l’on estime secondaire sociologiquement, ou du moins inclus dans l’aspect social, l’intégration de l’individu au cosmos vérifiée par les systèmes classificatoires, les croyances totémiques et les correspondances, la religion traditionnelle semble primordialement ordonnée à l’appartenance de l’individu au monde social. Elle répond à cinq fonctions principales :
- Réorganiser l’équilibre des forces spirituelles afin d’affermir la prépondérance de l’ordre métaphysique, moral et social, qui avait jusque là valu la stabilité de la société.
- Assurer par le culte de l’ancêtre la continuité du phylum social en relation avec la filiation clanique.
- Favoriser la fécondité de la nature : terre, eau, plante, animal… de laquelle l’homme tire subsistance.
- Multiplier les contacts avec les génies et les morte qui garantissent la perdurabilité du village.
- Satisfaire des besoins matériels tels que richesse, santé et paix pour soi et sa famille.
L.V. Thomas propose d’entendre les rapports entre religion et vie sociale de la manière suivante :
« Tout d’abord la religion dépend directement des cadres sociaux qu’elle exprime et l’on retrouve effectivement dans les systèmes religieux africains les particularismes et les conformismes un peu désuets, l’aspect totalitaire et relativement statique, le souci de défense (société close), l’ordre des préoccupations matérielles (religion de chasseurs, de cultivateurs, de nomades … ) ; caractéristiques indiscutables des sociétés négro-africaines… Ensuite, la religion en tant qu’institution modèle la structure sociale : elle Imprime au groupe sa hiérarchie (degré d’initiation), elle organise une multitude de sous-groupes à fonctions bien définies (sociétés secrètes à caractère initiatique, sociétés ouvertes), elle codifie certaines activités (celles du prêtre, du magicien, parfois aussi celle du travailleur). » 20
Ce qui semble à l’ethnologue être un système harmonieux paraît à juste titre, au politicien de la société nouvelle constituer un handicap fondamental à la dynamique de l’histoire moderne.
- L’équilibre statique de l’animisme lié à l’infrastructure archaïque est synonyme de stagnation. Trop soucieuse de maintenir la permanence du phylum social, la religion traditionnelle aboutit à la sclérose culturelle.
- Le particularisme et l’ethnocentrisme étroit nuisent à l’intégration nationale : la pluralité ontologique des panthéons et culturelle des religions s’oppose aux volontés d’unification. Dépasser les conflits entre les autels et les génies qui masquent mal les oppositions entre les individus et les communautés, devient une condition primordiale de l’entente au niveau de la société globale.
- Le formalisme et le conformisme pèsent autant que les superstitions contre l’adhésion à une doctrine où l’esprit importe plus que la lettre : rituels et interdits paralysent alors l’activité.
- Il est impossible à deux totalitarismes si nettement tranchés, celui de la religion ethnique et celui du parti national de coexister ; le plus fort écrase l’autre. Impossible aux nouveaux maîtres de supporter l’exercice par les chefs traditionnels, magiciens et grands prêtres, d’une autorité concurrente, très souvent opposée et inhibitrice du progrès.
- A un ordre de primogéniture et de séniorité, une société démocratique se doit de substituer une hiérarchie, non plus authentifiée par un pouvoir gérontocratique ou une origine mythique, mais basée sur la compétence et la sélection des plus capables sans considération d’âge, de sexe, de profession ou d’ethnie. Aux jeunes les plus dynamiques, il sera donné autant de chances qu’aux personnes mûres. L’initiation est celle du parti.
- Il serait injuste de méconnaître combien les sociétés initiatiques et les confréries ont réalisé la promotion à la fois morale et religieuse, mentale et physiologique, d’individus définitivement associés en classes d’âges. Néanmoins les exigences de construction d’un état moderne appellent le relais de ces formes d’éducation par l’école et l’information objective, aptes à former l’individu à ses nouvelles tâches exigeant technique et rationalité.
- Une politique égalitaire implique aussi une juste pondération des droits et devoirs de chaque sexe. En Afrique, sexualité et fécondité ont un sens religieux d’une indiscutable portée. La sexualité est projetée dans l’univers, comme il apparaît dans des phénomènes tels que les transferts de fécondité par la femme dans les rites agraires, les représentations du phallus dans la pierre levée des Mandenyi, fichée au pied d’un tronc de sougué et coiffée d’un bonnet blanc à rebord comme un gland, les sacrifices adressés à l’arbre beydho-moyyho (bonne nourrice) au Fouta-Djalon, les rites de travestissements inter-sexes à l’issue du Won Kha Souma Kouré Ki les codifications concernant l’interdiction de copuler en certains lieux, à certains moments ou avec certaines personnes.
Par l’ablation du prépuce ou du clitoris, organes que l’on suppose supporter le principe sexuel contraire, la circoncision et l’excision engagent l’être dans le sexe qui domine chez lui et le situent fermement dans une division bipartite de l’humanité renforcée par la spécialisation rigoureuse des tâches selon le sexe.
Accusent encore ces clivages, la dualité des sociétés secrètes et celle des génies et masques. En pays malinké fétichiste, à la société du Koma, fétiche que seuls les hommes sont habilités à voir après sacrifice d’un chien rouge, d’un poulet rouge ou de colas rouges, correspond l’association féminine du Niaga, fétiche vénéré en des cérémonies où les femmes dansent complètement nues 21. Dans la société toma, le camp d’initiation masculin : Savéï, a son homologue féminin : Doukhoma ; les femmes, initiées (Zadegi) disposent d’une société secrète, mais le génie des femmes, non-anthropomorphe comme celui des hommes, est gardé dans une corbeille. Le fétiche féminin, Zazeï, est unique et s’appelle parfois Gpologi, du nom de la corbeille où il est déposé. Dans la même ethnie, le masque Bakoroziné, pourvu d’une longue barbe, se manifeste en compagnie de sa femme Bakorozaï. Chez les Baga du Monchon, le village a son Bansonyi mâle et son Bansonyi femelle 22 Nœumba, généreuse déesse de la fécondité, aux seins tombants, pallie la fermeté du Kaklembé.
Ces différentes expressions du vitalisme procèdent d’une conception contraire à celle, propagée par le parti, de l’égalité des sexes. Pour que certaines activités techniques, économiques et politiques ne demeurent pas le monopole d’un sexe, et que devienne effective la promotion féminine, il convenait de faire disparaître les justifications mentales et rituelles de la division rigoureuse des fonctions selon les sexes, nourries par la mythique des coulées vitales qui animent l’univers. - Une reconsidération des dimensions de la société entraîne une révision normale des unités cellulaires de base, cimentées jusqu’alors par des devoirs religieux. La structure religieuse élémentaire se situe au niveau de la famille étendue, ce que vérifie l’importance des autels familiaux, le culte voué aux ancêtres, la signification des repas communiels, l’éminente socialité des funérailles. Le groupement s’étend ensuite au village, à la confrérie d’âge, à la société secrète, à l’association fonctionnelle, sans jamais dépasser les cadres de la tribu. La révision des organes de la vie sociale est impliquée par celle des superstructures fondamentales. Désormais l’unité de base administrative et politique étant le village ou le quartier, le fondement religieux d’un système différent doit tendre à disparaître s’il risque de réinstaurer un ordre désuet et de se muer en facteur de division plus que de cohésion.
- La soumission à un réel sacralisé se présente comme une attitude de résistance au développement économique. Il ne suffit plus à l’homme inséré dans une dynamique mondiale à longue période, de s’ajuster par le mythe aux exigences de la nature, et d’être seulement réceptif à sa propre communauté. Bien qu’il apparaisse banal de décrire le développement comme un arrachement de l’homme à la nature brute par l’invention, par la création et la transformation incessante des techniques, comme une opposition à l’égard d’un univers résistant, afin de lutter contre la faim, la maladie, les parasites, les forces de la nature, il n’en est pas moins vrai que cette constatation revêt une importance primordiale lorsqu’on la confronte à certaine schèmes de comportement issus d’une conception de l’homme statique et résigné face à l’univers, heureux de l’équilibre clanique et aliéné par un réseau d’interdits. La science impose une désurnaturalisation de la nature, et l’action efficace, une libération de l’imagination novatrice bridée par les mystifications 23.
- Cette même science demande le classement de l’homme à sa juste place dans l’univers. Or l’osmose de fictions religieuses n’est favorable, de par son syncrétisme et son anthropocentrisme, ni à l’analyse, ni à la véritable synthèse scientifique. Par un mécanisme psychologique de projection de l’image de l’homme dans le monde et de transfert aux dieux des sentiments humaine de courroux, de malveillance, de générosité, la religion est anthromorphisée. L’ancêtre mythique joue le rôle du père. Les expériences infantiles à l’origine d’un sentiment de culpabilité ressurgissent dans la torture mentale consécutive à la faute réelle ou supposée. Une angoisse, conduisant parfois à la mort, joue en ce cas le rôle de l’auto-punition face à la société accusatrice, comme nous l’avons signalé pour le Bélékéti 24. Enfin la magie de l’art a créé des lokota coniagui, des pomdo kissiens, des laniboï toma, des nyomu guerzé, figurations sensibles des esprits, doués des qualités de la propre constitution mentale de ceux qui leur prêtent vie.
L’anthropomorphisme et l’anthropocentrisme caractérisent à tel point les religions que, selon le déterminisme historique, la situation géographique et le genre de vie, elles se différencient jusqu’à rendre difficile les généralisations extrapolatives, du moins au niveau des contenus, car les rites ne manquent pas d’analogies entre eux quant à leur formalisme. La condition de pêcheur des Somono de la région de Siguiri rend comparables certaines de leurs fêtes de l’eau ou de construction d’un bateau, avec celles des Baga de la côte 25. Le mythe du taureau et les sacrifices de lait caillé imprègnent tout le récit de l’origine de l’installation des Peul, pasteurs au Fouta Djalon, que nous avons entendu à Timbo, du Farba Toura Seck. Dans la secte fétichiste des Danga-Soro, appelés aussi Koursi-Koroni en région malinké, tous les rites portent sur le travail de la terre. Le talisman, don d’un génie, est censé les préserver de toute fatigue dans le travail. C’est un animisme de cultivateurs 26. En forêt, la richesse des mythes, des panthéons et des rites a été souvent remarquée ; nous y avons puisé beaucoup de nos exemples. La diversité des animismes reflète donc la diversité des hommes et de leur type de culture. Actuellement la modification du conditionnement social n’est plus favorable à la reconduction, même adaptée, des religions traditionnelles. L’urbanisation et les communications, la vie politique et les exigences économiques, la scolarisation et la laïcisation constituent autant de facteurs qui mettent en péril l’animisme et conduisent à une unification des mentalités. - Il n’est probablement pas faux non plus de reconnaître l’importante influence de la doctrine marxiste dans la décision des gouvernants de démystifier radicalement le pays. Sékou Touré prend à son compte la théorie de l’aliénation religieuse. Quoique exprimée de façon seulement allusive, l’idée d’une dépendance menant à l’impuissance malgré l’impression de sécurité affective soutenue par la communion homme-cosmos et la continuité de la parentèle, est maintes fois imputée au fétichisme. Or il s’agit bien d’une triple dépendance à secouer :
dépendance à l’égard de la nature par suite de l’insuffisance des techniques et des échecs de la magie, dépendance à l’égard de l’autorité des chefs traditionnels au pouvoir émanant des dieux du clan, dépendance vis-à-vis des esprits parfois exigeants, voire cruels. - Enfin, il convient de faire part de la honte dans la décision de démystification. Les pays modernes ne connaissent plus chez eux d’animisme. Celui qu’on leur décrit en Afrique, ils l’assimilent très souvent à la « sauvagerie ». La foi aux charlatans ignorants et sans scrupules, cruels et anthropophages à l’occasion, ne prouve que la naïveté des crédules. Tolérer leurs abus serait, pour les élites guinéennes progressistes, pactiser avec l’irrationnel et la bêtise, et risquer d’être déconsidérées par les blancs qui se targuent d’être « civilisés ».
Bien que chaque argument n’ait pas été exploité dans les termes où nous l’avons exprimé, tous ont été invoqués à un moment ou l’autre par le P.D.G. pour justifier sa politique de démystification. en résumé, les griefs adressés aux fétichismes sont :
- d’ordre moral : ratification du sacrifice humain, exploitation sans scrupule des masses, archaïsme des préceptes et interdits.
- d’ordre social : diversité extrême et particularisme qui nuisent à l’esprit unitaire.
- d’ordre politique : structures sociales périmées, système archaïque volontairement maintenu par le colonialisme pour brider le progrès de l’Afrique, forme d’éducation inadaptée aux exigences nouvelles, frein à la promotion féminine.
- d’ordre économique : maintien d’une économie close, techniques moindrement efficaces de production agricole, handicap à la formation professionnelle moderne, dépenses somptuaires lors des grandes fêtes familiales ou tribales, gaspillage des biens pour entretenir des sorciers et des guérisseurs exploiteurs de la crédulité publique, religion traditionnelle qui exprime le sous-développement.
Comment ces condamnations se sont-elles traduites dans l’action politique ? Pour répondre à la question nous recourrons à la narration historique.
Episodes d’une mutation : agonie et mort du fétichisme
Depuis longtemps, l’administration et l’économie coloniale avaient profané le fief de l’animisme, l’Islam et le Christianisme, entamé leur action corrosive sur la société païenne. Avant que quelques fortes personnalités du P.D.G. ne décident leur campagne de démystification, la tempête qui devait balayer les fétiches était pressentie, grâce à des signes avant-coureurs ; mais elle a soufflé plus tôt que prévu et avec une rapidité déconcertante, faisant surtout des ravages dans le coeur de ceux qui s’y attendaient le moins : les anciens.
Selon les régions, le crédit de l’animisme à la veille de l’indépendance variait énormément. En pays baga, la « défétichisation » avait été menée depuis quelques temps au nom de l’Islam. En 1954 et 1955, un marabout de Haute Guinée, Fanta-Modou, se disait envoyé du prophète. Avec une audace qui étonnait ses adversaires, il pénétrait dans les forêts sacrées baga, en sortait les masques, les exposait au village où il les couvrait de ridicule et de malédiction ; après quoi il demandait à la foule rassemblée de prier avec lui. Des néophytes de l’Islam l’encadraient qui furent ses hôtes et ses complices. Après son passage, le fétichisme baga s’effondrait. La population, en contact, depuis les premiers voyageurs portugais, avec le christianisme, mais qui avait à peine amorcé la conversion, dut reconnaître l’infériorité de sa religion traditionnelle pour suivre ou les musulmans ou les chrétiens. Peu après, le Parti réussit sans trop de difficultés à remplacer totalement l’étui pénien et le cache-sexe par un vêtement décent chez les Coniagui et Bassari déjà fortement touchés par le catholicisme. Le pays forestier représentait le bastion retranché du fétichisme à cause de son isolement géographique et du caractère fermé de ses habitants peu acculturés. Néanmoins, le Kissi avait été fortement secoué par l’lslam et le catholicisme. La région guerzé commençait, vers 1953, sa conversion massive au catholicisme. Restait quasi inviolé le monde toma où le fétichiste vaquait encore à ses affaires sans s’inquiéter d’une apocalypse. Pourtant un mauvais voisinage était déjà créé.
C’est en 1953 qu’un dangereux virus, annonciateur de l’agonie des coutumes, fit son entrée en pays toma avec quatre jeunes français épris d’aventures romanesques qui, après un voyage parmi les Indiens d’Amazonie, et après s’être dirigés vers le pays baga en Guinée, avaient préféré s’enfoncer dans la forêt toma demeurée jusqu’alors le pur paradis des fétiches 27.
Avec leurs caméras, leurs magnétophones et leurs blocs-notes, grâce à une méthode psychologique qui leur permit de gagner la confiance de leurs hôtes, et de se faire guider par des initiés et des féticheurs particulièrement influents, ils emportèrent avec eux le trésor du pays, le secret de la « Forêt sacrée » : Afwi et tatouage. Ce sacrilège, dont s’alarma toute l’ethnie toma de Guinée et du Libéria, suscita la plus vive indignation des féticheurs. La blessure au coeur du fétichisme alla en s’aggravant.
Ceux qui introduisirent les Blancs dans la Forêt sacrée et les tatouèrent : Zézé, Voné et Woïgo, ne tardèrent pas à être traduits devant une Haute Cour de féticheurs. Le procès fit grand bruit et traîna en longueur pour deux raisons : la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’imperfection des modes de sanction connus de la société toma. La prison comme mode de correction des infractions y était ignorée, et la peine de mort dépassait la compétence de la justice des féticheurs. Ceux-ci l’envisagèrent pourtant, mais ils avaient affaire à des féticheurs comme eux, au courant de leurs secrets et de leurs armes magiques, et qui s’en défendirent fort bien.
Les Zowoï (féticheurs) s’étaient lancés eux-mêmes ce défi : « Si nous sommes de vrais féticheurs, si nous avons ce pouvoir, que ces trois hommes disparaissent ! » Or, les accusés sortirent indemnes de ce procès au terme duquel les deux peines possibles leur furent infligées : l’amende et l’excommunication. La première, l’amende en boeufs et argent n’était opérante que dans la mesure de la solvabilité des condamnés. S’ils ne payaient pas, comme ce fut le cas, il n’y avait qu’à attendre. L’excommunication ébranla davantage la population : les trois sacrilèges furent rejetés de la « société des hommes », Zézé destitué de son titre de grand Zowoï à l’initiation de Soloou qu’il dirigeait, et le village de Touvéléou, où avait eu lieu le tatouage des Blancs, déclaré village profane : aucun Afwi n’y parlerait plus jamais.
Le procès civil s’acheva bizarrement par le triomphe des trois accusés. Pour sauver la face, les féticheurs s’avisèrent de soumettre la question aux morts à qui ils envoyèrent un devin Angboï (« homme chargé de peau »), « neveu » des Afwi. Les morts se prononcèrent pour l’acquittement des trois condamnés.
Ainsi, le tatouage de quatre Français, fait extraordinaire dans la coutume toma, fut le premier présage de la fin du fétichisme en Guinée forestière, puisque sept ans après, les Guinéens eux-mêmes aidèrent à ensevelir la religion de leurs aïeux, incurablement empoisonnée par les Blancs « rusés », ces « malins génies » de nos jours.
Par souci de ne pas mécontenter la population, le conseiller administratif de la région de Macenta obtint des autorités l’interdiction, dans le pays, de la vente du livre, des disques, et la projection du film tourné par Gaisseau et ses compagnons. L’affaire Zézé était à peine classée que l’indépendance, en octobre 1958, vint sonner le glas du fétichisme. Les condamnés des féticheurs, officiellement réhabilités, lors de la campagne de démystification, furent portés en triomphe. Voné, appelé à Conakry pour dévoiler au directeur de « Pharmaguinée » les secrets de sa pharmacopée, écrivait à son ami d’aventure, Virel, à Paris : « Les féticheurs sont vaincus. » Le P.D.G. donna cependant un sursis aux tenants du paganisme dont il craignait le fanatisme religieux en les garantissant de pouvoir pratiquer comme par le passé leurs coutumes ainsi qu’ils l’entendaient ; seulement la durée de l’initiation du tatouage devait être réduite.
Mais le zèle d’un néophyte du P.D.G., enfant du pays et catholique, donna un coup suprême aux traditions rétrogrades. Le chef de poste de Bofossou (dans le nord de la région de Macenta), Guilavogui Armand Kolignan, ne croyait plus au fétichisme. Il s’y attaqua avec une ardeur et des procédés personnels.
Laissons un rapporteur toma en faire le récit :
« La première coutume visée fut celle du tatouage. Comme l’esprit démocratique régnait partout et devait justifier tous les actes, il fut décidé, au cours d’une assemblée générale du P.D.G. de la région, de mettre au vote la suppression ou la conservation de la coutume du tatouage. La majorité fut pour la suppression, après avoir entendu des arguments de valeurs diverses. L’un des plus importants avait été celui-ci : un jeune paysan analphabète avait laissé entendre à tous qu’il regrettait d’être allé au tatouage (qui durait jusqu’à six ou sept ans) plutôt qu’à l’école. Il s’était séparé d’un camarade d’enfance pour aller au tatouage tandis que son camarade était entré à l’école. La réussite sociale actuelle de son camarade, bien supérieure à la sienne, faisait comprendre à tous que lui, paysan tatoué, avait suivi le mauvais chemin. Après le vote de l’assemblée générale, Kolignan eut carte blanche pour accomplir sa tâche de démystification. Il n’y eut aucune violence. Le terrain fut d’abord psychologiquement préparé. Armand Kolignan conquit d’abord la jeunesse aux nouvelles idées et, de propagande en propagande, les jeunes répandirent dans tout le pays, au nom du R.D.A. et du progrès, l’idée que le fétichisme, néfaste à la société, devait disparaître. Ils obtinrent créance. Kolignan commença à collecter masques et fétiches. Une de ses premières profanations consista à dévoiler aux femmes le grand secret de l’Afwi. On leur découvrit les instruments de musique servant de voix au masque suprême, et des explications complétèrent la révélation. L’Afwi connu des femmes, c’en était fait.
« Le coup fut dur pour les vieilles générations qui s’efforcèrent cependant de mouler leur volonté dans celle du R.D.A. Quand on avait cru, il fallait le prouver en se dessaisissant de ses fétiches. Ainsi vit-on se renouveler le geste que seuls les convertis au protestantisme avaient fait jusque-là : jeter eux-mêmes leurs fétiches et leurs masques au feu. Certains le firent en riant pour rendre la peine supportable. Il y eut quelques réfractaires, comme le féticheur de la « figure noire » dite Dogbomaïgi, cet Afwi réputé pour sa magie et son don de divination. Il est allé se réfugier à Lawozolazou, un village toma du Libéria. A Bofossou, une case fut remplie de masques et de fétiches crasseux et moisis. Selon Armand, ils sentaient si mauvais qu’il dut allumer un jour un grand feu et les brûler. Les Anciens demeurèrent ébahis par un tel spectacle qui marquera longtemps encore les mémoires. On devait s’attendre à des représailles de la part des morts et des vrais génies. Mais la seule connue fut le fruit d’une affabulation. Le bruit se répandit dans tout le pays toma que Kolignan. l’homme qui incendia les fétiches, avait reçu son châtiment, car périodiquement l’Afwi Dogbomaïgi « chantait dans son ventre… » D’autres ont interprété comme une vengeance des féticheurs, le fait qu’il soit accusé de détournement de fonds publics et muté en Haute Guinée. » 28
Après avoir obtenu des Toma la foi politique, le Parti leur laissa, en 1959, la liberté de continuer leur initiation en en réduisant la durée à trois mois 29. Une manifestation de féticheuses s’opposa à cette réduction. Elles cessèrent toute initiation jusqu’à nouvel ordre. Pour la première fois une génération se maria sans avoir été initiée.
Peu après, un crime vint activer et justifier la campagne de démystification. Cette dernière résurgence malheureuse fit sombrer le fétichisme et, avec lui, les féticheurs qui en signèrent la fin du sang d’une victime immolée. Deux groupes de villages préparèrent un « envoi en initiation ». Une querelle de clocher les divisa et chacun décida d’initier à part ses enfants, mais un seul des deux possédait le Gpadoï, le grand fétiche des tatouages. L’autre groupe décida d’aller s’en procurer un dans le sud. Ils en ramenèrent un qui dut être consacré par un sacrifice humain 30. Le corps de la femme-victime, après des prélèvements, fut jeté dans une rivière en pleine forêt. Longtemps après l’initiation, des pêcheuses découvrirent, épouvantées, le cadavre. Des rumeurs émurent immédiatement la contrée. La gendarmerie ne tarda pas à établir les circonstances du crime, et la colère du P.D.G. éclata, impitoyable (d’autant plus forte que la victime possédait quelque lien de parenté avec un fonctionnaire), avec l’effet de l’huile jetée sur le feu de la campagne de démystification. Cinquante arrestations s’ensuivirent. Le féticheur, très âgé, raconta l’histoire. Lors du ratissage policier qui suivit, les fétiches et les masques saisis remplirent des caisses qu’on porta à Macenta. Il va sans dire qu’alors, les nostalgiques de la coutume du tatouage, même dans sa pratique la plus innocente, perdirent toute chance de défendre cette tradition et l’ensemble du fétichisme. Le sursis accordé fut automatiquement résilié. A N’zérékoré comme à Macenta, on confisqua fétiches et masques ; on déshabilla en public, devant les femmes, les Laniboï, échassiers danseurs de la catégorie des Afwi secondaires et visibles.
Dans le Kissi, un chef de poste de Kissidougou prit l’initiative de récupérer dans un hangar tous les fétiches de la région : canaris, cornes, cauris, masques, objets cultuels, etc. en étiquetant sur chacun d’eux et le nom du village et le nom du propriétaire. On le désavoua à moitié, et quelques féticheurs de venir nuitamment quérir leur fétiche. Le reste pourrit ou fut rongé par les insectes avant qu’une mission d’ethnologues, sous l’impulsion de Suret-Canale, n’en récupère quelques vestiges.
Mais malgré la propagande de la presse et de la radio en langue vernaculaire, malgré les ordres intimés aux diverses fédérations, quelques reliques attiraient encore la vénération. Un incident politique hâta leur suppression. Aux élections présidentielles de janvier 1961, les habitants de trois villages toma crurent devoir protester contre la baisse du cours du café 31 et contre les difficultés d’approvisionnement de la brousse, en s’abstenant de voter pour le candidat unique présenté par le parti unique. Les autorités régionales malinké attribuèrent cette résistance à la croyance des toma au pouvoir illimité de leurs fétiches. Afin de précipiter la mort des mythes, dans chaque gros village, on dépêcha des gendarmes chargés d’y brûler fétiches et masques restants. Au cours de ces scènes que les paysans qualifiaient d’horribles, on imposait aux femmes de jeter au feu les fétiches des hommes et aux hommes ceux des femmes. Le règne de la forêt sacrée et de ses fétiches protecteurs expirait.
Depuis, beaucoup de forêts sacrées ont été transformées par des équipes de jeunes en plantations de bananes ou de café (dont les anciens s’interdisent de consommer les fruits). Parmi les féticheurs, d’aucuns ont fui avec leur masque sacré au Libéria, d’aucuns, en 1961 surtout, se sont empoisonnés ou l’ont été, d’aucuns ont conservé une action clandestine et sont encore consultés, d’aucuns sont allés faire commerce de masques à I’étranger où ils les ont vendus jusqu’à 300 000 francs C.F.A., d’aucuns ont renié et cherché à maintenir leur prestige d’une autre façon. On fit en effet preuve à leur égard d’un certain discernement. Les féticheurs à la réputation de guérisseurs bien établie furent invités à collaborer avec la médecine officielle. On alla même jusqu’à les flatter et à leur proposer des rentes tout pendant la durée de leur service à « Pharmaguinée » ou au Ministère de la santé. Les services de beaucoup d’entre eux furent reconnus peu rentables et leurs prétentions exorbitantes. Certains ne trouvèrent pas à Conakry les plantes de leur région. La plupart composaient des préparations toxiques et ignoraient les cas réels d’efficacité de leurs médicaments (l’un possédait une poudre qui guérissait n’importe quelle toux). D’autres ne livrèrent pas entièrement le secret du mode de préparation, de dosage ou d’emploi de leurs remèdes. Leur productivité de pseudo-savant fut dérisoire durant les quelques mois de leur séjour à Conakry. L’art du guérisseur étant un art diffus qui réclame science et patience pour être compris et exploité, il fut souvent difficile de distinguer l’effet magique de l’efficacité technique. Quelques uns, de retour chez eux, se prirent pour médecins patentés et nuirent à la médecine officielle en prétendant à une efficacité universelle, et en exigeant d’énormes rétributions pour leurs services, comme le fit Voné qui soignait l’irrégularité des cycles menstruels, les hémorroïdes et le télé-kélé, cette maladie « provoquée par les jeteurs de sort de Siguiri et qui tue en un jour. »
Actuellement, le contrôle du parti s’exerce jusque sur l’expression verbale des anciens féticheurs. Le gouvernement se félicite du coup porté au fétichisme estimé dégradant. Pour lui, la restauration de la dignité humaine a résulté d’une réaction massive et spontanée, favorisée par la confiance en l’idéologie nationale, une confiance adressée en définitive à celui qui libère en réalité et non en parole, dès ce monde et non dans l’autre.
Raisons de la rapide éradication du fétichisme
La précipitation avec laquelle s’est effectuée la démystification incite à réfléchir sur la profondeur du sentiment religieux chez l’animiste. Si toute l’activité humaine débouche pour lui sur le transcendant, et si l’univers se définit comme un réseau de forces à caractère sacré, et hiérarchisées selon leurs divergences énergétiques, on comprend mal la radicalité de l’abandon d’un univers mental et comportemental hiératique et de l’insertion sans trop de problèmes dans un univers profane imposé par des conceptions étrangères aux traditions
Au vrai, la difficulté d’explication réside surtout dans une fausse conception, héritée de grands ethnologues, des rapports de complémentarité entre le profane et le sacré. « Le mystique ne se substitue pas au technique, comme l’estimait Lévy-Bruhl et le religieux n’envahit pas le moindre geste au point que ce dernier aurait une efficience cosmologique comme le prétendait Griaule… Le noir dichotomise fréquemment, dans la vie courante, le profane et le sacré… Ce qui, dans le cosmomorphisme initial était confondu, finit dans la segmentation animiste par se séparer (profane = quotidien, sacré = exceptionnel) et dans l’option techniciste du monde industriel par s’opposer. Le propre de la religion est précisément de lutter contre cette cassure existentielle au nom de l’unité ontologique. C’est pourquoi les deux propositions : la religion envahit tout, mais tout ne se réduit pas au religieux, sont également vraies… Que le sacré ait présidé à l’élaboration du pIan initial ou qu’il intervienne dans une légitimation après coup de l’acte réussi, cela n’enlève rien au caractère purement utilitaire et réaliste de l’action qui s’accomplit. La raison pragmatique de l’univers est donc tissée dans une étoffe de pure positivité. » 32
Ainsi, le P.D.G. aurait pu s’attaquer au sacré sans toucher à la quotidienneté. En réalité, il a seulement supprimé certaines manifestations du sacré. Chez les ruraux, clandestinement, les croyances subsistent, recourant à un symbolisme moins vulnérable. Encore que disparus des forêts, quelques fétiches se terrent dans des sanctuaires clos. Par crainte du ridicule, le forestier n’extériorise plus guère ses convictions, mais s’y attache encore comme en témoignent les fêtes de la montagne Cocagi, abri caverneux de Massa-Voï au village de Zalabolozou. L’ancêtre Massa-Voï (roi Voï), représenté comme un colosse de deux mètres, a des incisives de la dimension d’une lame de daba, dit la légende. Une calebasse conserve ces dents enfouies sous des farines d’adoration. Il lui suffisait d’éclater de rire pour que le seul spectacle de ses dents sème l’épouvante parmi les guerriers d’un camp adverse. Le culte s’adresse désormais surtout aux morts. La vénération collective des grands ancêtres et les sacrifices individuels sur les gové-whoti, pierres d’autel familial, représentent la seule marge de tolérance laissée par la démystification par respect pour les anciens. Plus de tatouage, plus de sorties d’Afwi, plus d’éclatantes manifestations publiques. Les fêtes, dépourvues des orchestres d’autrefois et de leur cérémonial magique, n’attirent que comme occasion de festin carné. Le recours au comportement animiste et au conseil des sorcier apparaît néanmoins dans les circonstances exceptionnelles : danger, maladie, déception, mort. Même en Europe, il est normal que le religieux reprenne ses droits lors de l’irruption d’un désordre dans l’existence. la situation étant interprétée comme une vengeance des puissances sacrées à un manquement grave, même inconscient ou involontaire.
Malgré l’avantage évident d’une rupture avec l’ordre ancien, dans les domaines mêmes où elle s’avère nécessaire, le Guinéen hésite encore à franchir le seuil vers le mieux-être qu’on lui propose. Un homme meurt d’une hernie, près d’un hôpital, pour avoir fait crédit aux guérisseurs dont le diagnostic l’a incité à se méfier des procédés de médication inusuels. Un autre a construit une maison en dur, mais continue d’habiter sa paillote parce que le devin du village lui a révélé qu’avec la complicité de jaloux jeteurs de sort, un mauvais esprit s’y est installé et qu’une cohabitation de cette nature comporte pour le propriétaire un risque mortel. La mystique de crainte, inhibitrice des initiatives, obstrue encore les voies d’échappée du paysan hors de son orbe traditionnelle. Quoi qu’il en soit de ces reliquats d’animisme, l’efficacité globale de la campagne de démystification force l’admiration.
La réussite de l’action du P.D.G. avait d’ailleurs été préparée par
- Un affaiblissement général des croyances animistes dû au contact des populations.
- Un accroissement de son prestige parmi le peuple et la foi en la justesse de ses orientations dans le domaine socio-politique.
- Une mise en condition de la jeunesse.
1) Un changement progressif d’attitude à l’égard du fétichisme avait déjà résulté des progrès de l’islamisation et de l’acculturation sous l’effet de la colonisation. Le musulman reproche aux fétichistes ses rites. Le militaire retourne au pays, converti à l’Islam. Le fonctionnaire s’affiche chrétien ou athée dans les centres cantonaux. Le paysan émigré en ville abandonne ses pratiques et manifeste du scepticisme et du relâchement lorsqu’il revient chez lui. D’ailleurs, dans le respect des païens pour les croyances d’autrui, il y a non seulement tolérance, qui sous-entend un sentiment de supériorité, mais acceptation. Autant de phénomènes aptes à suggérer une mise en question, de la vérité de l’animisme traditionnel.
Dès 1945, le Père Lelong signalait un terrain favorable à l’ébranlement du système fétichiste chez les Guerzé :
« Le crédit des rites magiques décroît dans l’esprit des Noirs. Ils conservent la crainte des représailles que les exploiteurs de la crédulité publique exerceraient si leur mystification était dénoncée, mais les hommes ont perdu toute illusion sur la cause réelle des maléfices. Les Européens qui toucheraient à ce hideux système, uniquement destiné à permettre la domination de quelques-uns, ne courraient aucun risque, sinon de la part du gouvernement, et le pays serait soulagé. » 33
2) C’est surtout à son puissant leadership que le P.D.G. doit sa force convaincante et l’efficacité de sa campagne de démystification. Dans le milieu forestier, conquis au P.D.G. aussitôt après le monde soussou, le Parti apparaissait comme le véritable défenseur du peuple. La droiture et l’enthousiasme de ses chefs conquéraient autant que son esprit de probité. Des verdicts injustes rendus à Macenta par des assesseurs des colons, furent cassés à Conakry où le Parti veillait. Le P.D.G. se prévalait aussi de son titre de résistant. Les avanies subies et les menaces de l’administration rehaussaient son autorité. La décision prise en 1956 par les chefs de canton, complices du colonialisme, d’exclure des Sociétés Indigènes de Prévoyance tous les villages membres du R.D.A., donna lieu à un sérieux conflit d’où le P.D.G. sortit triomphant. Le référendum de l’indépendance confirma sa vogue. L’acceptation de sa ligne politique par les Guinéens et leur désir d’instauration d’un nouveau complexe institutionnel rendait logique le rejet de l’ancien, déjà fortement affecté par la suppression des chefferies en 1957. Néanmoins, la démystification provoqua en terre forestière une terrifiante secousse sismique.
Fort de son prestige, et pour les raisons déjà exprimées, le P.D.G. mena sa tâche de sape de l’animisme avec un remarquable sens tactique, par un dosage de pression et de persuasion. La campagne fut conduite par plusieurs plans, simultanément, de sorte que la réaction n’eut pas le temps de s’organiser.
- La presse et la radio, en langue vernaculaire, tentèrent conjointement une rationalisation dea croyances.
- Chaque fédération reçut l’ordre de dévoiler à tous, les prétendus secrets des initiés et de stigmatiser les abus des magiciens et féticheurs.
- Des interdictions portèrent sur certains rites d’initiation : longue réclusion, brimades… et sur la célébration des grandes fêtes religieuses de la tribu.
- Les pouvoirs publics opérèrent une collecte, souvent une saisie, des masques et fétiches.
- Gendarmerie et police furent chargées de faire obtempérer les récalcitrants.
- Des procès retentissants et la réprobation générale des sacrifices humains galvanisèrent l’ensemble de l’opinion contre le fétichisme.
- Des représentations théâtrales au niveau de chaque section du Parti continuèrent à discréditer le fétichisme par le ridicule.
Le religieux se dégrada, en effet, en profane, lorsque l’aspect intellectuel du mythe finit par l’emporter sur les dimensions affectives du rêve. Même si l’oeuvre n’est pas totalement achevée, il faut reconnaître que le P.D.G. a réussi à faire tomber la foi animiste et les mythes au rang de superstitions, les gestes et les rites au rang de folklore. Dans la conclusion de son analyse des animismes africains, J.C. Froelich exprime avec justesse leur destin :
« Le païen résiste au « progrès », mais c’est un baroud d’honneur ; malgré sa résistance, sa société va peu à peu être condamnée et détruite… Pourquoi l’animisme ne peut-il s’adapter au progrès matériel tout en gardant ses valeurs morales et spirituelles ? Apparemment, parce que les sociétés païennes sont des sociétés « sacrées » et qu’entraîner leur système social ou leur système religieux, c’est démolir leur complexe culturel en sa totalité. » 34
3) Les jeunes scolarisés, et les élites peu âgées dans l’ensemble, furent les premiers à réclamer une modification de leur statut traditionnel d’infériorité et de soumission aux vieillards, soutenus qu’ils se sentaient par l’autorité du parti.
Dès avant l’indépendance, certains parents avaient pris l’habitude de faire circoncire leurs enfants à l’hôpital par mesure d’hygiène et avant leur entrée à l’école, c’est-à-dire vers sept ans (au lieu de douze ans). En matière d’initiation, les élèves, en pays toma, jouissaient d’un régime spécial. Pour ne pas empiéter sur leur scolarité, l’initiation avait lieu durant les trois mois de vacances annuelles. Pour les hommes non initiés, revenus chez eux après un séjour en ville par exemple, on procédait à une initiation simplifiée consistant à les intégrer dans leur classe d’âge en leur révélant quelques secrets des hommes. Cette sorte de mise au courant individuelle ne donnait lieu à aucune cérémonie particulière hormis le festin rituel de tout initié.
C’est dans les rangs de la jeunesse, ouverte par l’école, par l’acculturation urbaine, par l’enthousiasme politique, aux idées révolutionnaires, que fomenta avec le plus d’ardeur le désir de rejeter les structures archaïques. Trois mois après l’indépendance, une délégation de jeunes forestiers venait demander au nouveau gouvernement la suppression des forêts sacrées. Leurs arguments, nous les avons écoutés auprès de quarante-deux jeunes élèves. Les réponses les plus significatives ont trait à l’impossible coexistence de deux foyers opposés d’autorité, à la consécration de l’inégalité sociale par les mythes et rites animistes, à l’insuffisant apprentissage de la vie moderne dans la forêt sacrée, aux pratiques antiéconomiques, anti-hygiéniques, inhumaines et criminelles du fétichisme.
- « Dans les forêts sacrées, les vieux prenaient des décisions de guerre autrefois, et d’opposition au P.D.G. il n’y a pas longtemps, C’est pourquoi il fallait les supprimer, pour des raisons politiques.
- « L’égalité préconisée par le parti était impossible entre initiés et non initiés.
- « Les hiérarchies traditionnelles ne correspondaient pas à celles de la vie moderne et pouvaient leur faire tort.
- « Les jeunes eux-mêmes brûlaient les masques. Le temps était passé où les anciens commandaient les jeunes.
- « Les jeunes, qui passaient plusieurs années en forêt, n’avaient pas le temps d’apprendre un métier alors que se faisait jour l’urgence d’une profession.
- « Les féticheurs empêchaient les gens d’aller se soigner au dispensaire et donnaient de mauvais remèdes.
- « Les jeunes ont peur de la forêt sacrée parce qu’un certain nombre d’entre eux disparaissaient à la suite des tatouages et des maladies. Les bilakoro (non initiés) étaient empoisonnés ou tués s’ils voyaient quelque chose. Ma soeur et une amie sont mortes de cette façon.
- « On ne peut pas conserver des pratiques comme les hommes-lions qui prenaient du bétail quand ils voulaient.
- « Les vieux fétichistes s’enivraient avec de l’alcool et du vin de palme et n’étaient pas consciente comme le demande le Parti.
- « J’accepte la formation humaine de l’initiation, mais je condamne les pratiques criminelles des féticheurs.
- « L’initiation en forêt sacrée avait des avantages : éducation physique, apprentissage de certains métiers vannerie notamment (dit un Toma de Bofossou), apprentissage du langage sifflé et tambouriné. Cependant elle avait des inconvénients ; elle arrachait pour un temps trop long des bras au village et donnait lieu à des gaspillages. En effet, lors de la sortie des initiés, on pouvait facilement tuer soixante-dix bœufs dans le simple but de rehausser l’éclat de la cérémonie. Une quantité énorme de riz était cuit avec force huile de palme, mais pas à point et presque tout était jeté au gré des moutons qui s’en délectaient pour mourir peu de temps après. D’où une grande perte de riz, d’huile et de bétail.
- « La forêt sacrée donne sans doute une certaine conception de l’homme, mais sa formule est dépassée.
- « La démystification découle de la révolution. C’est un phénomène historique normal. »
Ces rationalisations a posteriori, recueillies en 1965, ne nous paraissent pas différer fondamentalement de celles élaborées avant la campagne de démystification et représentent assez bien l’état d’esprit de la jeunesse évoluée qui, sans réticence aucune, s’est prononcée pour la suppression officielle du fétichisme.
Une mutation aussi radicale ne pouvait guère se produire sans quelques inconvénients touchant les esprits et les mœurs.
Les résultats psycho-sociaux d’une mutation brutale
On a souvent argué que l’animisme, patrimoine spécifique de la pensée négro-africaine, répond aux besoins fondamentaux de l’homrne exprimés dans les rites de demande, qu’il assouvit le besoin d’extase de l’Africain, qu’il crée chez les initiés un système d’attitudes, devenu seconde nature, ce qui expliquerait les difficultés d’une modification des comportements. Mais la question est moins là, puisqu’en définitive on peut être optimiste sur l’issue de la démystification aux trois quarts accomplie, que dans les résultats de cette mutation brutale.
Une analyse du point de vue de l’énergétique sociale découvre trois types différents de réaction :
- Les tenants de l’animisme qui éprouvèrent la démystification comme l’exercice d’une force coercitive violente y réagirent par l’agressivité, interprétable comme mécanisme de défense du moi.
- Ceux qui, au contraire, anciens asservis de l’animisme, ressentaient celui-ci comme une force morale oppressive, répondirent à sa suppression par la libération de certains appétits refoulés.
- A la longue, la situation explosive s’atténua. Le P.D.G. relayant le fétichisme dans son oeuvre de soutènement des anciennes barrières morales, il ne resta plus aux bénéficiaires des privilèges de la forêt sacrée que le refuge du regret.
L’opposition des fétichistes à la démystification se traduisit par un curieux mécanisme compensatoire de transfert de l’agressivité refoulée, vers le bouc émissaire traditionnel. Exprimer leur courroux à l’égard d’un Parti auquel beaucoup avaient adhéré dès la première heure eut semblé illogique. D’ailleurs, si le Parti les décevait par sa politique religieuse, il s’imposait désormais sans tolérer les récriminations. Aussi, les Guerzé, comme les Toma, imputèrent-ils leur infortune au traditionnel responsable des malheurs de l’ethnie : le Malinké. L’acrimonie nouvelle se solda par une exaspération de la vieille animosité interethnique.
Avaient fait craindre une volonté de « malinkisation » générale des minorités, le nombre et l’importance des Malinké dans les équipes gouvernementales aussi bien au niveau national qu’au niveau régional où les gouverneurs malinké nommés en forêt marchaient en cheville avec les gros traitants de leur ethnie qui écumaient le pays, surtout depuis le début des cultures d’exportation (café, palmiste, cola). Nul forestier n’ignorait 35 que le marabout et le cultivateur avaient ouvert la voie au commerçant puis à l’immigration malinké et à la domination des envahisseurs. Toutes ces raisons entraînèrent un glissement de notions :
P.D.G. = Malinké
Malinké = Structure économique oppressive = Islamisme.
Il n’est pas contestable que les fonctionnaires malinké eurent beau jeu pour exiger la foi politique au nom d’un parti qui, les ayant mis en place, ratifiait leurs décisions, et pour imposer leurs propres intérêts économiques au nom de l’Islam et du Parti. Le résultat en fut pour un temps une sorte de blocage psychologique à l’égard de la religion concurrente : l’Islam, à la suite de la profanation des forêts sacrées. Certains forestiers allèrent saccager quelques mosquées de Malinké par mesure répressive, avant de se retirer vers la frontière, ou dans la région de N’zo encore hospitalière aux fétichistes. Ils ne se calmèrent qu’à peine au su de la lutte entreprise par le P.D.G. contre le maraboutage et le fanatisme musulmans.
Nombre de nostalgiques du passé d’or proclament l’animisme seul garant de la pérennité des valeurs africaines et tentent de prouver son utilité sociale par la baisse actuelle de la moralité.
En dehors du bonheur rituel qu’ils sont censés procurer aux vivants, les morts et les fétiches exercent une fonction sociale identique à celle de toute religion : la sauvegarde de la moralité publique. La croyance en leur pouvoir sert de police secrète pour la prévention et la répression, par des moyens psychologiques, des vols, des adultères, des mensonges, des faux témoignages. Morts et fétiches, médiateurs entre l’homme et l’invisible, sont pris à témoin afin qu’ils punissent — toujours de mort — le parjure. Chacun sait, dans les villages animistes, que le voleur qui jure non coupable sur un fétiche ne tardera pas à être décelé. Il suffit quelquefois de vouer le voleur inconnu aux malédictions d’un fétiche pour que l’objet dérobé retourne subrepticement à son propriétaire. Les hommes utilisent même les fétiches pour faire dénoncer à leurs femmes leurs amants, ou pour leur faire jurer de n’en jamais avoir :
— « Si je cherche (prends ou cache) un amant, que le fétiche me tue », déclare la femme à son mari jaloux.
Les fétiches qui agissent par la maladie laissent au parjure le temps d’avouer sa culpabilité et de faire amende honorable. Ceux qui tuent par la foudre sont naturellement les plus redoutés parce que les plus expéditifs. Pour la femme adultère ou le voleur parjure, la moindre infortune, la fièvre, un malaise physique, laissent présager l’attaque imminente du fétiche et déclenchent parfois une psychose obsessionnelle. Consulté sur la maladie, le sorcier prie son patient de passer aux aveux afin d’épargner sa vie. Pour être totalement délivré du gri-gri, une réparation sacrificielle doit se compléter par les soins d’un guérisseur.
Les incrédules, parjures invétérés, ou les coupables qui, effrayés par la gravité de leur faute, préfèrent braver la mort plutôt que de se libérer par un aveu, sont estimés possesseurs d’anti-fétiches ou neutralisateurs de fétiches.
Les fétiches ont joué un rôle jusque dans la politique et favorisé les dénonciations. L’exemple suivant rapporté par Gamé Guilao le prouve :
Un ancien caporal-chef de l’armée française, Dowho, responsable R.D.A. du canton de Macenta, avait pris l’initiative de faire jurer sur Sipoï 36, tous les membres du R.D.A. d’un village, de ne jamais trahir le parti et de ne connaître aucune manoeuvre ennemie sans la dévoiler. Il en coûta sa place d’employé de commerce, en 1958, à un certain Babou, membre du R.D.A., qui alla prévenir son beau-frère Zézé, instituteur, partisan du B.A.G. (Bloc Africain de Guinée opposé au P.D.G., et rassemblant les partisans de l’ancien régime), des manoeuvres du R.D.A. pour se débarrasser de lui. Babou fut dénoncé au Parti par un sien cousin, présent à la conversation et devant lequel il avait cru pouvoir faire sa confidence. Bien qu’ancien militaire, ce cousin craignait moins les balles de l’ennemi que les coups mystérieux de Sipoï.
D’autres cas semblables en pays guerzé, appuient cette assertion, que les fétiches ont rendu service au R.D.A. avant d’être condamnés par lui aux bûchers. Ironie de l’histoire !
Depuis la campagne de 1959-60, les faits semblent avoir donné a quelques opposants du régime, la preuve a contrario de l’utilité sociale des fétiches. La démystification, pourtant utile au progrès socio-économique et à une régénération des mentalités, n’a pas été sans lever les barrières protectrices de la moralité, et en perturbant les institutions, sans favoriser le vol et la licence surtout en ville. Beaucoup d’hommes mariés en viennent à regretter que leurs femmes aient perdu la foi aux fétiches. La conjoncture a d’ailleurs profité principalement à une certaine catégorie d’individus que leur prestige politico-social met hors d’atteinte des critiques. Le confirme la « Lettre ouverte » adressée en 1966, par le F.L.N.G., aux Guinéens à l’extérieur. Elle dénonçait avec âpreté
le manque de respect, tout nouveau en Guinée, qu’affichent certains responsables politiques et administratifs du régime actuel à l’égard des femmes et des filles des autres. Pères et mères mécontents, maris révoltés ne réagissent qu’en risquant de se faire accuser « d’outrage à magistrat » ou « d’outrage au Parti ». La mafia des faux dévots du P.D.G., habiles dans l’art de doser l’ardeur militante, la dévotion à la révolution et la satisfaction de leurs appétits, a en d’autres cas fait de quelques groupes féminins J.R.D.A. des harems servant au protocole. Comme en toute période révolutionnaire, la jouvencelle mal protégée va au jeu en riant de l’anachronisme des adultes. Les résultats surtout en ville, ont déjà été signalés : mariages tôt dissous, concubinages fréquents, abandon des études par les jeunes filles, maternité hors mariage… 37
La crainte des fétiches ne joue plus comme garant de fidélité.
Au nouveau gardien de la moralité, le Parti, qui s’est installé pour relayer la religion, il reste encore à asseoir son autorité morale. Il n’est pas certain que sa force coercitive soit, toute proportion gardée et dans les domaines où il veut s’imposer, moins efficace que celle de la tradition. Néanmoins, si l’on reconnaît que l’animisme assure la manipulation des puissances sacrées permettant à l’homme de régler la marche de l’univers et de rétablir mythiquement l’ordre du monde en respectant la hiérarchie des forces, on conçoit qu’à l’opposé, la révolution guinéenne ait suscité un déséquilibre gênant, et, en renversant les structures habituelles de la vie, ait engendré comme l’angoisse d’un désordre devant des forces techniques, économiques et politiques que l’homme n’a plus l’impression de pouvoir dominer.
Nous avons diagnostiqué dans plusieurs conversations (traduites) avec des vieillards animistes, la consternation et la nostalgie du paradis perdu des fétiches :
- Nostalgie d’un rituel grandiose et envoûtant : « Il n’y a plus de belles cérémonies comme avant.»
- Nostalgie de l’ancienne éducation technique et morale : « Les jeunes apprenaient à monter au palmier, à fabriquer des pièges, à faire certains travaux spéciaux. Ils juraient de faire une répartition honnête des récoltes et de ne pas voir la femme des voisins. Ces lois rigoureuses sont perdues maintenant. »
- Nostalgie d’un pouvoir évanoui « Autrefois on était libre de faire ce qu’on voulait et ce que les ancêtres nous demandaient de faire. »
- Désarroi d’un vide spirituel : « On a mal fait en supprimant la forêt sacrée. Il n’y a pas de peuples sans religion. »
- Amertume à l’égard de l’ethnie tenue pour responsable :
« Les Malinké ont voulu nous imposer leur religion. Autrefois on avait des forêts sacrées pour se protéger contre leurs maléfices. »
Mais les derniers défenseurs d’un temps révolu manquent d’audience. Ils en manqueraient, pensons-nous, même si les thèses officielles n’étaient pas les seules à jouir du droit à l’expression publique. Au terme d’une décennie de démystification le progrès apparaît irréversible.
Fable et réalité du sacrifice humain
La violence avec laquelle le P.D.G. a réprimé les auteurs des sacrifices humains, la réprobation qui entoure l’anthropophagie dans les milieux évolués, laisseraient croire à la disparition totale du phénomène. Mais tant que l’on ignorera combien le sacrifice est essentiel au culte fétichiste, quelle valeur suprême est attribuée à l’immolation humaine dans une religion anthropocentrique et ce que représente un festin carné pour des sous-alimentés en protides, on pourra s’étonner de ce que la plus odieuse des pratiques tolérées ou ratifiées par le fétichisme soit aussi l’une des plus tenaces.
En outre, l’accusation de cannibalisme lancée à l’endroit du fétichisme pour le discréditer mérite d’être relativisée. Notre argumentation s’appuiera sur des exemples toma, les plus représentatifs du fétichisme guinéen. Certes, le sacrifice humain a existé, mais sa fréquence et sa gravité apparaissent sans commune mesure avec celles des sacrifices mille fois plus meurtriers des dits « civilisés » aux idoles telles que l’Intérêt et la Nation.
- Il ne doit pas être imputé à la coutume et n’a jamais fait partie intégrante du tatouage. Aucun vieillard Toma n’a souvenance d’une époque où les fétiches se nourrissaient habituellement de sang humain. Le rituel courant n’exigeait que des colas, un poulet ou un chien. Les exceptions s’éclairent par le contexte interprétatif. Ainsi les possesseurs du fétiche Coco-Zaleri, quelques rares chefs de canton, devaient s’oindre périodiquement de graisse humaine mêlée à certaines plantes pour posséder grâce, beauté et puissance. Quatre cas ont été relatés entre 1945 et 1952, où la justice coloniale eut à sévir contre des chefs accusés de sorcellerie et de sacrifices humains. Dans le sacrifice offert en 1968 à N’zérékoré, les féticheurs ont agi en leur nom propre et par esprit propitiatoire.
- On a toujours menacé de mort les femmes qui apercevaient l’Afwï le grand fétiche de la société des hommes, mais chaque fois qu’un incident involontaire leur en a montré un, il a suffi de les « laver » rituellement pour qu’elles soient quitte. On ne brandit la peine de mort que comme épouvantail… On connaît néanmoins des cas de jeunes filles empoisonnées pour avoir pénétré dans la Forêt sacrée des hommes.
- Les exécutions éventuelles relèvent de condamnation à mort par un tribunal de la communauté pour violation des plus grande interdits moraux touchant la religion. On écrasait entre deux madriers le cou du condamné à plat ventre sur le sol. En pressant chaque extrémité des madriers, ses parents mâles participaient au supplice et signifiaient par là leur désapprobation de la conduite d’un des leurs et leur solidarité indéfectible à l’égard de la société des hommes.
- Le sacrifice humain semble avoir fait plus de bruit que de victimes. Plusieurs meurtres doivent être attribués plutôt au brigandage qui sévissait en cette région jusqu’en 1930, comme actuellement au Libéria. Le brigand, Woïvalagi, n’était qu’un banni, un révolté contre une société qui lui avait par exemple ravi son unique femme ou l’avait condamné à une peine très injuste. Pour s’en venger et assouvir sa haine, le fauve humain s’attaquait à ceux qu’il rencontrait seuls. Une autre forme de brigandage consistait pour Kozu-Kékula, le loup-garou, à capturer des enfants, qu’il allait vendre comme esclaves au Libéria (et en Sierra Leone avant l’ère coloniale).
Néanmoins, et malgré cette mise au point, les immolations humaines avec manducation d’une partie de la victime sont indéniables. Quelques cas seulement nous ont été rapportés pour la Basse-Côte, dont nous avons eu confirmation. Des sacrifices humains ont eu lieu en 1954 à Manéah, en 1957 à Doundara, près Kolenté, en 1964 à Kassa. En Haute-Guinée, Kankan est reconnu comme centre de trafic de graisse humaine. En 1967, le chef de la sûreté de Kankan souhaitait une promotion en grade. Après consultation du marabout qui lui réclame une tête, il propose à son neveu de lui acheter pour 350 000 francs guinéens son père aveugle (demi-frère du consultant). Une fois la tête de l’infirme coupée, le marabout la refuse. Le fils de la victime, las d’attendre la somme convenue, informe la police… Le marabout aurait été trouvé en possession de quarante têtes.
Deux autres exemples inédits illustreront la vérité de nos propos. Le premier prouve l’existence d’hommes-panthères en Guinée vers 1920. Le second montre en même temps que les reliquats présents d’animisme, l’attitude du parti à leur égard en 1968.
En 1922, dans la Mellacorée, à 100 kilomètres de Conakry, un rapport anonyme d’administrateur probablement informé par les autochtones, signale des associations secrètes de sorciers-panthères, de sept membres chacune, parmi les Mandenyi, de même souche que les Baga. Les sorciers sont censés se transformer en panthères pour tuer leurs victimes humaines qu’ils mangent ensuite.
« On croit en des panthères en lesquelles est entrée l’âme des sorciers. Ceux-ci pouvant se transformer indifféremment en fauve, en maladie ou en sécheresse persistante, sont considérés comme invisibles la nuit : s’ils sont vus avec ou sans peau de panthère, c’est que l’homme qui les a vus est lui-même sorcier et doit faire ce que font les panthères : tuer les hommes pour les manger. Les nouveaux sorciers initiés continuent de se livrer à leurs occupations quotidiennes, mais, la nuit, ils se réunissent en tel endroit où l’on chante les chants consacrés, en langue témné. Une phrase revient souvent : « Si tu ne sais pas découper, passe-moi le couteau. » Après le repas anthropophagique, on exécute les danses traditionnelles, on boit et on prend des décisions. Ainsi, au dernier repas où l’on avait mangé de la chair humaine, l’un des assistants s’était vu ouvrir un « crédit », il avait donc quelqu’un à livrer pour la fois suivante : on lui fait désigner la personne à immoler, et la nuit convenue, le chef, avec six autres membres, va se saisir de la victime qui est mise à mort et mangée.
« La règle de ces associations est, en effet, qu’un sorcier-panthère, ayant pris part à un festin humain, alors que lui-même n’a encore livré personne, a reçu un « crédit » du groupement, et il devra à son tour fournir quelqu’un, qu’il fera capturer, tuer et manger, lui, étant présent. S’il ne payait pas sa dette, malgré les demandes réitérées du chef, il serait mis à mort – mais non mangé (les sorciers pas plus que les loups ne se mangent entre eux). Devant cette perspective inéluctable, il se résigne et il désigne devant l’assemblée des sorciers, l’individu qui devra être sacrifié. C’est généralement un membre de sa famille ou un des serviteurs qui en fait partie, et c’est ainsi que les débats devant les tribunaux de cercle de Forécariah et de Conakry ont révélé les faits suivants : une femme sorcière avait déjà livré et mangé ses deux enfants ; une autre avait fait tuer son mari ; des maris livrent leurs femmes ou leurs enfants ; des frères, leurs soeurs ; des enfants, leurs parents ; des maîtres, leurs serviteurs, etc. Une mère qui devait livrer sa fille pour payer son crédit, échappe parfois à cette extrémité. Mais il faut alors qu’elle l’initie à la sorcellerie, qu’elle lui fasse manger de la chair humaine, et le jour venu où la fille doit être sacrifiée, celle-ci dit qu’elle est sorcière et qu’elle ne peut donc être mangée. Dans ce cas, la mère doit fournir un autre membre de sa famille.
« Pour tuer, les sept sorciers se postent vêtus de peaux, attendent la victime en embuscade, se précipitent sur elle et l’immobilisent. Alors, ayant à la main deux griffes d’acier tranchantes, le chef les introduit dans le cou, de chaque côté de la carotide, referme les branches et tire à lui. La carotide est sectionnée. Le sang de la victime est bu par les sorciers, son corps désarticulé et taillé en morceaux ; le coeur enlevé, chacun y puise un peu du sang qui y reste avec une coque d’arachide, puis on mange les chairs. Les os sont détruits par le chef ou cachés par chacun des convives dans la brousse ou dans des troncs d’arbre creux. Les enfants nés de sorciers commencent à manger de la chair humaine à sept ans, ou quand ils se marient vers quinze ans. » 38
A l’autre extrémité de la Guinée, en février 1968, dix ans après le lancement de la campagne de démystification, « ces hommes qu’on appelle anthropophages », selon l’intitulé de l’ouvrage du Père Lelong 39, retournent à leurs traditions. L’esprit du sorcier a choisi comme victime un gros Malinké trafiquant. Vingt-trois Guerzé, dont le Secrétaire Fédéral de la région de N’zérékoré, participent au festin cérémoniel. Régal de Guerzé que la consommation d’un Malinké, surtout comme celui-ci, protégé par le gouverneur de même ethnie. Parmi les convives : un dénonciateur. Aussitôt vif émoi au sein du Bureau Politique National, qui dépêche immédiatement le parquet de Conakry pour enquêter sur les lieux. Frayeur exemplaire : Illico, le procès a lieu durant huit jours consécutifs, entièrement public, avec haut-parleur diffusant la traduction malinké et guerzé de toutes les interventions. Vestige vivace. Au cours de l’interrogatoire, un vieillard avoue avoir mangé dix-sept fois dans sa vie de la chair humaine. Discrétion raisonnable : Pour l’honneur de la Guinée, les journaux et la radio taisent l’affaire. Alarme prolongée : A N’zérékoré, cinq cents miliciens, en plus de l’armée, tentent de redorer le blason du P.D.G., un peu terne en ce bout du monde. Exactions tolérées : Mais mal nourris, ils profitent de leurs armes pour participer impunément à quelques vols de poulets et de manioc. Verdict terrible : Le tribunal annonce quatre condamnations à mort pour le dimanche suivant et douze incarcérations. Anxiété fétichiste : Un tam-tam funéraire rituel retentit aux alentours, la nuit précédant l’exécution. Conditionnement politique : La foule rassemblée pour l’exécution sur la place publique, le 23 mars 1968 à 11 heures, exprime son désir de lyncher les condamnés qui sollicitent grâce et pardon… Feu ! Silence !
Autre exemple différent : Deux mois plus tard un camion est arrêté à un poste d’essence de Kérouané ; un El Hadj, Foula de Mamou, transporte, dans des caisses, trois enfants, dont un, mort en cours de route, capturés dans le quartier de Mafanko à Conakry. Il se dirigeait vers le Libéria où les enfants se vendent jusqu’à 400 000 F.G. ou 1.600 dollars.
Nul Africain sincère et informé ne nierait l’existence actuelle de semblables pratiques en son propre pays et souvent à plus vaste échelle. Les taire serait masquer la vérité. Néanmoins, il s’agit de cas exceptionnels, justifiés par le contexte animiste et de crimes bien moins nombreux et moins pervers que ceux dont la presse quotidienne nous entretient. Ils ne font que prouver le difficile effacement des superstitions, et en définitive, la profondeur du sentiment religieux. La juxtaposition de l’archaïque et du moderne, la contradiction entre l’irrationnel et le rationnel, au coeur même de la mentalité africaine, ne vont pas sans déconcerter l’européen lorsqu’il les diagnostique. Mais celui-ci fera-t-il grief à l’Afrique de ne pas avoir terminé en dix ans sa métamorphose, lui qui l’a opérée en dix siècles ?
Conclusion
La reconversion des mentalités animistes, qui a pris l’aspect d’une mobilisation des masses autour des objectifs de la révolution, implique une trop profonde transformation des normes traditionnelles et des échelles de valeurs séculaires, pour s’opérer radicalement en un court laps de temps. Toutefois, en menant simultanément la répression des manifestations anti-sociales du fétichisme et la suppression des supports religieux d’un ordre social ancien, le P.D.G. a profondément rénové les cadres de vie du paysan animiste. Que des modifications mentales opérées par la démystification, n’aient pas résulté les effets escomptés sur le développement, en Forêt, par manque de correspondance des comportements aux exigences fonctionnelles du progrès, ne prouve pas l’inutilité de ses efforts à long terme. Fort du soutien unanime des foules, il a misé avec succès, dans son action psychologique, sur l’enthousiasme et l’émotion consécutifs à l’indépendance, sur l’horreur générale des phénomènes de cannibalisme, sur le dédain nouveau de la sclérose socio-culturelle, sur l’aspiration des jeunes à la libération des jougs ancestraux. Mais, parmi les structures institutionnelles de la nouvelle organisation sociale, les structures religieuses de substitution, estimées comme les autres, aliénatrices, ont été sciemment omises.
En présentant la démystification comme une tâche de restauration de la dignité humaine, il a oeuvré pour un humanisme moderne en réaction contre l’archaïsme et le primitivisme dont se gaussaient les pays développés. En fait, bien qu’institutionnalisé dans les nouveaux rapports sociaux, le laïcisme ne s’est pas encore intériorisé en dehors d’une élite très réduite. D’ailleurs, le socialisme d’Etat propose seulement une sorte de néo-positivisme, alors que le paysan est à la recherche d’une foi, d’une mystique. Ni les éléments mythiques, ni les valeurs véhiculées par l’idéologie nationale ne paraissent au paysan aptes à se substituer totalement à ses anciennes cosmogonies et théogonies.
Il est vrai que l’Afrique veut désormais un humanisme à la mesure de l’homme et que le marxisme le lui offre avec son attirail d’explications pseudo-scientistes, ses analyses en termes d’antagonisme, ses espoirs de renouveau et sa promesse d’une rédemption par le travail à ceux qui furent perpétuellement des esclaves. Ce marxisme, idéologie d’évolués, les Africains des villes qui l’adoptent, le portent comme une coiffure extravagante, comme un costume fantaisie, comme une mode qui rajeunit. Mais qu’importe au paysan guerzé l’appui de l’internationalisme prolétarien ?
Seule une religion peut répondre à ses interrogations fondamentales face aux mystères de l’existence : de la vie et de la mort, de la maladie et de la souffrance, du hasard et de la fatalité, de la nature et des rêves. Quel impérialisme religieux conquerra les terres laissées vacantes par le paganisme désaffecté ? Affaire de moyens et de méthodes, de temps et de conjoncture socio-politique. Chrétiens et musulmans, en apportant la foi au fétichiste, le persuadent que ce Dieu dont il n’attend rien, et qu’il croit si lointain, est le Dieu de clémence et de charité présent partout et proche de chacun. L’accueil réservé aux nouvelles religions dépendra du message de bonheur qu’elles apportent et de leur conformité avec les structures ‘mentales et éthiques habituelles de l’Afrique. A ce propos, 1’Islam paraît en Guinée mieux placé que le christianisme.
Annexe I : Fétiches Kissi
Un Kissien catalogue en quatre groupes les fétiches principaux de sa connaissance :
- les pomtan (sing. pomdo)
- les tumbuon (sing. tumbye)
- les kowan (sing. koma)
- les yattan (sing. yallo).
Le pomdo, statuette anthropomorphe de cinq à quinze centimètres de haut, parfois simple caillou, hache de pierre polie trouvée dans un champ, ou tige de fer, est objet d’un culte familial en tant qu’il représente un ancêtre. Sa possession oblige à des sacrifices rituels réguliers (farine de riz, noix de cola, poulet) et entraîne des interdits alimentaires (mil, fonio, igname ou manioc, jamais riz). Porté sur une civière placée sur la tête du devin, il sert à l’interrogatoire de l’ancêtre dans la magie kissi 40.
Les tumbuon et les kowan affectent toutes les formes : aérolithe, caillou poli par le fleuve, vieux guinzé, morceau de calebasse ou de jarre, lance.
La découverte de ces fétiches se fait généralement au cours d’un songe, ou au moment d’une longue maladie ; quand le patient se croit victime d’un sort, d’un maléfice quelconque, il se préoccupe d’un remède extra-naturel. Alors il cherche l’objet qui, héritage d’ancêtre, dans son esprit, détient déjà une puissance salvatrice ou vengeresse dont il doit renforcer le pouvoir par un sacrifice. Ordinairement, un volatile est immolé et son sang répandu sur le fétiche. On entoure l’objet d’un vêtement de vieux chiffons, ou bien de l’écorce d’un grand arbre centenaire où les esprits sont supposés avoir séjourné.
La classe des tumbuon comporte des variétés dont le vocable spécifique varie avec les villages. A Korodou, existe le denkongo, un aérolithe 41. A Brouadou, on distingue plusieurs tumbuon : tossadu, dengé, kouriassan.
Les plus grands tumbuon se nomment lwangdon, qui veut dire montagne. Ce sont en général des lieux sacrés : crête de colline, coin de forêt impénétrable, tronc de grand arbre, niche naturelle formée par les racines adventives de l’ériodendron. Les sacrifices de vache ou de mouton, faits aux génies sur les lieux mêmes, doivent être consommés sur place, sans qu’il soit permis de rapporter un morceau de viande au village. Femmes et enfants sont exclus de ce sacrifice. Comme il est plus ou moins difficile de se rendre fréquemment au lwangdon, les fervents rapportent en leur demeure des reliques cueillies sur le lieu sacre, qui deviennent tumbuon à leur tour.
Quant au koma, il prend la forme d’un paquet contenant des tiges de fer, épingles, clous, osselets de poulets enveloppés dans des chiffons crasseux imbibés de sang sacrificiel, de crachats de colas et de cire. La formule en est variable. Porté sous le boubou, il assure la réussite d’une chasse, d’un voyage, garantit l’amitié d’un puissant. Identique fonctionnellement au kuyé des soussous, le koma est encore, sous la forme d’un sachet suspendu aux arbres ou attaché au bout d’un bâton, le fétiche protecteur des champs de riz, des noix de cola, etc. Peu de voleurs osent chaparder une mangue ou un bout de manioc, en présence de ce génie tutélaire. Si le koma a été trouvé dans le lit d’une rivière, le silence le plus absolu est de rigueur au passage de n’importe quel cours d’eau, car en parlant on pourrait réveiller le koma qui sommeille au fond du sac. Alors, sentant son habitat d’origine, il se précipiterait à nouveau sous l’eau. S’il en était empêché, il se mettrait en colère et chercherait à faire chavirer la pirogue. Les passeurs craignent tellement un tel incident qu’ils fouillent souvent les gens pour s’assurer qu’ils n’ont pas de koma 42.
Parmi les kowan, le plus redoutable est sans nul doute le sambéo. Le même témoignage confirmera les pages que D. Paulme 43 lui consacre :
« Quelqu’un vient-il à mourir un peu brusquement, il faut immédiatement chercher celui qui a mangé l’âme du défunt. Aussitôt on hisse le mort sur un brancard porté par deux hommes. Le brancard, par le mouvement qu’on lui imprime, va désigner la personne de l’assistance ou du pays qui est cause de la mort. Celle-ci aura agi par son sambéo. Cet objet est ordinairement un petit sac contenant des débris de fer, d’aiguilles, mêlés avec de la poudre faite avec du fiel de caïman desséché. C’est parfois aussi une vieille marmite remplie des mêmes ingrédients. Il s’agit de trouver le sambéo. On a recours alors aux sorciers, les mandéa et les foéa. Les premiers par divination avec de petits cailloux, de la poussière ou d’après le son d’un instrument de musique, désignent l’endroit où a été déposé le sambéo. Alors les seconds se mettent en chasse. Il est interdit à toute personne de les suivre, car eux seuls voient ce qui est caché à tout autre œil humain. Pour mieux déguiser leur supercherie, ils passent à toute vitesse à travers les ronces de la forêt ; tirent des coups de fusil dans le feuillage des arbres où le sambéo pourrait être caché, courent de tous côtés et finissent par le trouver. On annonce la bonne nouvelle alors à tout le village pour le salut duquel les foéa se sont tant fatigués. Tout le monde va, le chef en tête, au-devant des fameux vainqueurs en chantant leurs louanges. Nul ne doit manquer, car tout absent serait soupçonné de sorcellerie. En présence de tous, on déchiquette le sambéo si c’est un petit sac et l’on en brûle le contenu. Si c’est une marmite, on la brise, et l’on jette tout ce qu’elle contient dans le grand feu allumé au milieu de la place. Ce faisant, on a brûlé l’âme du sorcier. Mais celui-ci, quoique dépourvu d’âme, n’est pas mort, paraît-il. Les foéa sont chargés de le faire disparaître. Au bout de deux ou trois mois, ils sont arrivés à leurs fins, habituellement par le poison mélangé à de l’eau, au tabac, au vin de palme. Et alors les foéa reçoivent leur récompense. Inutile de dire que le prétendu sambéo est fabriqué par les foéa eux-mêmes. Cette association est d’autant plus dangereuse que, pour en faire partie, les foéa doivent avoir livré en immolation, dans une cérémonie secrète, un membre de leur famille. »
« Une autre société de malfaiteurs qui désole le pays kissien est celle des wanna boroa ou partisans du boroa. Le boroa est un fétiche qui donne, selon eux, le pouvoir de commettre impunément des vols considérables. Partout où cette société existe, les plantations sont ravagées, les chèvres, les moutons et même les bœufs sont enlevés. Ils violent le tombeaux afin d’en tirer les ossements avec lesquels ils fabriquent des fétiches. Dans leurs cérémonies, on croit qu’ils ne boivent que dans un crâne humain. » 44
Le mayambuo 45 — ma : que tu…. yambu : fasse coucher, fasse mourir – est du même genre que le sambéo. Il est constitué d’une vieille marmite remplie de chiffons roulés en boules contenant du sable, une poussière grisâtre et une sorte de queue d’éléphant garnie de coquillages, de ferrailles et de grelots. Il a sa société secrète du même nom et son magicien : Kissino. Ses initiés sont de deux catégories :
- la haute classe est composée de six personnes par village : trois hommes et trois femmes. Le chef et deux de ses principaux notables doivent en faire parti. A ses adeptes les kugbéa (pluriel de kugbéno : celui qui connaît les secrets), le maître du fétiche découvre, moyennant finances — deux ou trois francs en 1933 — la vertu des plantes collectées dans la forêt et nécessaires au besoin de la confrérie. Ces kugbéa font un pacte, au cours de l’initiation et jurent de n’avoir plus de secrets les uns envers les autres. L’introduction du mayambuo en région kissi au début du siècle provoqua une véritable révolution sociale, car jusqu’ici femmes et hommes ignoraient réciproquement les mystères de leur initiation ! Le nouveau dieu mendé, qui a d’abord habité au village de Bankoro, puis de Sokasso (cercle de Guéckédou), a opéré le nivellement de ces toomaran (initiés du mayambuo)
- le « vulgum pecus » ignorant les secrets après comme avant l’adhésion au fétiche. Son rôle et son instruction consistent dans l’assistance aux réunions générales, à la participation aux danses et aux chants deux ou trois fois par semaine. Parmi les défenses rituelles, citons : appuyer un pilon contre un mur, griller des arachides dans la cour, apporter un régime de palmiste au village, étendre un pagne ou un filet de pêche sur un toit, etc. Quand on sait que toutes ces habitude font partie de la vie ordinaire au Kissi, on ne peut que s’étonner de la sévérité bizarre du mayambuo. Calcul utilitaire car à chaque transgression correspond une amende fixée et perçue par les kugbéa ! Comme le chef du village est le principal percepteur-juge, on peut être assuré que satisfaction est toujours donnée. Ne pas payer, du reste, engendrerait des malheurs ; et c’est même là un argument qui sert aux féticheurs en plusieurs occasions. Quand, par exemple, le pouvoir du mayambuo est en défaut, il n’est qu’une conclusion à tirer : certaines désobéissances n’ont pas été punies. Et le moyen de rendre au fétiche toute sa puissance, c’est de lever un impôt général propitiatoire. D’ailleurs, dans le cas contraire, une dîme d’action de grâce s’impose, si par exemple la protection du fétiche a été efficace, si les colatiers sont chargés de cabosses, si le riz et les cultures sont superbes, si les mulots et les oiseaux ne rançonnent pas les récoltes.
Les amendes s’appliquent encore dans bien d’autres cas, particulièrement lors du sanga. « Faire sanga », c’est demander au mort qui l’a envoyé dans l’autre monde. Le mort, étendu sur une civière (ou à défaut quelques-uns de ses vêtements), est placé sur les épaules de quatre hommes. Le devin frappe avec sa baguette le corps du défunt en lui posant la question :
— « Qui t’a fait mourir ? »
Par certaine signes, il prétend connaître le meurtrier. Souvent, il attribue la mort aux actes de sorcellerie du défunt et la juge être la punition de ses crimes. Il en appelle alors au mayambuo pour taxer la famille. L’amende, en 1933 , était ordinairement de 30 francs, plus un chien, un poulet, du riz et autres offrandes complémentaires.
Au village de Mafendou, le chef, souvent éprouvé par la mort de ses enfants, en accusait les maléfices des sorciers. Il fit donc venir chez lui le mayambuo. En deux mois il y eut quatorze décès par maux de ventre et ballonnement de l’abdomen. Les kugbéa n’étaient-ils pas initiés aux vertus des plantes ?
Parmi les rites du mayambuo, dont beaucoup d’arcanes restent ignorées, au moins connaît-on celui-ci. Pour assurer l’abondance des récoltes dans les lougans des hugbéa, ceux-ci doivent aller processionner la nuit dans leurs champs. Ils s’y rendent, hommes et femmes, entièrement nus. On dit même qu’ils portent, sur un brancard, un petit garçon enveloppé de couvertures, qui signifie et représente le mort, comme pour le sanga. On asperge les plantations avec une sorte d’eau lustrale, additionnée de sang de chien dans lequel on a dilué de la terre et de la farine 46. Pour solder les honoraires de cette bénédiction, chaque propriétaire devra, à l’époque de la moisson, remettre au kissino deux bottes de riz, deux paniers de manioc, deux petits couffins de miel… L’impôt n’est rien en regard de toutes ces amendes rituelles par lesquelles quelques-uns exploitent la crédulité publique 47.
Annexe II : Le Lokota
Chaque village coniagui possède son esprit du village personnifié dans le lokota. Il apparaît vêtu de fibres d’écorces de palmier et d’un masque imitant la trompe d’éléphant. Lorsqu’à la tombée de la nuit, il vient en direction du village, de loin, son cri perçant et saccadé, par un effet de glotte, déchire l’air. Femmes et enfants se taisent et se terrent.
Que dit-il ? Il dit, avec sa voix d’outre-tombe :
- Qu’on ne doit pas toucher aux fruits du baobab dont on fait, avec le miel, un mets très recherché.
- Que le lendemain, toutes les femmes doivent se rendre à tel lieu pour faire tel travail.
- Ou qu’à partir de ce jour les femmes devront faire cuire telle sorte de nourriture dont on est particulièrement friand et qu’elles seraient tentées de conserver.
- Que les garçons non encore initiés garderont les bœufs, les chèvres, les moutons loin des champs de mil qui vient de sortir de terre.
Quiconque n’obtempérerait pas aux ordres du lokota serait vite dépisté par lui et roué de coups.
Une fois les récoltes rentrées, on saura récompenser l’esprit du village de tous ses services en lui préparant un grand tonneau de bière de mil, qu’il boira avec les initiés.
Parfois il a de pénibles devoirs à remplir. Un enfant est-il malade dans une case ? A l’improviste, le lokota fait son apparition devant la case où est couché le petit malade, lui prend la main et lui attache au poignet un peu des fibres d’écorce d’arbre dont il est revêtu, et menace les parents… Il sait que trop souvent, malheureusement, le mal provient d’un poison que lui a administré un de ses proches parents. Si l’enfant vient à mourir, ses parents s’empressent d’offrir au lokota, pour calmer sa colère, une poule ou une chèvre, qu’ils mettent en cachette dans la case du lokota, car on a construit une case spéciale pour cet esprit qui la visite de temps en temps.
Il se manifeste aussi bien dans les circonstances heureuses de la vie, où il devient joyeux pantin pour l’occasion, après avoir bu la bière qui accompagne les grandes cérémonies, particulièrement l’initiation et l’excision.
L’esprit, tantôt terrible, tantôt condescendant, contribue soit à renforcer l’autorité des hommes sur les femmes et les non initiés, soit à donner à la justice un cachet surnaturel. Il revêt tout interdit de la valeur et la puissance de l’occulte. Aussi est terrible le sort de quiconque dévoile le secret des hommes par son imprudence. Ce qui est arrivé en 1926 à Ourous. Le lokota de ce village s’était à ce point enivré de bière qu’il était tombé sur le chemin, et, en se débattant, avait laissé voir qui il était aux yeux de tous. Pour réparer la faute commise, les vieux eurent vite fait de trouver une raison. « Il a voulu simuler le lokota ; l’esprit l’a puni. » De fait, on n’entendit jamais plus parler de cet homme. La société l’élimina.
Sans doute quelques femmes en connaissent-elles le secret, mais la crainte d’être empoisonnée les retient d’en parler et de s’en moquer. Elles y trouvent avantage en menaçant du croquemitaine lokota leurs enfants, pour les faire obéir 48.
Notes
1. Cf. M. Griaule, Dieu d’eau, Entretiens avec Ogotemméli, éd. du Chêne, 1949.
2. Gamé Guilao, « La marche des païens vers le christianisme », Bulletin de l’ESA d’Angers, mars 1083. no. 221, pp. 50-66.
3. Galéma Guilavogui, La résistance à la pénétration française dans la région de Macenta, D.E.S., I.P.C., Conakry, 1968, pp. 8-9.
4. Cf. Claude Rivière, « A propos de deux contes soussous ., Notes Africaines, 112. oct. 1960, pp. 129-130.
5. Chez les Guerzé, le polon , bois sacré de l’initiation, s’ouvre par une sorte d’arc de triomphe en feuilles de palmier, le gbangan . Une première guirlande feuillue interdit aux profanes l’entrée du bois ; au milieu d’une clairière est placée une pierre sacrificielle ; à la mort d’un dzogomu , grand maître des initiations, on y immole un chien. Au-delà de ce vestibule, une deuxième guirlande indique l’abri du nyomu , cet esprit de la forêt qui, masqué, terrorise femmes et enfants lorsqu’il sort au village.
De même, chez les Toma, chaque village important possède sa forêt sacrée, saveï , à proximité immédiate de la localité. A l’entrée ( savé lavé : bouche de la forêt sacrée) barrée par un rideau de franges de raphia, sont plantés des pieux de fougère arborescente, mpugi, sculptés grossièrement en forme de tête. Un sentier mène à la clairière, résidence des afwi qui veillent au maintien des coutumes, à leur transmission, et punissent, par l’intermédiaire des grands-prêtres, zowoï , les manquements à leurs prescriptions. Le principal afwi reçoit un nom particulier, celui de Looma s’appelle Foroo , celui de Bonoki : Bili . Tel est le camp d’initiation, Polo , où les jeunes initiés, pologi, cessent d’étre des buruaïti (non initiés) pour devenir des kébawé (adultes célibataires).
6. M. Houis, La Guinée française, éd. Maritimes et Coloniales, 1953. p. 33.
7. Cf. Bohumil Holas. Les masques kono, Haute Guinée française. Leur rôle dans la vie religieuse et politique, Geuthner, 1953.
8. Monique de Lestrange, « Génies de l’eau et de la brousse en Guinée française », Etudes Guinéennes, no. 4, 1950.
9. Yves Person. « Les Kissi et leurs statuettes de pierre ». Bulletin IFAN, série B, XXII, 1960.
10. Raoul Bunot, rêts du sud. Brindilles de la forêt toma, Collet imprimeur, Mayenne, 1950, p. 135. Sur les rites funéraires dans une ethnie voisine, consulter : J. Germain, « L’au-delà chez les Guerzés », Etudes Guinéennes, no. 2, 1947.
11. « La réincarnation d’un ancêtre dans le corps d’un de ces descendants n’est pas chose rare : on s’en rend compte par la ressemblance physique de l’enfant à l’ancêtre. Un devin peut ensuite le confirmer. Dans ce cas, l’enfant porte le nom de son ancêtre. » Galéma Guilavogui, La résistance… op. cit., p. 9.
12. Claude Levi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, P.U.F., 1962.
13. Gamé Guilao, Macenta, paradis perdu des fétiches, manuscrit, p. 21.
14. Cf. La Fête du Yedokho, dans « La voix de Notre-Dame », février 1936.
15. Cette corne-fétiche sert de flacon et contient une pommade, remède contre les morsures de serpents et piqûres d’insectes.
16. Dans la société baga des Amentchéré , qui n’existe qu’à Kaklensi sur le Kapatchez et à Koufin, la dernière épreuve consiste à se battre en duel. Le futur initié se choisit un partenaire. Les combattants sont armés d’un sabre. Ils s’en administrent des coups terribles en se frappant toujours avec le plat de l’arme. Qui piquerait son adversaire avec la pointe serait considéré comme un traître. Le combat dure jusqu’à ce que l’un des deux athlètes tombe à terre épuisé de fatigue. Alors il est jeté sur un brasier, et la règle veut qu’il ne s’en retire que « lorsque la viande sent un peu le rôti ». Evidemment, ce sont les esprits qui sont supposé; l’avoir jeté sur les tisons, parce qu’il a manqué de vaillance. (D’après le témoignage de M. Ballez).
17. Certains adolescents ne supportaient pas ces épreuves. Leur mort était annoncée chez les Baga du Monchon, à la cérémonie de clôture, par de silencieux vieillards qui posaient, sur le seuil des cases des disparus, un canari vide, sous les yeux des parents tenus de rester impassibles.
18. Cf. C. Lévi-Strauss. Anthropologie structurale, Plon. 1956, chap. : Le sorcier et sa magie.
19. Gamé Guilao, « La marche des païens… » article cité.
20. Louis-Vincent Thomas, « Philosophie de lareligion négro-africaine traditionnelle ». Afrique-Docmments, 79, Dakar, 1965.
21. Lieutenant Guillabert, Les religions en Haute.Guinée, Doc. CHEAM, no. 1960 dactyl., 1951.
22. Cf. Denise Paulme. « Structures sociales en Pays baga », Bulletin IFAN, Dakar, série B, XVM, 1-2, 1956, pp. 418-458.
23. Cf. Claude Rivière, « Les incidences sociologiques du développement économique ». Développement et Civilisations, no. 30, juin 1957. p. 58
24. Claude Rivière, « A propos de deux contes soussous ». Notes africaines, no. 112, oct. 1966, p. 129.
25. Jean Suzzoni. « Monographie de l’Ile de Kaback », La Guinée française, du 5 au 25/8/48.
26. Lieutenant Guillabert, doc. cité.
27. Cf. P-D. Gaisseau, Forêt sacrée, magie et r ites secrets des Toma, Albin Mchel, 1953.
28. Gamé Guilao, Macentas… ms. cité.
29. Originairement de 9 ans, puis de 7 ans vers 1925 , l’initiation ne durait plus que 3 ans depuis 1945 .
30. Une autre version inexacte, répandue parmi les européens de Guinée, rapporte, qu’aucun initié n’ayant péri dans le stage d’initiation, il fallait une victime compensatoire.
31. A cette époque, le café était payé de 80 à 110 F.G. le kilo au producteur, contre 200 f. CFA avant l’indépendance.
32. Louis-Vincent Thomas, « L’Africain et le sacré », Bulletin IFAN, série B, 1967 3-4. 1967, pp. 620-623.
33. M.-H. Lelong, Ces hommes qu’on appelle authropophages, Alsatia, 1946. p. 216.
34. J.-C. Froelich. Animismes, éd. de l’Orante. 1964, pp. 230-231.
35. Cf. Claude Rivière. « L’intégration des ethnies guinéennes », Afrique-Documents, 101, 1989. p. 44.
36. Sipoï est une pièce de fer forgé, outil du forgeron indigène, qui a été érigé en fétiche.
37. Cf. Claude Rivière « La promotion de la femme guinéenne », Cahiers d’Etudes Africaines, VIII, 31, 1968, p. 425.
38. Les sorciers-panthères, archives de l’INRDG, manuscrit.
39. M.-H Lelong. Ces hommes… op. cit.
40. Denise Paulme. Les gens du riz, Kissi de la Haute-Guinée française, Plon, 1954, p. 141-149 et 182-204. et Yves Person. « Les Kissi et leurs statuettes de pierre ». Bulletin IFAN, op. cit
41. Cf. B. Holas. « Denkongo, dieu de la foudre des Kissiens », Notes africaines, no. 36, p. 12 et D. Paulme, Les gens dit riz… op. cit., p. 161.
42. Informations fournies par le frère André-Marie.
43. D. Paulme, Les gens du riz, op. cit. pp. 206-207.
44. Frère André-Marie, « De quelques coutumes barbares chez les kissiens », La voix de Notre-Dame, octobre 1926.
45. Le mayawbuo aurait été emprunté aux Mendé de Sierra Leone vers 1910.
46. La chair du chien est fort appréciée des Kissiens. Un proverbe affirme :
Tun tow nwissi, tun twaw re n’wissi :
Que le chien accepte ou refuse de chasser, il y aura toujours de la viande (car on le mangera à la place du gibier).
47. Cette annexe résume plusieurs textes des archives de l’archevêché et de courts articles parus dans La voix de Notre-Dame, en juillet 1934 et janvier 1935.
48. D’après P.M. Martinière, La voix de Notre-Dame, oct. 1926.