Keita Fodeba & M. Huet

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M. Huet & Keita Fodeba
Les Hommes de la Danse
Photographies de Michel Huet
Préface de Keita Fodeba

Présentation et mise en pages:
Simone Jeanson & Jean-Louis Bedouin
Editions Clairefontaine. Lausanne. 1954. 134 pages.

Ils nous disent les hommes du coton, du café, de l’huile,
Ils nous disent les hommes de la Mort.
Nous sommes les hommes de la Danse, dont les pieds rapides reprennent vigueur en frappant le sol dur.
Léopold Sédar Senghor
Chants d’Ombre


Fodéba Keita (1921-1969)
Lo. Masque de danse senufo

Je n’oublierai jamais l’impression que me fit la visite des collections ethnographiques d’un musée parisien. De tous les objets qui garnissaient l’une des salles, deux masques surtout attirèrent mon attention. Leurs traits avaient une expression si profondément humaine! Ils semblaient imprégnés d’une telle mélancolie dans ce cadre qui n’était pas le leur que jamais simples figurines de bois ne m’avaient paru douées d’un aussi grand pouvoir d’évocation. Depuis mon arrivée en France, il ne m’avait jamais été donné de découvrir une image de l’Afrique à la fois si concrète et si pathétique. En dépit de la différence de leurs formes et des signes particuliers qui les caractérisaient chacun, tous deux évoquaient à mes yeux tant de souvenirs de mon pays, que le soir encore il me semblait entendre dans un demi-sommeil la nostalgique voix du plus vénérable d’entre eux me conter son histoire:

« Regarde-moi dans les yeux, enfant d’Afrique, et ne sois pas étonné si mon visage te paraît marqué par le désespoir. Depuis que je suis enfermé entre les murs de cette salle, mes yeux ont terni, mon fier sourire d’antan a disparu et mes traits ont été figés par la honte. Pendant des années, mille regards profanes ont violé le secret de ma face et la poussière m’a souillé, se logeant jusqu’aux commissures de mes lèvres. « Pièce de musée » , c’est ainsi que l’on m’appelle, en dépit de mon auguste barbe! Et pourtant que d’émouvants souvenirs témoignent de mon ancienne grandeur !
Il y a longtemps, bien longtemps, j’étais un des esprits les plus vénérés de cette savane africaine où le sol est si généreux pour les céréales, où les torrents s’assagissent pour devenir des fleuves. Nuit et jour, tout un peuple de fidèles se prosternait à mes pieds pour me consulter, me remercier de mes bienfaits et m’honorer. Aujourd’hui, déchu et profané, je suis tombé de mon piédestal pour être mêlé à la foule des mortels.
La vénération dont je fus autrefois l’objet n’est d’ailleurs pas la moindre des contradictions qui constituent la trame de la vie. Né du travail conscient des hommes, ne me devais-je pas en effet d’adorer pieusement le génie humain qui m’avait engendré ? Tout au contraire, je fus par la grâce céleste hissé au rang des divinités tutélaires et ce furent mes propres créateurs qui me vouèrent un culte.
Médiateur entre les hommes et le grand dieu du ciel, le rôle qui m’était assigné était essentiellement utilitaire. Comment en aurait-il pu être autrement? A-t-on idée, pour le seul plaisir visuel, d’exposer un dieu, quand bien même ce dieu serait « objet d’art » ? Là-bas, sous les tropiques, j’accomplissais consciencieusement mon devoir ; j’étais heureux de le remplir. Faire germer les céréales, appeler la pluie en période de longue sécheresse, répandre l’espoir, écarter les malheurs et prodiguer la joie au son des tams-tams, telle était ma seule raison d’être. Qu’ils m’étaient agréables ces soirs où, à l’occasion d’une naissance, d’une pêche fructueuse ou d’un mariage, le village tout entier m’exprimait son respect et sa gratitude en exécutant ses plus belles danses accompagnées de chants ! Tout mon peuple s’extériorisait ainsi sans réserve et sans crainte.
Depuis que je suis en Europe, dans ce musée, j’ai souvent entendu des visiteurs déclarer entre eux que la danse devait nécessairement viser à la grâce et à la beauté, participer d’une esthétique autant que de l’expression d’une idée. Dans mon ancien royaume des bords du Niger, la danse, comme d’ailleurs tous les arts, écarte au contraire toutes considérations et toutes contingences qui ne sont pas strictement utilitaires. Toutes les créations artistiques de l’Afrique, loin d’être des jeux de l’esprit ou des sources de distraction, sont destinées à suppléer à la faiblesse de l’homme devant l’inconnu et la nature.
Aucun masque, aucun objet de vannerie ou de terre cuite ne sert uniquement à flatter le sens de l’esthétique. Tout ce qui est fait de main d’homme doit répondre aux nécessités les plus impérieuses de la vie humaine. Le domaine artistique n’échappe pas à cette loi et c’est pourquoi la danse et ce qui s’y rattache sont avant tout en Afrique l’expression d’un besoin vital.

Dans les paisibles villages aux cases rondes, on apprend à chanter et à danser tout comme on apprend à parler. Nul n’y danse pour son voisin, mais bien pour exprimer ce qu’il ressent et que le rythme et les mouvements du corps traduisent dans un langage qui, pour être différent de celui de la parole, n’en est pas moins aussi intelligible. Ainsi, à travers chants et danses, les gens du pays me confiaient leurs sentiments, leurs émotions et me contaient jusqu’aux plus petits incidents survenus au village. J’étais sensible aux moindres nuances du son du tam-tam. Par lui, j’apprenais par exemple qu’un hôte de marque entrait au village. Les Anciens se réunissaient-ils sous l’arbre à palabres, les tambours m’en avertissaient aussitôt. A travers leurs rythmes, je savais de quoi s’entretenaient les vieillards et pourquoi les sociétés secrètes procédaient à une initiation. Chaque pas de danse, selon sa forme, son élan ou sa chaleur, exprimait à mon intention une joie ou une peine, un repentir ou un remerciement.

La voix du masque se fit alors de moins en moins distincte et je vis apparaître et disparaître l’un après l’autre dans l’ombre les mille visages des génies tutélaires. Les uns étaient cornus comme l’antilope ou portaient une barbe faite de fourrure de singe, d’autres étaient pourvus de mâchoires de crocodile, et d’autres encore avaient les yeux fendus en amande. A travers leur diversité, il me semblait percevoir mille rythmes différents, aussi envoûtants les uns que les autres. Au cliquetis des calebasses à grenaille, au tintement des clochettes de fer, répondaient les flûtes criardes, les appels brefs des sifflets, les longues plaintes des trompes, les notes grêles des harpes et des guitares ancestrales.

Dans un pays où le tam-tam transmet si éloquemment les messages à distance, on ne saurait dissocier musique et danse, car les rythmes sonores et les mouvements des corps ont la même capacité d’expression. Autant un pas évoque un rythme, autant une chanson implique une figure de danse. On ne saurait comprendre non plus le rôle essentiel que joue la danse dans la vie des peuples africains si l’on ne tenait compte des conditions de vie qui sont les leurs. Lorsque le corps a la légèreté et la souplesse d’une liane, qui pourrait l’empêcher de danser ? Quand le stade économique est essentiellement agraire et n’engendre en conséquence que peu de besoins et de soucis matériels, pourquoi ne pas évoluer comme l’oiseau, ramper comme le serpent, s’épanouir comme la fleur et communier ainsi avec la nature et les forces mystérieuses qui la peuplent et l’animent ? Si l’on tient compte de ces circonstances, on voit du même coup qu’il était pour ainsi dire fatal que les Africains fussent les véritables hommes de la danse. Le rythme même de leur existence n’est-il pas déjà une invitation à la danse, une mesure simple à quatre temps, qui pourraient se traduire par ces impératifs:
— Travailler pour la collectivité.
— Jouir des fruits du labour commun.
— Honorer les dieux qui protègent l’homme au cours de sa vie et le sauvegardent après la mort.
— Extérioriser les causes et les effets de ces activités par le chant et la danse.

D’aucuns ne manqueront pas d’en déduire que si les habitants de nos villages frappent du pied en cadence le sol de la place publique, c’est inconsciemment qu’ils le font, tels une feuille secouée par le vent ou une épave dont se jouent les vagues. Cependant pas une de nos danses n’est exécutée sans motif précis. De même qu’il y a des danses traditionnelles issues de l’histoire ou du cérémonial rituel, il y a des danses circonstancielles qui naissent des innombrables imprévus de l’existence.

Ainsi, du temps où la civilisation mandingue rayonnait sur une grande partie du continent, le vautour qui planait habituellement autour du cadavre des vaincus fut considéré comme le symbole de la bravoure et du courage. On lui dédia une danse que les guerriers les plus intrépides exécutaient solennellement après une victoire. De nos jours, la tradition mandingue a adopté cette « Danse des Vautours » comme une distinction honorifique et nul n’a le droit de la danser s’il ne s’en est rendu digne par une action d’éclat et s’il n’en a reçu l’autorisation du Conseil des Anciens. Mille danses de ce genre jalonnent l’histoire de l’Afrique et l’expliquent. En revanche, la tradition populaire a créé, au cours des siècles, d’autres danses dont le caractère est également symbolique mais qui sont consacrées aux cérémonies rituelles. Telles sont, chez les populations de Haute-Guinée, celles qui marquent l’initiation des enfants pubères aux principaux devoirs de la vie. D’abord envoûté par les rythmes traditionnels, l’enfant à initier est possédé par le démon de ses mauvaises tendances naturelles. Il danse jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Puis il est ranimé par le féticheur dont l’exorcisme lui dicte alors le chemin du bien. Quant aux danses de circonstances, elles sont aussi nombreuses et diverses que les événements de la vie et se caractérisent surtout par la grande part qui y est laissée à l’improvisation. C’est ainsi, par exemple, qu’au rythme trépidant des tams-tams et des balafons, le village tout entier célébrera le retour d’un soldat au foyer, une chasse fructueuse ou la réconciliation de deux chefs de tribus.

Il importe d’ailleurs de noter qu’une réjouissance dont le caractère est à l’origine tout à fait circonstanciel peut se répéter périodiquement par la suite sans pour cela être assimilée au cycle des manifestations rituelles. Le meilleur exemple qu’on en puisse donner est à coup sûr la fête des défrichements. Au début de la saison des pluies, tout le village se rassemble à l’appel des tams-tams pour cultiver en commun le champ de chaque chef de famille. Et le soir, au clair de lune, cette forme d’assistance collective dont bénéficient sans distinction toutes les familles est l’occasion de grandes festivités et de danses joyeuses. »

Je rêvais encore à toutes ces réjouissances qui animent la calme et délicieuse vie de chez nous, lorsque la voix du masque reprit:

« Que de fois j’ai jubilé, disait-elle, en voyant danser mon peuple, du haut de mon trône ! J’incarnais l’âme des Ancêtres et mon rôle était de veiller à l’application de la morale traditionnelle, fondée sur les impératifs de la vie communautaire. Chaque geste, chaque cri des danseurs, m’indiquaient clairement la satisfaction que ceux-ci goûtaient après avoir accompli la tâche dont ils étaient redevables envers la communauté. Ces souvenirs resteront pour moi toujours vivaces. Bien que déchu, je n’oublierai jamais l’inlassable piétinement des Hommes-Panthères à l’orée des bois, les soirs d’initiation, non plus que la gracieuse danse nuptiale qui, le lendemain d’un mariage, annonçait aux villageois l’heureuse consommation des noces.

Pourtant, que de choses j’ai apprises depuis que les Blancs m’ont exilé dans leur pays ! Parti du fin fond du Soudan, j’ai visité les plus grandes villes d’Afrique, de Bamako à Dakar, et j’ai compris à quel point l’influence des civilisations étrangères à ces pays en avaient profondément transformé la nature et les moeurs. La machine y a pris le pas sur le culte de la terre et des esprits. Les hommes, qu’ils soient étudiants ou simples ouvriers des chantiers de Dakar, n’ont plus guère d’égards pour nous autres, divinités ancestrales. Tous me parurent affairés, préoccupés, soucieux surtout de satisfaire les nombreuses exigences que leur crée leur nouveau mode de vie. A peine avaient-ils le temps de prêter la moindre attention aux joies et aux souffrances de leurs voisins. Quel contraste avec les époques antérieures ! Jadis, au temps de la suprématie des divinités, dans ces mêmes agglomérations si considérablement développées aujourd’hui, les hommes observaient la morale traditionnelle qui condamne la conception individualiste de la vie et l’appliquaient à toutes leurs activités. Le soir, autour de feux de bois, ils aimaient se rassembler pour écouter un conteur ou pour danser pendant des heures sur la place publique, après les pêches collectives ou les travaux des champs. En ce temps-là, les grandes villes modernes n’étaient encore que de petits villages aux toits de chaume, aux murs d’argile, mais ils formaient autant de familles dont la fraternité et la solidarité étaient les premiers préceptes.

Depuis que je suis ici, j’ai entendu professer bien des opinions sur l’art et la civilisation des différents peuples. Bien que mon origine remonte aux temps les plus reculés — ou bien précisément à cause de mon ancienneté même — je pense qu’il n’est pas de force capable de s’opposer définitivement au progrès humain. S’il est vrai que toute véritable civilisation doit à la fois pouvoir « donner et recevoir » , les Africains ont tout intérêt à conserver de leur patrimoine ce qui demeure universellement valable, tout en empruntant à l’extérieur ce qui est nécessaire à leur évolution actuelle. Mais qu’ils se gardent, guidés par des intérêts mercantiles, de méconnaître le rôle social et utilitaire de leur art, comme le font, hélas ! beaucoup de ces artisans qui, installés aujourd’hui aux abords des marchés, fabriquent des articles destinés à satisfaire le goût de l’exotisme. Les plus belles figurines perdent ainsi leurs dimensions originelles pour être réduites à celles de minuscules objets d’exportation. Les masques, qu’on colorait jadis avec d’ authentiques peintures indélébiles, sucs végétaux et terres mêlées de graisse, sont enduits de vulgaire cirage. Il parait impossible d’objecter qu’il s’agit là d’une modification du goût correspondant à la transformation de la structure économique. Il est d’ailleurs paradoxal de constater qu’autrefois ces mêmes objets satisfaisaient à l’harmonie des couleurs, des lignes et des volumes, alors même que le but de ceux qui les sculptaient n’était pas de faire oeuvre d’art mais oeuvre utile. Il va sans dire qu’ils étaient créés avec tout le coeur et l’esprit que doit comporter toute manifestation artistique digne de ce nom.

J’ai souvent été chagriné d’entendre des visiteurs s’exclamer en me contemplant: « Quel beau masque de danse ! » Comme si une divinité pouvait servir d’ornement de danse! La vérité est qu’à travers le réseau compliqué de ses pas, le danseur conjure le dieu que représente son masque, le remercie d’un bienfait ou lui adresse un voeu Le masque est sacré et, de ce fait, ne représente jamais un vivant, fût-il roi, à moins que ce dernier n’ait été officiellement assimilé aux grandes puissances surnaturelles. Pour la pensée africaine, qui est essentiellement animiste, les masques, tout comme les statuettes, les marionnettes et les autres figurations rituelles, représentent et concrétisent l’âme des Ancêtres ou d’autres esprits puissants répandus dans l’univers. C’est de la sympathie et de la protection de ceux-ci que l’Africain désire s’assurer.

Certes, une telle ambition suppose la connaissance de règles morales auxquelles la distinction fondamentale du bien et du mal, du licite et de l’illicite, n’est pas étrangère. Chaque peuple a ses coutumes et ses lois pour faire respecter cet héritage des générations précédentes que constitue pour lui son code moral. Tandis que les uns usent de sanctions physiques et matérielles, d’autres en appellent à l’autorité des esprits, gardiens et garants des traditions. Je fus l’un de ces gardiens. Mais aujourd’hui j’ai rempli ma tâche; mon rôle est terminé. J’ai transmis mes pouvoirs aux nouveaux masques, mes fils, qui sont encore vénérés dans les villages de la savane et de la forêt.

Un jour viendra cependant où leur règne s’achèvera, où l’ère des divinités prendra fin en Afrique, comme ce fut le cas dans certaines civilisations antiques. Que l’Afrique de demain se garde cependant de perdre le secret de ses danses et de ses chants ! Qu’elle sache encore danser, ce qui pour elle signifie qu’elle sache vivre, mille ans durant sa vie n’ayant été qu’une seule et même danse aux innombrables figures, véritable danse de vie qui constitue aujourd’hui son message! Ce message, l’Africain des villes se doit de ne pas le négliger, de n’en point abandonner le sens aux hasards et aux vicissitudes de l’histoire. J’ignore dans quelle mesure la danse peut jouer un rôle déterminant dans les autres sociétés. Mais je sais qu’avec tout le contexte moral et social qui s’y rattache, elle a été le lien qui permit aux sociétés africaines de maintenir leur cohésion. Je sais aussi que seul le tam-tam possède assez de force et de magie dans la voix pour parler aux Africains leur langage originel.

Aussi, avant de rendre à jamais mon souffle aux Ancêtres, je veux encore te dire ceci, enfant d’Afrique: Quand le règne des masques prendra hn, c’est aux hommes seuls qu’il appartiendra d’assurer la bonne marche du monde. Puisse l’expérience des anciens dieux leur servir ! »

Ainsi parla le vieux masque de bois.

Si j’ai dû, en certains passages de son discours, adapter quelque peu son vénérable langage, on voudra bien se souvenir que la voix des oracles nécessitait aussi une interprétation. Il me reste à indiquer que, si différentes que soient les formes et l’origine des danses présentées dans cet album, elles ne m’en paraissent pas moins participer toutes du même esprit. Cet esprit est celui que l’homme ne cesse de découvrir avec émerveillement en lui-même. Pour lui, il n’est qu’une loi, celle d’un mouvement perpétuel et ascendant.

Au dynamisme de la pensée répond ainsi le dynamisme de la danse, cette pensée transposée dans le monde des corps.

Keita Fodeba

Masque cérémoniel senufo

Consulter également:

  • Les Masques Kono (Haute-Guinée Française): leur rôle dans la vie religieuse et politique
  • Guinée. Peuples de la Forêt
  • Forêt Sacrée. Magie et rites secrets des Tomas
  • Fétichisme et démystification. L’exemple guinéen

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