Inventée par Sékou Touré, la politique du “problème Peul” est ancrée dans les moeurs et les réflexes politiciens des dirigeants de la Guinée post-coloniale. Elle s’est également répandue dans la propagande électoraliste (Lire Guinée : Permanence de la criminalité politique et Ibrahima Berthe and the Fuuta-Jalon). Publié le 6 juin courant, un article de Cheikh Yérim Seck a remis la polémique sur le tapis. Y a-t-il un problème peul en Guinée, est intitulé de façon interrogatoire. Mais il s’agit là d’un artifice purement rhétorique. Car à la lecture, on constate que l’auteur est affirmatif et qu’il répond plus à la question qu’il ne la pose.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je donne ici deux exemples — parmi des centaines d’autres, — à l’appui de mon analyse identifiant Sékou Touré comme le père de la fracture ethnique du pays.
Exemple 1. — Kankanais et ami d’enfance du — vrai — Professeur Djbril Tamsir Niane, Sako se dégagea très tôt la dictature naissante. Directeur général de la Douane, il obtint un congé et se rendit en France en 1963. Il n’en revint pas. Constatant la prolongation de son absence, le président de la république lui écrivit pour lui demander à revenir à son poste. Ne sachant pas qu’il s’adressait à un dissident farouche — qui rejettait le dosage ethnique —, Sékou Touree chercha à convaincre Sako en faisant vibrer la fibre mandingue. Cédons la plume à l’auteur de Guinée, le temps des fripouilles :
« Qu’on nous permette de citer ici un exemple personnel pour illustrer nos propos. Pour pouvoir quitter la Guinée, nous avions pris prétexte d’un « congé de maladie ». Le despote nous l’accorda volontiers, étant à mille lieues d’imaginer qu’on pût renoncer à un poste envié jusque des plus hauts dignitaires du régime : la Direction Générale des Douanes. Il ne fut pris de doute que lorsqu’il ne nous revit pas au terme de notre « congé ». Alors, il entreprit de nous « récupérer » à sa manière. L’argument qu’il fit tenir à ses émissaires ? Rien de plus détestable et de plus bête : les Foulas, ayant à leur tête Diallo Saïfoulaye (alors Ministre d’Etat chargé des Finances), entendaient mettre à profit notre absence pour faire nommer un des leurs. Or, nous dit-on, ce poste de confiance devait à tout prix être tenu par un Malinké. Notre présence à Conakry était donc indispensable, même pour quelques semaines seulement ; après quoi, il nous était loisible de revenir en France pour poursuivre tranquillement nos « soins ». Qu’on n’aille pas nous dire qu’il s’agit de propos d’émissaires trop zélés ou que le despote ne les a fait tenir que par ruse. Certes, celui-ci entendait-il s’adresser à notre naïveté. Mais il avait usé de ce type d’argument avec bien d’autres, avec tous ceux qu’il a placés à tels ou tels postes pour des considérations autres que l’efficacité ou la capacité, en vertu du « principe » de la primauté de l’engagement politique.
Et depuis lors, il n’a nullement renouvelé son jeu. Mais en l’occurrence, il a commis une seule erreur : c’est d’avoir oublié que celui qu’il tentait de « récupérer » de la sorte avait et a encore une toute autre conception de l’engagement politique que celle définie par le P.D.G. »
Effectivement, le ministre d’Etat Saifoulaye nomma Ibrahima (?) Sow, de Kankalabé, à la place du démissionnaire Sako Kondé.
Toutefois, en 2004 à Mamou, mon bel-oncle feu Elhadj Boubacar Barry, fils aîné d’Almami Ibrahima Sori Daara II, me révéla que Sékou Touré et Saifoulaye Diallo étaient convenus d’inverser les rôles dans la nomination des grands cadres du jeune état. Chacun d’eux se chargeait de superviser l’affectation de membres de l’ethnie de son camarade. Conformément aux termes de ce pacte verbal, Saifoulaye devait parrainer les fonctionnaires Maninka, et, vice versa, Sékou Touré devait veiller à la promotion des Fulɓe. On sait ce qu’il advint. Chef de l’Etat, Sékou Touré favorisa graduellement les Maninka et réduisit la place et le rôle des Fulɓe dans le parti et le gouvernement.
Lire Cadres politiques et administratifs dans la construction nationale en Guinée
Cette politique ethnocratique culminera en 1978, lorsque Sékou Touré déclara publiquement qu’il devait tout à sa famille. En d’autres termes, pas au peuple ! Ce fut le signal de lancement du Angbansanle, un slogan inclusif — grammaticalement et sémantiquement — de tous les Maninka et exclusif des citoyens et militants des autres ethnies…
C’est aussi l’origine du phénomène du repli ethnique, prédominant aujourd’hui en Guinée. J’y reviendrai.
Exemple 2. — En 1976 au Camp Boiro où ils étaient incarcérés pour inculpation dans le « Complot Peul », Amadou Diallo relate la conversation suivante entre Dr. Alpha Oumar Barry, ministre du Domaine des Echanges, et le président Sékou Touré :« Sékou entre alors dans le vif du sujet :
— Alpha Oumar, on nous apprend que c’est un Peul qui assurera notre succession.
D’après le docteur cette « information » émanait du Conseil des marabouts animé par Mouctar Doŋol Diallo (de Labé), un ancien renégat du BAG 3, devenu un serviteur du régime, spécialisé dans la collecte par tous les moyens d’informations à caractère occulte. Cet homme se meut dans les sphères religieuses et n’hésite pas à faire des entorses au Coran pour mener à bien son oeuvre de délation. Ainsi pendant notre détention, après nos aveux, il a obtenu qu’une quarantaine de marabouts, tous Peuls, se prononcent et condamnent l’ambition démesurée de Telli Diallo. En retour, ils eurent droit à un pèlerinage à la Mecque.
Mais revenons aux propos de Sékou Touré. Il affirme à Alpha Oumar :
— Malgré le grand courant populaire dont, au sein de notre peuple, bénéficie le PDG, il existe des foyers et des hommes qui vont tout détruire après moi.
Alpha Oumar prend alors le risque de répondre au chef de l’Etat très directement. Il lui fait remarquer qu’en dehors des tomes de la doctrine du Parti, il n’y a presque rien à perdre. A la veille de l’indépendance, la Guinée importait à peine dix mille tonnes de riz, aujourd’hui elle est tributaire de l’étranger pour plus de trois cent mille tonnes. En 1958, on exportait jusqu’à cent mille tonnes de bananes, et la Côte-d’Ivoire, à laquelle son rapport sur l’agriculture faisait allusion, comme l’avait noté le Président, n’apportait qu’un complément négligeable aux navires qui déchargeaient à Rouen. En 1976, c’est l’inverse. Sur le marché du caoutchouc, du miel, de la cire… la Guinée n’existe plus. Les « robinets » de devises sont fermés.
Mais Sékou Touré qui n’est pas homme à se battre loyalement à coups d’arguments, tourne le dos aux chiffres et revient à la charge :
— Depuis la reprise des relations avec la France, des rumeurs circulent selon lesquelles Telli devrait être mis à la tête des Affaires étrangères ou nommé ambassadeur à Paris. Il serait le seul capable de donner à la Guinée l’audience politique dont elle a besoin. Sache que nous avons plié Giscard à notre volonté. A côté des voitures, des mobylettes et des vélos qui sont des biens d’équipement et que la France va nous donner, Giscard nous a versé des liquidités. Cela s’est fait sans Telli. Que les gens qui continuent à vanter les mérites de Telli sachent qu’en dehors du Parti il n’est rien. C’est Telli lui-même qui les autorise à parler ainsi. Nous comprenons maintenant pourquoi il refuse de présider des soutenances de thèse de médecine. Il le fait en prenant le fallacieux prétexte qu’il est juriste et non médecin. Il viole ainsi les décisions du Bureau Politique.
A ces propos menaçants, Alpha Oumar répond que jusqu’ici il ne comprend pas très bien pourquoi le Président l’a retenu et qu’il considère que c’est un procès d’intention qui lui est fait. Il fait aussi remarquer au Président qu’il sait que ce dernier lui fait le reproche de s’occuper lui-même de son propre ravitaillement et de ne pas venir assez souvent à la Présidence pour s’entretenir avec lui, qu’enfin pour ce qui est de Telli il lui rapportera les propos à titre purement amical, mais qu’il espère que le Président n’attend pas de lui qu’il joue un rôle d’intermédiaire. Il lui rappelle qu’il n’a joué ce rôle qu’une fois : lorsqu’il a demandé à Telli de rentrer définitivement en Guinée après son échec à Rabat et qu’il ose espérer que Sékou Touré ne le lui fera pas regretter, car ce ne serait pas heureux pour le pays.
Le chef de l’Etat met fin à l’entretien en ces termes :
— Nous ne voyons pas où se situent tes inquiétudes. Lorsqu’il est rentré, Telli était politiquement ruiné à l’extérieur mais aussi au sein de sa propre famille. Je vais t’en donner un exemple : au nom du Parti, Telli a eu à mener des démarches auprès de Siradiou Diallo afin que ce dernier abandonne Jeune Afrique pour entrer dans une autre revue qui, elle, est révolutionnaire. La réponse de Siradiou que je ne répéterai pas, a été humiliante pour Telli. Il n’a aucune assise à l’étranger. Après Rabat, il n’avait pas le choix, il ne pouvait que rentrer. Depuis, il n’a cessé d’être ministre. Sais-tu que nous aurions pu le faire arrêter dès l’aube de notre indépendance parce qu’il figure sur toutes les listes des comploteurs établies de 1960 à 1970. Nous ne l’avons pas fait parce que nous lui faisons confiance. Les gens en général et la réaction en particulier prêtent à Telli une dimension qu’il ne possède pas. De Dakar à l’OUA, en passant par l’ONU, des circonstances particulières ont milité en sa faveur. Mais il ne peut être qu’un second. »
Tous non-Fulɓe, les quatre successeurs de Sékou Touré (Lansana Conté, Moussa Dadis Camara, Sékouba Konaté et Alpha Condé) ont, chacun à sa manière, imité la politique anti-Fulɓe du Responsable suprême de sa révolution.
Lire Fulɓe de Guinée : pluralité marginalisée
Depuis 2010, la formule de l’actuel président est catégorique : « Tout sauf un Peul », proclame-t-il. Il l’a réitérée récemment durant son interview avec le rédacteur en chef de Jeune Afrique.
Lire “François Soudan : partiel, partial et partisan”.
La politique du “problème Peul” : permanente et virulente
Etant Sénégalais, Cheikh Yérim utilise naturellement le terme Peul, qui est l’appellation en Wolof de cette ethnie-nation-civilisation presque pan-continentale. En effet, établis aujourd’hui dans trois des cinq régions d’Afrique, les Fulbe sont les descendants des Proto-Fulbe, qui furent poussés du Nord (Tassili n’Ajjer, sud-est algérien) vers l’Ouest (Takrur) par l’assèchement de l’actuel Sahara, il y a des milliers d’années.
Pour ma part, en tant que fils de ce grand peuple, produit et porteur de cette ancienne et dynamique civilisation, et membre empathique de cette vaste et complexe communauté, j’emploie exclusivement les noms autochtones, c’est-à-dire Pullo (sing.), Fulɓe (plur.) et Pular/Fulfulde pour la langue.
Yérim Seck devrait faire de même. Il rejoindrait ainsi ses concitoyens Baaba Maal et son groupe Daande Leñol, Youssou N’Dour, etc. Ces artistes de génie choisissent eux aussi les noms Pullo/Fulbe, Pulaar dans leurs créations musicales.
Baaba Maal est le chantre par excellence de sa culture. Ses titres dédiés aux exploits des héros Fulbe/Haalpular ne se comptent pas. Je citerai, à titre d’exemple, Yo Allaahu Addu Jam.
De son côté, Youssou N’Dour a publié Rokku, Mi Rokka (trad. Donne et je réciproque, à peu près) un album au nom Pulaar. Le morceau Pullo Arɗo (plur. Arɓe) y figure. C’est un chant à la gloire du Arɗo, le titre des chefs sous la dynastie — pastorale et guerrière — pluricentenaire (1200-1750) des Koliyaaɓe, fondée par Koli Teŋella Baa Pullo.
Youssou N’Dour. Pullo Arɗo
Cela dit, la réponse à la question est effectivement Oui : il y a un problème Fulɓe en Guinée. Mais on ne devrait pas le camper dans l’évenementiel, ni le réduire au sensationnel.
Dans les points ci-dessous, je présente donc brièvement les lacunes, manques à gagner et omissions du court article de M. Seck.
- Le problème en question est subjectivement politicien. Il n’est objectivement pas politique, économique, social ou culturel. La preuve est que Président Alpha Condé est entouré de Fulɓe : ministres, conseillers, ancienne épouse, etc.
- Il n’existe pas d’hostilité en bloc, homogène, des autres ethnies contre les Fulɓe. La preuve en est fournie par la dispersion des Fulɓe sur tout le territoire, où ils cohabitent en paix avec leurs voisins Maninka, Soussou, Baga, Guerzé, Kissi, Toma, Jalonka, Jakanke, Manon, Kono, Nalu, Landuma, Koniagui, Bassari, Sarakole, etc.
- Inversement, le Fuuta-Jalon théocratique fut un creuset (melting pot) multiethnique, une entité supra-ethnique abritant depuis des siècles diverses communautés Fulɓe et non-Fulɓe. Sans qu’il y eut d’affrontements après le triomphe du Jihad des neuf fondateurs de la Confédération musulmane, dont un Mandé. Récemment toutefois, inspiré par Alpha Condé, Mansour Kaba s’est transformé en Don Quichotte qui veut régner sur un Manden-Jalon hypothétique et fictif.
- Au terme de son étude de 1981 intitulée Projet d’aménagement intégré du massif du Fouta-Djalon (République populaire révolutionnaire de Guinée) le sociologue Camerounais Cosme Dikoume conclut le chapitre 1 en ces termes :
Bien qu’entièrement compris dans le territoire national guinéen, le Fouta-Djalon occupe une position géographique stratégique dans cet ensemble Nord-Ouest Africain, qui le prédestine à un rôle supra-national dans cette grande sous-région.
Il s’ensuit que le Fouta-Djalon est à la fois région originale à part, une partie d’un tout plus vaste ; c’est un pays-carrefour et de transition, un lieu où se sont rencontrés des hommes venus de la Forêt, des marécages littoraux, et surtout de la savane, qui forment aujourd’hui une trame inextricable de groupes humains d’origines diverses, fortement liés à ces milieux naturels, et réalisent des formes multiples d’occupation du sol. … L’homme foutanien est avant tout un paysan, un paysan qui considère la terre comme sa compagne naturelle dont il connaît les secrets. Cette terre est à la fois un lieu sentimental et un facteur de production parmi d’autres qui concourent à la vie de l’homme du Fouta. Son génie l’a conduit à réaliser, ce qui est rare dans d’autres régions, une cohabitation harmonieuse entre l’agriculture et l’élevage, à mettre au point des techniques culturales de domestication du sol dans les tapades qui sont l’une des particularités du Fouta-Djalon.
L’autre particularité est sans conteste son histoire singulière façonnée par la naissance et l’évolution de la communauté multi-ethnique du Fouta théocratique. - L’article de Yérim Seck place la rivalité entre Diawadou Barry et Sékou Touré à l’année 1958 seulement. En fait la violence politicienne du PDG contre ses adversaires s’appliqua contre les rivaux Fulɓe, Baga (Amara Soumah, David Soumah), etc.
Et elle dura quatre ans de 1954 à 1958, et non pas un an (1958) (Lire Le rôle de la violence dans la mise en place des pouvoirs en Guinée: 1954-1958 et La lutte entre le régime du PDG et son opposition) - La république de Guinée vécut ses trois premières années (1959-1962) dans une certaine harmonie, grâce à l’équilibre au sommet entre les deux principales ethnies : Fulɓe et Mande. Par exemple, Abdourahmane “Vieux Doura” Dalen Diallo — grand-père de Cellou Dalen (ou Dalein) Diallo — assurait l’intérim de la présidence durant les visites, intérieures et extérieures, de Sékou Touré. Bien que récent et précaire, l’arrangement projettait l’image d’une nation en gestation et d’un pouvoir collégial et inclusif. Il intégrait en effet des figures politiques adverses d’avant le référendum du 28 septembre 1958.
Ainsi Barry Diawadou et Barry III entrèrent dans le gouvernement.
Mais ce fut un bref interlude. Il précéda la tempête et la terreur du Compot Permanent. Peu d’années après, Sékou Touré fera assassiner les deux dirigeants, à deux ans d’intervalle : en 1969 et en 1971 respectivement.
Barry III fut pendu publiqument. Quant à Diawadou, il fut fusillé en même temps que Fodéba Keita et Colonel Kaman Diaby. Les prénoms de ces derniers désignent le “Complot Kaman-Fodéba”, qui décapita l’armée guinéenne . Lire Armée guinéenne : écuries d’Augias.
Meurtrier cynique, prédateur violent, Sékou Touré infligea le supplice suprême simultanément à deux personnalités naguère diamétralement opposées, ne se fréquentaient nullement et ne pouvaient donc pas coopérer pour tenter de renverser le régime. Il s’agit (a) de son ancien rival (Diawadou) et (b) de son ex-alter ego et véritable co-détenteur du pouvoir (Fodéba) de 1957 à 1965. Sékou Touré ordonna l’arrestation et le transfert du père de Diawadou, l’Almami Aguibou Barry (Soriya), de Dabola à Boffa. Le vieil aristocratique y fut placé “en résidence surveillée”. Il ne survécut que brièvement à son retour à domicile et s’éteignit de chagrin un an après le meurtre de son fils aîné.
Le commissaire de police Kindo Touré décrit l’enlèvement des condamnés de leurs cellules du Camp Boiro sous la supervision du Capitaine Siaka Touré. Ce dernier remit ensuite les prisonniers au chef du peloton d’exécution. Lt-Colonel Kaba 41 Camara raconte avec précision la scène de leur exécution au Mont Kakoulima à la sortie de Conakry, le 27 mai 1969. La multitude des détails sur la tuerie suggère que Kaba 41 les obtint d’un participant-observateur du crime. Après lecture approfondie et comparée, je suis enclin à croire que Lieutenant Lansana Conté (futur capitaine-commandant-colonel-général-président) commanda l’escadron de la mort, et qu’il se confia par la suite au Capitaine Kaba 41 (son ami, supérieur en grade, et attaché militaire au Cabinet du ministre de la défense nationale), en lui relatant minutieusement le déroulement exact de la mise à mort des accusés.
Seize ans plus tard, pour éradiquer la tentative de coup d’Etat du Colonel Diarra Traoré, le nouveau Général Conté fera fusiller Siaka Touré et les autres principaux membres et alliés mâles de la famille de Sékou Touré en juillet 1985.
Revenant à la période 1959-1962, je signale qu’elle fut dominée par le bicéphalisme politique et étatique incarné par les présidents :- Sékou Touré (secrétaire général du parti unique, le Parti démocratique de Guinée, président de la république)
- Saifoulaye Diallo (secrétaire politique du PDG, président de l’Assemblée nationale).
Le maintien de cette entente égalitaire et de cette collaboration paritaire aurait pu renforcer la cohésion du nouvel état et contribuer à la construction de l’Etat-nation.
- Sékou Touré débuta sa vie publique dans le syndicalisme. Par contre, Saifoulaye Diallo fut toujours un acteur politique. Il précéda ainsi Sékou Touré dans ce domaine. C’est ce qui explique la préséance de Saifoulaye sur Sékou Touré au sein Comité directeur du PDG en 1948. Sékou Touré venait en deuxième position du deuxième rang dans la hiérarchie de l’organisme dirigeant du PDG.
Consulter Composition du comité directeur du PDG au 30 juin 1948
Saifoulaye y formait le trio dirigeant avec Amara Soumah et Madeira Keita. Et les trois assumaient collégialement la fonction de secrétaire politique, que Sékou Touré supprima en 1963 afin de marginaliser Saifoulaye.
Ecrivant sous le pseudonyme de B. Ameillon, l’auteur de La Guinée : Bilan d’une Indépendance assigne à Saifoulaye Diallo le mérite premier dans la transformation du PDG en un parti de masse. Il écrit :« Le rôle principal dans cette réforme revint à Diallo Saifoulaye, grand Foula dégingandé, supérieurement intelligent, esprit froid et systématique. C’est lui qui avait le mieux assimilé l’enseignement politique, qu’ils avaient tous trois reçu dans la cellule, créée à Conakry dans les années 1945-1946, par quelques instituteurs européens communistes. »
De son côte, Bernard Charles dans Guinée (1963) note l’influence prépondérante de Saifoulaye Diallo dans le parti et l’Etat. Voici son portrait du numéro deux du régime à l’époque :
D’où viennent alors l’autorité et le prestige très réels détenus par le président Diallo Saïfoulaye ? De sa personnalité et de ses fonctions au sein du Parti. « Il faut absolument que vous voyiez le président Diallo; il faut que vous ayez son autorisation. » La sagesse de ce conseil donné par un ami, je m’en rendrai compte à chaque moment de mon séjour. Deux petits mots et une ébauche de signature sur une simple feuille de papier ouvriront bien des portes ou permettront d’obtenir de passionnantes interviews.… Toute l’autorité du secrétaire politique du tout-puissant BPN vous couvrira de son ombre.
Grand, mince, Diallo Saïfoulaye prend rarement la parole, accorde peu d’interviews. Mais il est toujours présent. Que Sékou Touré donne une conférence de presse, il est là, observant et méditant. Que le président de la République doive recevoir un visiteur important, homme politique ou homme d’affaires, et il fait signe à celui qui est considéré très souvent comme son alter ego. - Hélas, Sékou Touré rompit le déséquilibre le 3 janvier 1963 lorsqu’il mit fin à la double fonction de Saifoulaye. Aveuglé par la mégalomanie et la mythomanie, il opta pour la trahison et la desctruction de la Guinée. Ainsi il plaça Saifoulaye sous sa coupe en le nommant ministre d’Etat. Pour le président, la décision présentait l’avantage d’éliminer le rôle, réél, de contre-poids que Saifoulaye constituait, de droit et de fait. Elle accentua la confiscation du pouvoir et inaugura le culte de sa personnalité deSékou Touré. Depuis lors, la Guinée est prisonnière de ce modèle contre-productif et défaitiste de gestion étatique. Tour à tour en effet, les quatre successeurs de Sékou Touré (Lansana Conté, Moussa Dadis Camara, Sékouba Konaté et Alpha Condé) ont emprunté la voie facilie de l’imitation de la tyrannie et du système négatif et destructif de gouvernement instaurés par le premier président.
- Non satisfait d’avoir liquidé physiquement ses deux principaux adversaires politiques (Diawadou et Barry III), Sékou Touré inventa le “Complot Peul” en 1976. Macabre et meutrière, la mascarade avait pour but l’assassinat de Diallo Telli (premier secrétaire général de l’OUA, prédécesseur de l’Union Africaine) et de ses co-accusés. Le président guinéen en profita pour lancer des infamies contre les Fulɓe du Fuuta-Jalon.
- C’est la signification concrète du propos (programmatique) d’Alpha Condé, qui déclara vouloir reprendre la Guinée là où Sékou Touré l’a laissée. Je relève ainsi le parallèle entre les discours haineux de Sékou Touré de juillet-septembre 1976, d’une part, et la provocation délibérée d’Alpha Condé à Kankan en mai 2015, d’autre part. Dans un discours “improvisé” devant les citoyens de la capitale de la Savane, M. Condé cita les composantes ethno-démographiques du pays, et omit volontairement les Fulɓe. Les services de presse de la présidence et ses porte-parole (Kiridi Bangoura et Albert Damantang Camara) n’ont pas jugé utile de corriger la “gaffe” verbale de leur patron. Pourquoi ? Parce qu’elle exprime la pensée intime d’Alpha Condé.
- Le 28 septembre 2009, au stade sportif de Conakry, les miliciens Forestiers de Moussa Dadis Camara utilisèrent des armes à feu et des armes blanches pour abattre à bout portant, poignarder, égorger les manifestants, et pour empaler des femmes par le sexe. Dans leur orgie dégradante, sanglante et meurtrière, ils proféraient des injures à l’adresse des Fulɓe ; effectivement, au décompte final 98 % des victimes seront dénombrées parmi cette ethnie. Voir la liste partielle des victimes du massacre.
Les sbires du CNDD ne se limitèrent pas à la tuerie. Ainsi Human Rights Watch cite le témoignage d’un survivant qui rapporte les vociférations des perpétrateurs, qui s’écriaient, entre autres : « Nous devons en finir avec cette sale race. »
Aujourd’hui, comme preuve évidente de l’impunité pérenne qui sévit en Guinée, l’ancien chef de la junte militaire voudrait briguer la présidence de la république à l’élection prévue cette année. Que ses acolytes et lui-même sachent toutefois que leurs actes et propos criminels sont inoubliables et impardonnables. Et ils le seront d’autant plus que leur comparution devant le tribunal est retardée, et que justice reste délayée et déniée. - Durant la campagne électorale du 2e tour de la présidentielle de 2010, le parti d’Alpha Condé, le RPG, accusa les Fulɓe d’avoir empoisonné des boissons sucrées en vente publique. Le président de la transition, Général Sékouba Konaté, et son Premier ministre, Jean-Marie Doré, laissèrent la rumeur suivre son cours nocif. Il ne prirent aucune initiative pour y mettre fin.
Dans la même période, on formula le projet d’un périple du duo Cellou Dalen / Alpha Condé à travers le pays pour apaiser les tensions communautaires et geler le zèle partisan dans les deux camps. Le candidat Alpha Condé rejetta finalement l’idée, prétextant ridiculement que c’était un piège pour l’éliminer physiquement.
Le signal était donné pour le montage des machinations et magouilles qui aboutirent à la proclamation, truquée et suspecte, de la victoire de M. Condé au second tour. - Dire que les Fulɓe monopolisent le pouvoir économique en Guinée est une exaggération, un leurre et un piège. Car le pays n’a pas d’économie. Il ne fabrique presque rien pour satisfaire les besoins et le marché domestiques. Et il est porté absent ou défaillant dans la compétition — sous-régionale, continentale et universelle — qui régit la planète Terre à l’ère de la mondialisation. L’Etat vit de cadeaux et de dons, de remises de dettes ou de réduction de taux d’intérêt sur emprunts, de mendicité et de corruption. La Guinée est couramment mentionnée comme l’archétype de la faillite administrative et gouvernementale, politique et culturelle, sociale et économique. Lire Sommet US-Afrique. Absence du secteur privé guinéen.
Alors pour tenter de justifier l’échec monumental, on essaie de noyer le poisson dans l’eau. Précisément, on frappe les Fulɓe d’ostracisme et on les diabolise. Depuis les discours de 1976, les régimes successifs en font les boucs émissaires de leur incompétence abyssale, qui a conduit à la débâcle générale. - Alpha Condé applique ainsi le vieux principe machiévélique et démagogique du “diviser pour régner”. Mais il s’installe aussi dans la criminalité politique. Depuis son investiture, il a ajouté des dizaines de victimes aux milliers de morts — toutes ethnies confondues — tombés, avant lui, sous les balles de l’Etat terroriste de la Guinée post-coloniale. Sa sortie de Kankan a été rejettée avec alarme et mise en garde par les observateurs de la politique guinéenne.
Lire Guinée : permanence de la criminalité politique et Dangerous Game: Guinea’s President, Alpha Condé, Plays the Ethnic Card - Les dirigeants de l’Etat — tous régimes compris — sont responsables de la crise pérenne et des tensions actuelles en Guinée. La justice doit leur demander des comptes. Et ils/elles doivent être punis au prorata de leurs forfaitures et selon la gravité de leurs crimes.
- La publication de l’article de Cheikh Yérim Seck a provoqué des réactions hargneuses, vitrioliques. Et Guinée7, un site pro-Alpha Condé, s’est répandu en imprécations et en invectives. Peine perdue. M. Seck n’a fait qu’évoquer le mal artificiel qui ronge la classe politique. Il ne sert à rien de l’attaquer et de l’insulter. Il faut plutôt consacrer une énergie à la quête de la justice pour les milliers de victimes des dictatures successives. Le corps sans sépulture et l’âme innocente de l’écrasante majorité des morts, la douleur et le deuil continus de leurs familles, réclament la réparatation des torts moraux et matériels subis. La terre guinéenne est gorgée du sang de torturés et de fusillés sans défense. Tant que ces crimes n’auront pas été reconnus par leur perpétrateur —l’Etat — et jugés par un tribunal compétent, le pays végétera dans le paradoxe d’abondantes ressources potentielles impuissantes à réduire la pauvreté et la misère galopantes.
- Vouloir et chercher à marginaliser les Fulɓe relève de l’utopie la plus stupide. C’est un effort vain, une mission impossible. En Guinée leur poids démographique est majeur. Leur rôle économique est important. Bien que, à mes yeux, il soit insuffisant et controversé ; en effet il met l’accent sur le secteur tertiaire (distribution, commerce de détail et demi-gros) au détriment de l’investissement dans l’éducation, la modernisation de l’élevage, la construction d’infrastructures, le déploiement de réseaux numériques de communication, etc.
Quoiqu’il en soit, la Guinée souffre des séquelles de l’empoisonnement et du pourissement de l’espace politique par Sékou Touré. Si les Fulɓe se trouvent constamment ciblés par les politiciens, il n’en demeure pas moins que tout le pays est en détresse. Car ni les Maninka, ni les Soussou, ni les Guerzé n’ont bénéficié du règne d’un des leurs ; soit au total, trois présidents Maninka (Sékou Touré, Sékouba Konaté, Alpha Condé), un Soussou (Lansana Conté) et un Guerzé (Moussa Dadis Camara).
Au contraire, la dictature de chacun de ces hommes n’a apporté que déclin et discrédit au peuple qui leur donna le jour.
Entretemps, au triple plan géographique, démographique et économique le Nigeria est un multiple par cent de la Guinée. Il vient de porter un Pullo pour la quatrième fois à la tête de l’Etat depuis 1960. Il y a eu successivement Shehu Shagari, Général Muhammadu Buhari, Umaru Yaradua, Muhammadu Buhari (pour la deuxième fois).
Pareillement des Fulɓe ont dirigé des pays dans le passé (Cameroun, Mali, Mauritanie), ou actuellement (Sénégal, Nigeria). Leur bilan est comparable à celui de présidents non-Fulɓe chez eux, ou ailleurs. Et il est incontestablement meilleur à l’héritage de Sékou Touré.
Lire Fulɓe and Africa et Once-Green Sahara Hosted Early African Dairy Farms - Dernier point, et non le moindre, la Guinée doit — nécessairement, impérativement et obligatoirement — exorciser les démons et les complots de Sékou Touré. Elle peut le faire par la séparation du pouvoir entre les trois branches de l’Etat (législatif, exécutif, judiciaire) et par l’instauration de la suprématie de la loi et du règne de la justice. C’est alors seulement qu’elle saura que le critère ethnique n’a qu’une importance relative face aux exigences d’intégrité et de compétence du chef de l’exécutif, et surtout face à l’exécution rigoureuse — par lui/elle et tous les dirigeants — du serment d’être le serviteur humble et dévoué des populations, et non leur maître cruel et indifférent.
Après tout, on ne peut pas être bon(ne) politicen(ne) et vrai homme/femme d’Etat en s’enfermant dans le diktat (genre Alpha Condé). On le devient en cultivant le consensus avec ses pairs élus et ses concitoyens.
La phrase de Barack Obama à l’adresse des présidents du Bénin, de Côte d’Ivoire, de Guinée, et du Niger, à la Maison Blanche en 2011, résonne encore. Il leur rappella en effet que l’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts. Elle a besoin d’institutions fortes. C’est là le fondement, le soubassement et le secret de la démocratie.