André Lewin : Qui a tué Cabral ?

 

Amilcar Cabral

  • L’assassinat de Cabral : faits et implications
  • L’assassinat de Cabral expliqué
  • Amílcar Cabral: revolutionary leadership and people’s war

Qui a tué Amilcar Cabral ? Tel est le titre qu’André Lewin donne au chapitre 70, volume 6, de sa série bio-bibliographique Ahmed Sékou Touré (1922-1984). Président de la Guinée de 1958 à 1984. Paris. L’Harmattan. 2010, 8 vols.

Les 8 volumes d’André Lewin sont alternativement informatifs et révélateurs, clairs et opaques, impartiaux et partisans, objectifs et subjectifs, fouillés et superficiels.

Comparativement long, le chapitre 70 n’échappe pas à la démarche de l’auteur. Au contraire, il y introduit — sans en explorer les implications — des aspects épineux de la dictature de Sékou Touré. J’en retiens ici cinq :

1. Rapports Portugal-Guinée

André Lewin écrit :

« Le 26 mars 1968, un Antonov-14 d’Air Guinée se pose en catastrophe à Bissau ; cinq personnes de la suite présidentielle qui accompagnait le président malien Modibo Keita à Labé pour une réunion de l’OERS et qui se trouvaient à bord, sont autorisés par les Portugais à rejoindre Conakry (certains s’étonneront du trajet peu rationnel qu’avait emprunté l’avion). Mais en échange de l’appareil et des deux membres d’équipage, Lisbonne demande à Conakry que soient libérés plusieurs militaires portugais faits prisonniers par le PAIGC et détenus en territoire guinéen.
Sékou Touré aurait hésité à faire pression sur Amilcar Cabral pour une telle transaction, mais finit par s’y résoudre ; les soldats libérés seront remis à la Croix Rouge Internationale le 19 décembre 1968. »

Il apparaît ainsi que deux ans avant l’attaque du 22 novembre 1970, Sékou Touré s’était ingéré directement dans la gestion des affaires du PAIGC. Il arracha à Cabral la libération des prisonniers de guerre portugais en 1968. Il récidiva en 1970. Mais si la transaction de 1968 fut pacifique, il en fut autrement pour la seconde fois. En 1970, nous assistons à un marché de dupes dont les termes,  contrasté, risqués et compliqués, eurent des conséquences tragiques.

Amilcar Cabral et Sekou Touré, Conakry, 1972

En effet, si en 1968 Cabral hésita à libérer les prisonniers portugais,  il était consentant en 1970. Car parmi les 18 détenus capturés par le PAIGC sur le champ de bataille, il se trouvait le fils du richissime maire de Lisbonne. Contacté par les autorités portugaises, Cabral accepta l’offre d’un troc des prisonniers contre une forte rançon.  Il  comptait utiliser l’argent des colonialistes pour améliorer l’arsenal de combat des ses guérilleros. Quelle ne fut sa déception lorsque Sékou Touré rejeta sa démarche. En dépit de l’avertissement de Cabral qui mit Sékou Touré en garde contre l’alternative, c’est-à-dire une attaque militaire contre son pays-hôte : la Guinée-Conakry. Pour toute  objection, Sékou Touré se contenta de dire :
— Qu’ils viennent. Ils nous trouveront prêts à les accueillir. …
Mais ce n’était pas tout. Il y avait, comme on le dit, anguille sous roche. Car quelques semaines après avoir écarté la proposition d’Amilcar, le président Sékou Touré autorisa le transfert du groupe prisonnier de Mamou à Conakry. Là ils furent enfermés dans les locaux du PAIGC situés en bordure de l’Océan Atlantique. Les services de renseignement portugais répertorièrent les lieux, photos à l’appui. L’armée coloniale élabora des cartes d’état-major en préparation d’un raid de commando sur Conakry. (Lire à ce sujet le chapitre 65 et l’extrait du livre de Pierre Clostermann dans l’Annexe 1 du même chapitre.) L’hypothèse est, depuis, répandue que Sékou Touré aurait conclu un marché avec les Portugais. Mis au courant des préparatifs de l’attaque du 22 novembre — par Cabral et d’autres sources —, le président guinéen aurait facilité l’enlèvement des prisonniers de guerre par un raid de commandos en amenant  le du PAIGC à les placer en bordure de mer. En échange, il s’attendait à ce qu’on lui livre ceux des opposants de son régime qui feraient partie de l’opération.

Prisonniers de guerre portugais au Camp du PAIGC, Quartier La Minière, Conakry, 1970.Commandant Thierno Diallo, 2e à gauche, à bord du navire Montante en compagnie d’officiers portugais

La rumeur courut que Siradiou Diallo fut l’un de ces dirigeants. Mais il ne l’a jamais admis. Interrogé par Lewin, il nia sa participation à l’attaque. Par contre, Commandant Thierno Diallo fut, incontestablement, l’un des cerveaux militaires de l’aventure. Sa fille, Bilguissa, vient de publier son livre Operation Mar Verde, consacré à cet évènement historique. J’y reviendrai.

2. Sékou Touré et Amilcar Cabral

André Lewin écrit :

« Convaincu que la lutte armée doit être précédée par une préparation politique, il s’installe à Conakry en juillet 1961. Bureaux, quartier général, casernements, résidences, occupent une zone du quartier dit “La Minière”, dans la banlieue de Conakry. Cabral y ouvre une école de cadres. Les hommes formés dans cette institution sont ensuite envoyés secrètement en Guinée-Bissau pour expliquer la lutte de libération aux paysans. Idéologue du mouvement, rassembleur d’hommes, Amilcar Cabral mène méthodiquement cette longue préparation, en dépit de rapports parfois difficiles avec les autorités de Conakry. »

Ana Maria Cabral

Il ne pouvait en être autrement. Sékou Touré était jaloux et suspicieux. Il ne faisait confiance en rien ni à autrui, y compris son ombre. Sa scolarité escamotée, par sa faute, avait nourri en lui un profond complexe d’infériorité vis-à-vis des diplômés de son entourage. Or Amilcar Cabral était un ingénieur de formation, sorti de l’Instituto Supérieur d’Agronomie de Lisbonne. Il y créa un mouvement étudiant opposé à la dictature de Salazar et visant la libération des colonies portugaises d’Afrique.
En plus de la gratitude pour l’établissement du QG de la lutte du PAIGC, il éprouvait pour Sékou Touré la fraternité et la camaraderie basée sur leur lutte solidaire. Mais il avait peu à envier à son hôte. Car tout comme Sékou Touré, Cabral avait une personnalité charismatique. Et il était peut-être plus à l’aise dans sa personnalité que son hôte. Il jouissait notamment d’une formation universitaire, d’une grande culture intellectuelle et d’une large ouverture d’esprit. Enfin, tout en respectant le président guinéen et son aîné, il n’était pas homme à faire allégeance à Sékou Touré. Du reste, sa stratégie perçait vers la réussite. Au point que certains gouvernements (Danemark, Finlande, Norvège, Suède) le traitaient comme un  chef d’Etat.  Ce développement ne devait pas forcément faire plaisir à Sékou Touré.

A la fin des années 1960, début des années 1970, le Ciné-club de l’Institut Polytechnique G.A. Nasser de Conakry avait l’agréable devoir de faire projeter les court-métrages  sur la lutte du PAIGC. Amilcar Cabral acceptait l’invitation de participer, avec Aristides Pereira, à la projection suivie de débats avec les étudiants. Sympathique et bon orateur, il apportait son message confiant et positif à une salle archi-comble, vibrante de sympathie et d’enthousiasme. A la fin de la séance, les animateurs du Ciné-club l’accompagnaient  jusqu’à sa modeste voiture Volkswagen. Parmi ces étudiants, il y avait Thierno Mamadou Sow (mathématiques), Mamadi Camara “Mam” (économie-administration), moi-même, etc. Les deux hommes nous serraient chaleureusement la main et nous félicitaient pour l’organisation de la cérémonie.

A ces éléments d’appréciation historiques s’ajoute le fait qu’Amilcar était un métis. Or, — à l’exception de sa troisième femme, Andrée — Sékou Touré a notoirement sévi contre les métis qui croisèrent son chemin. Je citerai pour preuve l’assassinat au Camp Boiro de :

  • Marof Achkar, représentant de la Guinée à l’ONU (1965-1968)
  • André Sassone, premier chef du protocole de la présidence
  • Emile Condé, membre pionnier du PDG, ministre
  • René Porry, chef de la milice de la fédération de Conakry II
  • Emile Cissé, gouverneur de la région de Kindia
  • etc.

Les charlatans de Sékou Touré lui avaient prescrit d’immoler 71 prisonniers politiques de teint clair s’il voulait nuire et triompher de Félix Houphouët-Boigny — son ancien protecteur et maître . Ce chiffre correspondait à l’âge du président ivoirien à l’époque.  La prescription fut suivie à la lettre. Le nombre recommandé fut retenu et Sékou Touré ordonna, en août 1971, le massacre de 71 prisonniers politiques, immolés comme sacrifices humains pour “assurer” la longevité de son régime.

Louis Senainon Behanzin

L’hostilité des frères Sékou et Ismaël Touré  à l’encontre des métis, ne le cédait qu’à leur haine contre les Fulɓe. Cette dernière s’étala nue dans le Complot Peul de 1976

Mais pourquoi persécuter les métis ? C’est absurde. On leur en voulait peut-être d’avoir eu un statut privilégié sous le régime colonial. Mais on ne peut non plus nier que des membres de  cette communauté joignirent tôt la lutte anticoloniale.

3. L’assassinat de Cabral à Conakry

André Lewin rapporte :

«… Le 20 janvier 1973, c’est Amilcar Cabral qui est assassiné à Conakry. La soirée est déjà avancée (il est près de 23 heures) lorsque le secrétaire général du PAIGC et sa femme Ana Maria 95 sortent d’une réception donnée par l’ambassadeur de Pologne, et montent dans leur voiture, une Volkswagen du fameux type Coccinelle. Le véhicule se dirige vers le quartier général du PAIGC, où habite le couple. Peu avant d’arriver à leur villa, une Jeep du PAIGC, tous phares allumés, surgit. Amilcar Cabral s’arrête et descend de sa voiture. Aussitôt, des hommes armés l’entourent. Un dialogue s’engage. Le commando demande au chef du PAIGC de le suivre. Celui-ci refuse. Après un instant d’hésitation, l’ordre de tirer est donné par le chef du groupe. Cabral est atteint à l’abdomen par une rafale de mitraillette et expire presque tout de suite. »

Cette version des circonstances de la mort d’Amilcar est inexacte. Sa veuve, Ana Maria, fut le seul témoin oculaire. Elle lui survivre aujourd’hui encore. Elle raconte la scène tragique devant la caméra du documentaire long-métrage sur son mari. En 2008 j’ai assisté à une projection du film organisée conjointement par le Cabral Truth Circle et Busboys & Poets (15th & U St. N.W.) à Washington D.C. (Lire mon compte-rendu (en anglais).

Ana Maria déclare :

« Cabral résista physiquement à ses attaquants. Mais la lutte était inégale. Ils le maîtrisèrent rapidement, le ligotèrent et le transportèrent dans la maison. Là, ils le déposèrent sur le divan du salon. Impuissant mais défiant, Cabral leur dit qu’il préférait la mort à la corde qui le liait. Il leur rappela que c’est de cette manière que les marchands d’esclaves et les colonialistes traitaient les Africains. …
Peu après, il reçut deux balles au côté droit du ventre. Quelques minutes plus tard, les assassins l’achevèrent par une rafale de sept à huit coups, conclut-elle. »

L’exposé d’André Lewin reprend par la suite, sans les examiner, les allégations impliquant ou disculpant Sékou Touré dans le meurtre de Cabral. Il rappelle aussi que le premier président guinéen entretint des rapports ambigus, non désintéressés et peu altruistes avec la Guinée-Bissau après la mort de Cabral.

4. L’obsession pétrolière de Sékou Touré

André Lewin révèle que :

« Par ailleurs, Sékou a toujours eu une obsession pétrolière, renforcée par la hausse des cours des produits pétroliers après 1974, qui a durement frappé la Guinée, obligée d’importer la totalité de sa consommation. Sékou a du mal à accepter que son pays, qu’il qualifie souvent de “scandale géologique”, soit justement dépourvu de charbon et de pétrole, alors que son sous-sol recèle en abondance la plupart des autres ressources minérales. Les multiples prospections qu’il a fait effectuer par des sociétés américaines, yougoslaves, japonaises, françaises, n’ont pas donné de résultats concrets. Sékou ne peut y croire, et affirme même qu’en rêve, il a vu que son pays possédait en abondance du pétrole. Et bien entendu ses rêves ne peuvent le tromper (il l’a déclaré à plusieurs reprises à l’auteur). »

Djibo Bakary, secrétaire général du parti Sawaba, Niger, dans les années 1950

Cette hantise de Sékou Touré engendra la discorde entre la République de Guinée et la Guinée-Bissau. A tel point que les deux pays doivent  “recourir [en février 1983] à un tribunal spécial auprès de la Cour Internationale de Justice de La Haye“.

Et Lewin de conclure :

« Le 20 août 1984, cinq mois après la mort de Sékou Touré, les auditions commencent à La Haye à propos du conflit sur les frontières maritimes entre la Guinée et la Guinée-Bissau. Rendue le 15 février suivant, la sentence du tribunal arbitral créé pour régler ce différend donne largement raison à la thèse de la Guinée-Bissau, qui se voit accorder les deux tiers de la zone litigieuse. »

5. Le projet “Grande Guinée” de Sékou Touré

Manipulant la carotte et le bâton, et pour mieux asseoir ses ambitions pétrolières, Sékou Touré propose de fusionner les deux Guinée en une seule et Grande Guinée. Mais, comme le souligne André Lewin, la proposition est très  mal accueillie. De fait, cette démarche “conforte ainsi les craintes de ceux qui, en Guinée-Bissau craignent depuis longtemps (en fait déjà à l’époque de la lutte d’Amilcar Cabral) que Conakry veuille sous prétexte de solidarité révolutionnaire et d’unité africaine, absorber le territoire de la Guinée-Bissau et agrandir ainsi son propre pays.”

Place Djibo Bakary, Niamey (Niger)

Je note que Lewin réduit les rêves d’expansion géographique de Sékou Touré à la seule Guinée-Bissau. En réalité, le “Responsable suprême de la Révolution” ruminait ses visées pour d’autres pays. Ce fut précisément le cas du Bénin et du Niger. En 1975, Sékou Touré mit en marche un plan d’intégration/annexion de ces deux Etats. Sénainon Béhanzin fut envoyé avec sa Mercedes ministérielle et tout un tapage médiatique vers son Bénin natal. De même, Djibo Bakary fut encouragé à regagner ses pénates pour distiller le message “unificateur” du président guinéen. Le projet échoua lamentablement. Béhanzin fut renvoyé poliment mais fermement avec voiture et bagages à Conakry par Mathieu Kérékou. Quant à Djibo Bakary, épuisé par les années d’exil, il passa peut-être un accord avec le gouvernement de Séyni Kountché et se retira définitivement de la vie publique. Il mourut à Niamey en 1998.

Tierno S. Bah

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Author: Tierno Siradiou Bah

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